En multipliant les plaintes devant l'instance ordinale, des collectifs antivaccins et complotistes organisent un harcèlement médiatico-judiciaire contre des praticiens. Une situation mal vécue par ces derniers, d'autant que l'Ordre est régulièrement accusé d'être « complaisant » avec la complosphère. Enquête.
« C'est absolument incompréhensible ! » Au bout du fil, le docteur Jean-Paul Hamon n'en revient toujours pas. Il y a quelques mois, ce médecin généraliste, président d'honneur de la Fédération des médecins de France et habitué des plateaux télés, écopait d'un « avertissement » de la chambre disciplinaire nationale de l’Ordre des médecins. L'instance lui reproche d'avoir insulté publiquement l'agitateur complotiste Francis Lalanne quatre ans plus tôt, en mars 2021. Au plus fort de la pandémie de Covid-19 et alors que les services de réanimation étaient saturés, le barde des fakes news avait poussé une foule de badauds à « commettre un délit » en s'embrassant.
A l'époque, Jean-Paul Hamon est invité à commenter cette séquence sur le plateau de CNews. Visiblement agacé par l'irresponsabilité du chanteur, le praticien ne mâche pas ses mots. « Pourquoi on ne lui colle pas une vraie amende ? Pourquoi on ne le colle pas au trou ce mec ? » s'interroge-t-il. Et embraye : « Que des gens soient sans masque, quasiment à touche-touche et que cet abruti leur dise de s’embrasser en plus, c’est bon ! » Une soufflante motivant la décision de la chambre disciplinaire de l'Ordre des médecins, qui considère que le Dr Hamon a manqué « à son obligation de ne pas déconsidérer la profession ». « On veut interdire aux médecins de s'exprimer en public » déplore le principal intéressé, qui estime plutôt avoir été « modéré » dans ses propos. Et conclut, lapidaire : « Cette sanction m'attriste mais, surtout, cela déconsidère l'Ordre. »
Il n'est pas le seul à dresser le même bilan. Sur les réseaux sociaux, de nombreux professionnels de santé soutiennent leur confrère et font valoir leur incompréhension. Jusqu'à l'ancien ministre de la Santé Aurélien Rousseau, qui ne manque pas de rappeler – à juste titre – que le langage employé par Jean-Paul Hamon « était mille fois moins violent que tous ceux que les amis de Lalanne nous ont déversés dessus durant l’épidémie ». L'ex-directeur général de l'Agence régionale de santé d'Île-de-France fait ici référence au tombereau d'insultes, d'intimidations et de menaces de mort reçues par les soignants qui ont osé critiquer le protocole de Didier Raoult, défendre la vaccination ou dénoncer les discours covido-sceptiques. De faire leur métier, en somme.
Jérôme Marty est l'un d'entre eux. En 2020, ce gériatre toulousain fait le tour des médias pour faire la promotion des gestes barrières. Son franc-parler et ses attaques contre les charlatans de la santé font de lui une cible de choix de la complosphère. « Fils de pute sataniste », « On sait où tu habites », « C'est la corde qui t'attend »... Au fil des mois, les courriers reçus par le généraliste se suivent et se ressemblent. Au point de le pousser à engager un garde du corps.
Alors quand Jean-Marie Bigard, humoriste et compagnon de route des complotistes, se fend d'une comparaison honteuse entre le pass sanitaire et l'étoile jaune tout en appelant à la mort de l'ex-ministre de la Santé Agnès Buzyn et que Francis Lalanne (encore lui !) intime à ses groupies d'abandonner le port du masque, le Dr Marty voit rouge. En mai 2021, il publie une lettre ouverte « très rabelaisienne, très pamphlétaire » à l'adresse des deux comiques.
Qualifiés de « résistant d'opérette », de « Jean Moulin à vent », de « trouillards », de « manipulateurs et profiteurs de crise » et « d'orifice béant et malodorant » du complotisme, ces derniers n'ont, semble-t-il, pas trop apprécié. C'est ainsi que nos champions de la liberté d'expression ont immédiatement porté plainte devant... l'Ordre des médecins – instance que Lalanne en personne est pourtant allé jusqu'à dénoncer comme complice de « crimes contre l'Humanité » (sic). En février 2024, la sentence tombe comme un couperet. Le médecin du Sud-Ouest est sanctionné d'un blâme de la chambre disciplinaire de première instance d'Occitanie. Pis, il est condamné à verser à Lalanne et Bigard la coquette somme de 2000 euros chacun.
