Conspiracy Watch | l'Observatoire du conspirationnisme
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Antiaméricanisme et théorie du complot

Publié par La Rédaction31 janvier 2009, ,

Entretien avec Philippe Roger
Conspiracy Watch : Dans votre livre, L'Ennemi américain (Seuil, 2002), vous retracez la « généalogie de l'antiaméricanisme français ». Comment définiriez-vous l'antiaméricanisme ?

Philippe Roger : Avant tout, comme un «discours», un peu au sens de Michel Foucault : une sédimentation sur la longue durée de perceptions, de textes, d'images hostiles qui acquièrent une sorte de permanence et de stabilité dans une culture (la culture française). L'antiaméricanisme français, tel que j'ai tenté d'en faire l'histoire, n'est donc nullement l'opposition à tel aspect de la politique ou de la diplomatie américaine, mais un dispositif beaucoup plus vaste et englobant. Il n'est pas lié à telle conjoncture. C'est un cadre négatif pré-établi dans lequel vient s'inscrire l'événement.

C. W. : Que répondez-vous à ceux qui, critiquant les Etats-Unis de manière parfois virulente, font valoir que, étant eux-mêmes Américains, ils ne peuvent pas être « antiaméricains » ?

Ph. R. : Compte tenu de ma définition, je leur donne volontiers raison. L'antiaméricanisme se construit selon les schèmes des discours xénophobes (la xénophobie est spectaculaire dans la plupart des textes français que j'ai exhumés). On ne peut pas être xénophobe contre soi-même, sinon par provocation. Les Américains qui passent pour des antiaméricains sont presque toujours des Américains qui revendiquent les « vraies valeurs » de l'Amérique, qui veulent rétablir quelque chose de perdu ou d'aliéné. C'est une grande tradition américaine que cette protestation contre l'Amérique telle qu'elle est devenue, au nom de l'Amérique telle qu'elle s'est rêvée ou telle qu'elle devrait être : voyez Dos Passos dans sa trilogie « USA ». Ces protestataires veulent « réveiller » la conscience nationale, retrouver un projet originel qu'ils jugent perverti. Ce ne sont pas des antiaméricains : ils veulent un « come back » de la « vraie Amérique ».

Antiaméricanisme et théorie du complot
C. W. : Vous consacrez une partie de votre ouvrage au succès de librairie qu'a été, à la fin du XIXème siècle, le roman-feuilleton de Gustave Le Rouge, La Conspiration des milliardaires (ci-contre). En quoi ce best-seller populaire est-il symptomatique de l'antiaméricanisme français ?

Ph. R. : Il m'a intéressé pour deux raisons. D'abord sa richesse stéréotypique, tout y est ou presque : mépris culturel et social ; dénigrement du « Yankee » comme être brutal, avide, intéressé, sans scrupules, etc ; et peut-être surtout mise en place d'une justification raciale de ce mépris (il leur manque un « lobe » du cerveau, dit un personnage français du roman). Ajoutez à cela l'idée très frappante, au dénouement, d'un concert des nations (européennes) qui inclut même l'Allemagne (malgré l'Alsace-Lorraine !) CONTRE les Etats-Unis et leur barbarie (l'intrigue du roman, c'est l'invasion programmée de l'Europe par une armée d'automates construite dans une base secrète de Californie).

La seconde, c'est le caractère populaire du feuilleton et de son public : on voit donc très tôt (1900) l'antiaméricanisme, qui était jusque là très élitiste (de Stendhal à Baudelaire) commencer à diffuser vers le grand public.

Ce feuilleton n'est qu'un texte parmi les centaines que j'ai joints au dossier, mais il représente une étape significative entre le XIXème et le XXème siècle.

C. W. : Plus généralement, quels rapports l'antiaméricanisme entretient-il avec la théorie du complot ?

Ph. R. : Hé bien, pour les lecteurs de Le Rouge, le complot est clair ! C'est celui des milliardaires. Le gouvernement américain en fait n'existe pas. Tout est aux mains des trusts et des magnats. D'autre part, le schéma de conquête et d'asservissement insidieux de la planète ne cesse d'être repris, sous des formes variées et dans des camps politiques divers (d'abord plutôt à droite, ensuite plutôt à gauche) de la fin du XIXème... à nos jours.

C. W. : Vous indiquez dans la conclusion de votre ouvrage que vous avez assisté aux attentats du 11 septembre 2001 à New-York. Que vous inspirent les tentatives de ceux qui contestent la réalité des attentats ou entendent en faire porter la responsabilité au gouvernement américain lui-même ?

Ph. R. : Dans leur structure même, ces prétendues réfutations de l'événement (par des livres apportant des « révélations » ou par le cheminement de la rumeur sur le net) relèvent d'une « logique » analogue à celle du discours négationniste : plus c'est évident, plus c'est suspect ; plus il y a de témoignages humains ou matériels, plus cela renvoie à une mise en scène, à une « fabrication », à une manipulation. Voyez à ce sujet les analyses du sociologue Pierre Lagrange. Et qui manipule, sinon les Puissants, les Méchants, bref les Américains ? Mais ce qui me paraît le plus révélateur dans le cas d'un livre comme L'effroyable imposture, de Thierry Meyssan, ce n'est pas tellement ce retournement complet du réel (dont le titre lui-même est un bel exemple !) ; c'est l'accueil plus que généreux que les media français lui ont fait et son succès auprès du public en 2002. Ce qui suggère des choses