« C'est une négation du droit des médecins à prendre part au débat. Autrement dit “Soigne et tais-toi !” » tempête Jérôme Marty, amer. Pour lui, l'effet provoqué par ce type de sanction peut être dévastateur. « On ressort de ces audiences sali. Et je pèse mes mots. On se bat pour la profession, pour protéger à la fois la science et les médecins, et de l'autre côté l'Ordre donne du crédit aux déclarations d'un type [Francis Lalanne] qui parle de génocide vaccinal ou d'assassinats au Rivotril. C'est un truc à se flinguer. »
Les mésaventures des docteurs Hamon et Marty ne sont pas des cas isolés. Depuis plusieurs années, des collectifs antivaccins et des personnalités complotistes tentent d'instrumentaliser l'instance disciplinaire de l'Ordre des médecins. Pour comprendre comment de telles situations sont rendues possibles, il faut d'abord revenir sur le fonctionnement de cette institution.
Officiellement, l'Ordre des médecins veille au respect de la déontologie médicale. Pour cela, il dispose d'une juridiction disciplinaire indépendante qui examine les plaintes portées contre les médecins et prononce des sanctions en cas de manquements éthiques ou de comportements non conformes au code de déontologie médicale. Toute personne (patient, médecin, association, etc.) peut déposer une plainte contre un praticien auprès du Conseil départemental de l'Ordre (CDOM). Une conciliation est d'abord proposée entre les deux parties. Si cette dernière n'aboutit pas, la plainte est transmise à la chambre disciplinaire de deuxième instance, placée auprès du conseil régional de l'Ordre des médecins (CROM). Elle est composée d'assesseurs médecins élus et est présidée par un magistrat professionnel. À l'issue de la procédure, la plainte peut-être rejetée ou le médecin sanctionné d'un avertissement, d'un blâme, d'une interdiction temporaire d'exercer voire d'une radiation définitive. Les médecins condamnés ont la possibilité de faire appel de cette décision devant la chambre disciplinaire nationale de l'Ordre (CNOM) voire, ultérieurement, de se pourvoir en cassation devant le Conseil d'État.
« Entre eux, les médecins doivent, selon le code de déontologie médicale, se comporter en bonne confraternité, rappelle Jean-Paul Markus, agrégé de droit public, co-directeur scientifique du site Les Surligneurs et spécialiste du droit de la Santé. L'une des déclinaisons de ce devoir de confraternité, c'est la courtoisie. En d'autres termes, si un médecin insulte ou dénigre l'un de ses confrères, il peut être condamné par l'Ordre, d'autant plus s'il a tenu ces propos publiquement. »
C'est sur ce fondement que le jeune infectiologue Nathan Peiffer Smadja, lui aussi engagé contre la désinformation médicale, a écopé d'un « avertissement » de la chambre disciplinaire du conseil départemental des Hauts-de-Seine de l'Ordre des médecins. En mars 2021, il avait attaqué Christian Perronne, ancien chef du service des maladies infectieuses et tropicales à l'hôpital Raymond-Poincaré de Garches et complotiste notoire. En réponse, ce dernier a déposé une plainte contre son confrère devant l'Ordre, l'accusant d'avoir publié, entre mai et octobre 2020, 14 tweets contenant des propos désobligeants, diffamatoires et injurieux à son encontre. Là encore, l'influenceur complotiste a obtenu gain de cause. Le Dr Peiffer-Smadja a fait appel de la décision.
Par ailleurs, lorsqu'un médecin insulte ou dénigre un individu n'étant pas lui-même médecin, il ne contrevient pas au principe de confraternité mais « discrédite, aux yeux de l'Ordre, l'image de la profession », souligne Jean-Paul Markus. C'est précisément ce qui est reproché aux docteurs Jean-Paul Hamon et Jérôme Marty. « D'un point de vue juridique, leurs sanctions sont donc compréhensibles » confirme l'homme de droit. Une conclusion partagée par certains médecins que Conspiracy Watch a pu interroger. « Je comprends qu'ils puissent ressentir cela comme une injustice, d'autant qu'ils ont été ciblés de manière très violente par la complosphère, mais les termes qu'ils ont employés peuvent être jugés offensants », regrette l'infectiologue et cheffe de service des maladies infectieuses à l'hôpital Saint-Antoine Karine Lacombe, elle aussi harcelée par de nombreux influenceurs conspirationnistes.
Elle complète : « Les membres de la chambre disciplinaire du Conseil de l'Ordre reprennent le code de santé public, donc ils jugent à l'aune du droit. » Comprendre : « Dura lex, sed lex ». Un adage qui fait dire au Pr Mathieu Molimard, chef de service au CHU de Bordeaux, que « la loi est actuellement faite pour que des gens puissent harceler des médecins parce qu'ils ont des positions qui ne leur conviennent pas ».
Si ces décisions sont autant contestées, c'est aussi parce que de nombreux professionnels de santé reprochent à l'instance de ne pas avoir assez agi pour les protéger. « Durant la crise sanitaire, l'Ordre était aux abonnés absents pour sanctionner certains médecins qui n'ont pas respecté l'éthique scientifique et ont propagé de la désinformation », rappelle Mathieu Molimard qui souligne également l'absence de réel soutien de l'institution envers les nombreux médecins harcelés et menacés. « On en a pris plein la gueule. J'ai pas le souvenir que l'Ordre nous ait défendu. C'est délirant ! » se remémore-t-il, avant d'asséner : « Certains médecins ont voulu, d'une certaine manière, faire le travail de l'Ordre en se faisant justice eux-mêmes. Ce sont les manquements de l'institution qui sont à l'origine du désordre. » En août 2021, l'Ordre s'était quand même fendu d'un maigre communiqué publié sur les réseaux sociaux pour exprimer « tout son soutien » aux professionnels de santé visés par des « actes de violences et d'intimidations ».
Pas assez pour l'essentiel des praticiens avec lesquels nous avons pu nous entretenir. « L'Ordre a été très pusillanime, observe par exemple Karine Lacombe qui regrette que l'instance se soit peu positionnée sur le plan politique, indépendamment des décisions disciplinaires. Je pense que l'Ordre a failli à son devoir en ne soutenant qu'à demi-mots les médecins harcelés, en ne s'associant pas à leurs plaintes ou en se saisissant tardivement de la question de la désinformation. » Ainsi, il a fallu attendre le mois d'octobre 2024 pour que Didier Raoult soit condamné, en appel, à deux ans d'interdiction de pratiquer la médecine. « D'autres désinformateurs et charlatans sont encore en activité », regrette quant à lui Jérôme Marty.
Comment expliquer ce retard à l'allumage ? « C'est représentatif de la misère de la justice en France », soupire Jean-Paul Markus qui pointe du doigt le « manque de moyens ». Hormis en région parisienne, « les Ordres départementaux peinent à trouver des médecins assesseurs, donc les affaires – déjà nombreuses – mettent un temps fou à être jugées, constate le juriste. Pour peu que les médecins mis en cause aient de bons avocats, les délais peuvent encore être repoussés... »
Une autre clef d'explication est à chercher du côté de la sociologie. Jusqu'au début des années 2000, la moyenne d'âge des médecins membres de l'Ordre était élevée. Si la situation a sensiblement évolué, ce constat perdure « dans les conseils départementaux où il y a peu de praticiens, car les seuls qui ont le temps de s'investir dans l'Ordre sont les retraités ou ceux proches de l'être » analyse Jean-Paul Markus. Au point que certains professionnels dénoncent une institution « passéiste », voire conservatrice. « Je ne veux pas faire de l'âgisme mais le monde a changé, cingle Jérôme Marty. C'est difficile d'être jugé pour des affaires ayant un grand impact sur les réseaux sociaux quand ceux qui jugent ne savent même pas ce qu'est un réseau social. » Une sensation partagée par Karine Lacombe qui plaide pour la création d'une « commission numérique » au conseil national. Toutefois, l'infectiologue nuance : « J'ai quand même le sentiment que, ces dernières années, le conseil de l'Ordre évolue. Les gens sont plus jeunes, il y a plus de femmes, une plus grande diversité... »
Enfin, l'Ordre peut compter dans ses rangs un petit nombre d'individus affichant des prises de positions antivaccins, complotistes ou adeptes de pratiques de santé dites « alternatives ». Pierre Jouan, trésorier du CNOM depuis 2022, a par exemple soutenu Didier Raoult à de multiples reprises. En 2020, il vantait les mérites du protocole du savant marseillais à base d'hydroxychloroquine « dans l'intérêt de la médecine et des malades ».
La même année, Françoise Stoven, représentante des Hauts de France au CNOM, expliquait sur X qu'il était « inutile d'envisager un vaccin ». Partisane de l'homéopathie, elle partage sur X une multitude de contenus d'extrême droite, des vidéos du média Tocsin et reposte des tweets de l'ex-sénateur Yves Pozzo di Borgo, du compte « France for Trump », du bras droit de Didier Raoult Eric Chabrière, de l'eurodéputé pro-Kremlin Thierry Mariani et même du collectif antivaccins VERITY France. Elle est par ailleurs abonnée aux comptes de la généticienne antivax Alexandra Henrion-Caude, du triumvirat souverainiste Nicolas Dupont-Aignan, François Asselineau et Florian Philippot, du twittos complotiste Eric Archambault ou de sites comme Boulevard Voltaire.
Suffisant pour parler d'un entrisme complotiste au sein même de l'Ordre ? « Les motivations pour intégrer l'Ordre sont diverses et variées, détaille Mathieu Molimard. Il n'est donc pas exclu que certains souhaitent développer une médecine parallèle, ou favoriser l'homéopathie... » Pour la plupart des personnes que nous avons interrogées, ces cas isolés ne sont néanmoins pas le signe d'une infiltration complotiste mais plutôt le reflet d'une tendance à l'œuvre dans toutes les couches de la société : celle de la montée de la désinformation et des discours anti-science. Karine Lacombe abonde : « Il faut quand même revenir à la base. Ce sont des gens qui ont été élus. Or, la majorité des médecins ne s'intéressent pas aux élections ordinales. C'est aussi notre responsabilité : il faut voter ! »
Reste que la complosphère a bien cerné la manière d'instrumentaliser l'instance ordinale. En octobre 2023, le Syndicat Liberté Santé (SLS), une émanation de l'association complotiste RéInfo Covid, a annoncé en grande pompe le dépôt de multiples plaintes devant l'Ordre contre neuf « bonimenteurs ». Comprendre : des « médecins de plateaux » qui, par leurs « interventions quotidiennes » dans les médias, ont eu « une influence considérable sur le public, en générant une peur injustifiée qui a incité un grand nombre de Français à se vacciner, eux et leur famille, avec un produit expérimental ».
André Grimaldi, diabétologue et professeur émérite au CHU Pitié Salpêtrière, est le premier à être attaqué. Le SLS lui reproche d'avoir « pris position imprudemment pour le vaccin à ARN messager » qui est qualifié de « poison », d'avoir « suggéré aux opposants irréductibles à la vaccination de rédiger des directives anticipées au cas où ils devraient être admis en réanimation » ou même d'avoir des « conflits d'intérêts » avec les laboratoires produisant les vaccins.
Des accusations baroques aux airs de procédure-bâillon, doublées d'un coup médiatique. À l'époque, l'annonce du dépôt de la plainte est relayée sur le blog complotiste FranceSoir ou son pendant belge Kairos. L'avocate du SLS, Me Virginie de Araujo-Recchia, bien connue des réseaux complotistes, y explique que « le SLS a l'avantage d'être un syndicat de professionnels de santé », ce qui lui permet de « pouvoir franchir les étapes des plaintes devant les Ordres beaucoup plus rapidement », notamment en sautant la conciliation.
André Grimaldi, victime lui aussi de menaces par mails ou sur les réseaux sociaux, dénonce une situation « très pénible » et estime avoir été la cible d'une procédure abusive. « Moi et les autres professeurs de médecine également mis en cause leur servons de prétexte pour développer leur thèse antivaccinale. Cette plainte était un argumentaire volumineux de 164 pages et 34 pages de références contre la politique vaccinale du gouvernement » souffle le praticien, qui précise avoir répondu « point par point, référence à l'appui » à chaque accusation. « Cela nécessite une réponse qui vous oblige à bosser. Cela prend du temps et de l'énergie. » Karine Lacombe et Jérôme Marty, eux aussi visés par le SLS, corroborent. Tous deux ont reçu des dossiers de plainte cumulant plusieurs centaines de pages.
L'Ordre aurait-il pu ne pas donner suite à ces plaintes ? En théorie oui, si l'on considère que ces dernières sont « fantaisistes », l'un des motifs d'irrecevabilité. Or, « pour considérer qu'un recours est fantaisiste, il faut qu'il soit non argumenté, à la limite du caricatural », souligne Jean-Paul Markus. Si les plaintes font plusieurs dizaines de pages, qu'il y a des avocats pour les appuyer, alors l'Ordre n'a pas d'autre choix que de poursuivre. » Il enchaîne : « Sur le même principe que le procès-bâillon, ces collectifs instrumentalisent la justice pour intimider les médecins. Et ils savent très bien que, malgré un risque de condamnation assez faible, cela va leur causer énormément de tracas... » Le conseil de l'Ordre peut néanmoins infliger une amende pour « recours abusif » incluant le paiement des frais d'avocat. Une solution « loin d'être miraculeuse et peu dissuasive » nuance le juriste, qui constate que le montant de ces sanctions ne « monte jamais très haut ».
Faut-il réformer l'Ordre ? Quels garde-fous l'instance pourrait-elle établir pour prévenir ce type d'initiatives ? Et quelles politiques mettre en place concernant le harcèlement subi par les soignants et orchestré par des désinformateurs notoires ? Autant de questions que nous aurions aimé aborder avec un ou plusieurs représentants de l'Ordre. Contacté par l'intermédiaire de son Président François Arnault ainsi que par l'agence de communication Gantzer qui gère les liaisons de l'instance avec la presse, l'Ordre des médecins n'a pas souhaité nous répondre, assurant « ne pas commenter les décisions prises par les chambres disciplinaires, au vu de leur indépendance ».
« C'est absolument incompréhensible ! » Au bout du fil, le docteur Jean-Paul Hamon n'en revient toujours pas. Il y a quelques mois, ce médecin généraliste, président d'honneur de la Fédération des médecins de France et habitué des plateaux télés, écopait d'un « avertissement » de la chambre disciplinaire nationale de l’Ordre des médecins. L'instance lui reproche d'avoir insulté publiquement l'agitateur complotiste Francis Lalanne quatre ans plus tôt, en mars 2021. Au plus fort de la pandémie de Covid-19 et alors que les services de réanimation étaient saturés, le barde des fakes news avait poussé une foule de badauds à « commettre un délit » en s'embrassant.
A l'époque, Jean-Paul Hamon est invité à commenter cette séquence sur le plateau de CNews. Visiblement agacé par l'irresponsabilité du chanteur, le praticien ne mâche pas ses mots. « Pourquoi on ne lui colle pas une vraie amende ? Pourquoi on ne le colle pas au trou ce mec ? » s'interroge-t-il. Et embraye : « Que des gens soient sans masque, quasiment à touche-touche et que cet abruti leur dise de s’embrasser en plus, c’est bon ! » Une soufflante motivant la décision de la chambre disciplinaire de l'Ordre des médecins, qui considère que le Dr Hamon a manqué « à son obligation de ne pas déconsidérer la profession ». « On veut interdire aux médecins de s'exprimer en public » déplore le principal intéressé, qui estime plutôt avoir été « modéré » dans ses propos. Et conclut, lapidaire : « Cette sanction m'attriste mais, surtout, cela déconsidère l'Ordre. »
Il n'est pas le seul à dresser le même bilan. Sur les réseaux sociaux, de nombreux professionnels de santé soutiennent leur confrère et font valoir leur incompréhension. Jusqu'à l'ancien ministre de la Santé Aurélien Rousseau, qui ne manque pas de rappeler – à juste titre – que le langage employé par Jean-Paul Hamon « était mille fois moins violent que tous ceux que les amis de Lalanne nous ont déversés dessus durant l’épidémie ». L'ex-directeur général de l'Agence régionale de santé d'Île-de-France fait ici référence au tombereau d'insultes, d'intimidations et de menaces de mort reçues par les soignants qui ont osé critiquer le protocole de Didier Raoult, défendre la vaccination ou dénoncer les discours covido-sceptiques. De faire leur métier, en somme.
Jérôme Marty est l'un d'entre eux. En 2020, ce gériatre toulousain fait le tour des médias pour faire la promotion des gestes barrières. Son franc-parler et ses attaques contre les charlatans de la santé font de lui une cible de choix de la complosphère. « Fils de pute sataniste », « On sait où tu habites », « C'est la corde qui t'attend »... Au fil des mois, les courriers reçus par le généraliste se suivent et se ressemblent. Au point de le pousser à engager un garde du corps.
Alors quand Jean-Marie Bigard, humoriste et compagnon de route des complotistes, se fend d'une comparaison honteuse entre le pass sanitaire et l'étoile jaune tout en appelant à la mort de l'ex-ministre de la Santé Agnès Buzyn et que Francis Lalanne (encore lui !) intime à ses groupies d'abandonner le port du masque, le Dr Marty voit rouge. En mai 2021, il publie une lettre ouverte « très rabelaisienne, très pamphlétaire » à l'adresse des deux comiques.
Qualifiés de « résistant d'opérette », de « Jean Moulin à vent », de « trouillards », de « manipulateurs et profiteurs de crise » et « d'orifice béant et malodorant » du complotisme, ces derniers n'ont, semble-t-il, pas trop apprécié. C'est ainsi que nos champions de la liberté d'expression ont immédiatement porté plainte devant... l'Ordre des médecins – instance que Lalanne en personne est pourtant allé jusqu'à dénoncer comme complice de « crimes contre l'Humanité » (sic). En février 2024, la sentence tombe comme un couperet. Le médecin du Sud-Ouest est sanctionné d'un blâme de la chambre disciplinaire de première instance d'Occitanie. Pis, il est condamné à verser à Lalanne et Bigard la coquette somme de 2000 euros chacun.
« C'est une négation du droit des médecins à prendre part au débat. Autrement dit “Soigne et tais-toi !” » tempête Jérôme Marty, amer. Pour lui, l'effet provoqué par ce type de sanction peut être dévastateur. « On ressort de ces audiences sali. Et je pèse mes mots. On se bat pour la profession, pour protéger à la fois la science et les médecins, et de l'autre côté l'Ordre donne du crédit aux déclarations d'un type [Francis Lalanne] qui parle de génocide vaccinal ou d'assassinats au Rivotril. C'est un truc à se flinguer. »
Les mésaventures des docteurs Hamon et Marty ne sont pas des cas isolés. Depuis plusieurs années, des collectifs antivaccins et des personnalités complotistes tentent d'instrumentaliser l'instance disciplinaire de l'Ordre des médecins. Pour comprendre comment de telles situations sont rendues possibles, il faut d'abord revenir sur le fonctionnement de cette institution.
Officiellement, l'Ordre des médecins veille au respect de la déontologie médicale. Pour cela, il dispose d'une juridiction disciplinaire indépendante qui examine les plaintes portées contre les médecins et prononce des sanctions en cas de manquements éthiques ou de comportements non conformes au code de déontologie médicale. Toute personne (patient, médecin, association, etc.) peut déposer une plainte contre un praticien auprès du Conseil départemental de l'Ordre (CDOM). Une conciliation est d'abord proposée entre les deux parties. Si cette dernière n'aboutit pas, la plainte est transmise à la chambre disciplinaire de deuxième instance, placée auprès du conseil régional de l'Ordre des médecins (CROM). Elle est composée d'assesseurs médecins élus et est présidée par un magistrat professionnel. À l'issue de la procédure, la plainte peut-être rejetée ou le médecin sanctionné d'un avertissement, d'un blâme, d'une interdiction temporaire d'exercer voire d'une radiation définitive. Les médecins condamnés ont la possibilité de faire appel de cette décision devant la chambre disciplinaire nationale de l'Ordre (CNOM) voire, ultérieurement, de se pourvoir en cassation devant le Conseil d'État.
« Entre eux, les médecins doivent, selon le code de déontologie médicale, se comporter en bonne confraternité, rappelle Jean-Paul Markus, agrégé de droit public, co-directeur scientifique du site Les Surligneurs et spécialiste du droit de la Santé. L'une des déclinaisons de ce devoir de confraternité, c'est la courtoisie. En d'autres termes, si un médecin insulte ou dénigre l'un de ses confrères, il peut être condamné par l'Ordre, d'autant plus s'il a tenu ces propos publiquement. »
C'est sur ce fondement que le jeune infectiologue Nathan Peiffer Smadja, lui aussi engagé contre la désinformation médicale, a écopé d'un « avertissement » de la chambre disciplinaire du conseil départemental des Hauts-de-Seine de l'Ordre des médecins. En mars 2021, il avait attaqué Christian Perronne, ancien chef du service des maladies infectieuses et tropicales à l'hôpital Raymond-Poincaré de Garches et complotiste notoire. En réponse, ce dernier a déposé une plainte contre son confrère devant l'Ordre, l'accusant d'avoir publié, entre mai et octobre 2020, 14 tweets contenant des propos désobligeants, diffamatoires et injurieux à son encontre. Là encore, l'influenceur complotiste a obtenu gain de cause. Le Dr Peiffer-Smadja a fait appel de la décision.
Par ailleurs, lorsqu'un médecin insulte ou dénigre un individu n'étant pas lui-même médecin, il ne contrevient pas au principe de confraternité mais « discrédite, aux yeux de l'Ordre, l'image de la profession », souligne Jean-Paul Markus. C'est précisément ce qui est reproché aux docteurs Jean-Paul Hamon et Jérôme Marty. « D'un point de vue juridique, leurs sanctions sont donc compréhensibles » confirme l'homme de droit. Une conclusion partagée par certains médecins que Conspiracy Watch a pu interroger. « Je comprends qu'ils puissent ressentir cela comme une injustice, d'autant qu'ils ont été ciblés de manière très violente par la complosphère, mais les termes qu'ils ont employés peuvent être jugés offensants », regrette l'infectiologue et cheffe de service des maladies infectieuses à l'hôpital Saint-Antoine Karine Lacombe, elle aussi harcelée par de nombreux influenceurs conspirationnistes.
Elle complète : « Les membres de la chambre disciplinaire du Conseil de l'Ordre reprennent le code de santé public, donc ils jugent à l'aune du droit. » Comprendre : « Dura lex, sed lex ». Un adage qui fait dire au Pr Mathieu Molimard, chef de service au CHU de Bordeaux, que « la loi est actuellement faite pour que des gens puissent harceler des médecins parce qu'ils ont des positions qui ne leur conviennent pas ».
Si ces décisions sont autant contestées, c'est aussi parce que de nombreux professionnels de santé reprochent à l'instance de ne pas avoir assez agi pour les protéger. « Durant la crise sanitaire, l'Ordre était aux abonnés absents pour sanctionner certains médecins qui n'ont pas respecté l'éthique scientifique et ont propagé de la désinformation », rappelle Mathieu Molimard qui souligne également l'absence de réel soutien de l'institution envers les nombreux médecins harcelés et menacés. « On en a pris plein la gueule. J'ai pas le souvenir que l'Ordre nous ait défendu. C'est délirant ! » se remémore-t-il, avant d'asséner : « Certains médecins ont voulu, d'une certaine manière, faire le travail de l'Ordre en se faisant justice eux-mêmes. Ce sont les manquements de l'institution qui sont à l'origine du désordre. » En août 2021, l'Ordre s'était quand même fendu d'un maigre communiqué publié sur les réseaux sociaux pour exprimer « tout son soutien » aux professionnels de santé visés par des « actes de violences et d'intimidations ».
Pas assez pour l'essentiel des praticiens avec lesquels nous avons pu nous entretenir. « L'Ordre a été très pusillanime, observe par exemple Karine Lacombe qui regrette que l'instance se soit peu positionnée sur le plan politique, indépendamment des décisions disciplinaires. Je pense que l'Ordre a failli à son devoir en ne soutenant qu'à demi-mots les médecins harcelés, en ne s'associant pas à leurs plaintes ou en se saisissant tardivement de la question de la désinformation. » Ainsi, il a fallu attendre le mois d'octobre 2024 pour que Didier Raoult soit condamné, en appel, à deux ans d'interdiction de pratiquer la médecine. « D'autres désinformateurs et charlatans sont encore en activité », regrette quant à lui Jérôme Marty.
Comment expliquer ce retard à l'allumage ? « C'est représentatif de la misère de la justice en France », soupire Jean-Paul Markus qui pointe du doigt le « manque de moyens ». Hormis en région parisienne, « les Ordres départementaux peinent à trouver des médecins assesseurs, donc les affaires – déjà nombreuses – mettent un temps fou à être jugées, constate le juriste. Pour peu que les médecins mis en cause aient de bons avocats, les délais peuvent encore être repoussés... »
Une autre clef d'explication est à chercher du côté de la sociologie. Jusqu'au début des années 2000, la moyenne d'âge des médecins membres de l'Ordre était élevée. Si la situation a sensiblement évolué, ce constat perdure « dans les conseils départementaux où il y a peu de praticiens, car les seuls qui ont le temps de s'investir dans l'Ordre sont les retraités ou ceux proches de l'être » analyse Jean-Paul Markus. Au point que certains professionnels dénoncent une institution « passéiste », voire conservatrice. « Je ne veux pas faire de l'âgisme mais le monde a changé, cingle Jérôme Marty. C'est difficile d'être jugé pour des affaires ayant un grand impact sur les réseaux sociaux quand ceux qui jugent ne savent même pas ce qu'est un réseau social. » Une sensation partagée par Karine Lacombe qui plaide pour la création d'une « commission numérique » au conseil national. Toutefois, l'infectiologue nuance : « J'ai quand même le sentiment que, ces dernières années, le conseil de l'Ordre évolue. Les gens sont plus jeunes, il y a plus de femmes, une plus grande diversité... »
Enfin, l'Ordre peut compter dans ses rangs un petit nombre d'individus affichant des prises de positions antivaccins, complotistes ou adeptes de pratiques de santé dites « alternatives ». Pierre Jouan, trésorier du CNOM depuis 2022, a par exemple soutenu Didier Raoult à de multiples reprises. En 2020, il vantait les mérites du protocole du savant marseillais à base d'hydroxychloroquine « dans l'intérêt de la médecine et des malades ».
La même année, Françoise Stoven, représentante des Hauts de France au CNOM, expliquait sur X qu'il était « inutile d'envisager un vaccin ». Partisane de l'homéopathie, elle partage sur X une multitude de contenus d'extrême droite, des vidéos du média Tocsin et reposte des tweets de l'ex-sénateur Yves Pozzo di Borgo, du compte « France for Trump », du bras droit de Didier Raoult Eric Chabrière, de l'eurodéputé pro-Kremlin Thierry Mariani et même du collectif antivaccins VERITY France. Elle est par ailleurs abonnée aux comptes de la généticienne antivax Alexandra Henrion-Caude, du triumvirat souverainiste Nicolas Dupont-Aignan, François Asselineau et Florian Philippot, du twittos complotiste Eric Archambault ou de sites comme Boulevard Voltaire.
Suffisant pour parler d'un entrisme complotiste au sein même de l'Ordre ? « Les motivations pour intégrer l'Ordre sont diverses et variées, détaille Mathieu Molimard. Il n'est donc pas exclu que certains souhaitent développer une médecine parallèle, ou favoriser l'homéopathie... » Pour la plupart des personnes que nous avons interrogées, ces cas isolés ne sont néanmoins pas le signe d'une infiltration complotiste mais plutôt le reflet d'une tendance à l'œuvre dans toutes les couches de la société : celle de la montée de la désinformation et des discours anti-science. Karine Lacombe abonde : « Il faut quand même revenir à la base. Ce sont des gens qui ont été élus. Or, la majorité des médecins ne s'intéressent pas aux élections ordinales. C'est aussi notre responsabilité : il faut voter ! »
Reste que la complosphère a bien cerné la manière d'instrumentaliser l'instance ordinale. En octobre 2023, le Syndicat Liberté Santé (SLS), une émanation de l'association complotiste RéInfo Covid, a annoncé en grande pompe le dépôt de multiples plaintes devant l'Ordre contre neuf « bonimenteurs ». Comprendre : des « médecins de plateaux » qui, par leurs « interventions quotidiennes » dans les médias, ont eu « une influence considérable sur le public, en générant une peur injustifiée qui a incité un grand nombre de Français à se vacciner, eux et leur famille, avec un produit expérimental ».
André Grimaldi, diabétologue et professeur émérite au CHU Pitié Salpêtrière, est le premier à être attaqué. Le SLS lui reproche d'avoir « pris position imprudemment pour le vaccin à ARN messager » qui est qualifié de « poison », d'avoir « suggéré aux opposants irréductibles à la vaccination de rédiger des directives anticipées au cas où ils devraient être admis en réanimation » ou même d'avoir des « conflits d'intérêts » avec les laboratoires produisant les vaccins.
Des accusations baroques aux airs de procédure-bâillon, doublées d'un coup médiatique. À l'époque, l'annonce du dépôt de la plainte est relayée sur le blog complotiste FranceSoir ou son pendant belge Kairos. L'avocate du SLS, Me Virginie de Araujo-Recchia, bien connue des réseaux complotistes, y explique que « le SLS a l'avantage d'être un syndicat de professionnels de santé », ce qui lui permet de « pouvoir franchir les étapes des plaintes devant les Ordres beaucoup plus rapidement », notamment en sautant la conciliation.
André Grimaldi, victime lui aussi de menaces par mails ou sur les réseaux sociaux, dénonce une situation « très pénible » et estime avoir été la cible d'une procédure abusive. « Moi et les autres professeurs de médecine également mis en cause leur servons de prétexte pour développer leur thèse antivaccinale. Cette plainte était un argumentaire volumineux de 164 pages et 34 pages de références contre la politique vaccinale du gouvernement » souffle le praticien, qui précise avoir répondu « point par point, référence à l'appui » à chaque accusation. « Cela nécessite une réponse qui vous oblige à bosser. Cela prend du temps et de l'énergie. » Karine Lacombe et Jérôme Marty, eux aussi visés par le SLS, corroborent. Tous deux ont reçu des dossiers de plainte cumulant plusieurs centaines de pages.
L'Ordre aurait-il pu ne pas donner suite à ces plaintes ? En théorie oui, si l'on considère que ces dernières sont « fantaisistes », l'un des motifs d'irrecevabilité. Or, « pour considérer qu'un recours est fantaisiste, il faut qu'il soit non argumenté, à la limite du caricatural », souligne Jean-Paul Markus. Si les plaintes font plusieurs dizaines de pages, qu'il y a des avocats pour les appuyer, alors l'Ordre n'a pas d'autre choix que de poursuivre. » Il enchaîne : « Sur le même principe que le procès-bâillon, ces collectifs instrumentalisent la justice pour intimider les médecins. Et ils savent très bien que, malgré un risque de condamnation assez faible, cela va leur causer énormément de tracas... » Le conseil de l'Ordre peut néanmoins infliger une amende pour « recours abusif » incluant le paiement des frais d'avocat. Une solution « loin d'être miraculeuse et peu dissuasive » nuance le juriste, qui constate que le montant de ces sanctions ne « monte jamais très haut ».
Faut-il réformer l'Ordre ? Quels garde-fous l'instance pourrait-elle établir pour prévenir ce type d'initiatives ? Et quelles politiques mettre en place concernant le harcèlement subi par les soignants et orchestré par des désinformateurs notoires ? Autant de questions que nous aurions aimé aborder avec un ou plusieurs représentants de l'Ordre. Contacté par l'intermédiaire de son Président François Arnault ainsi que par l'agence de communication Gantzer qui gère les liaisons de l'instance avec la presse, l'Ordre des médecins n'a pas souhaité nous répondre, assurant « ne pas commenter les décisions prises par les chambres disciplinaires, au vu de leur indépendance ».
Depuis dix-sept ans, Conspiracy Watch contribue à sensibiliser aux dangers du complotisme en assurant un travail d’information et de veille critique sans équivalent. Pour pérenniser nos activités, le soutien de nos lecteurs est indispensable.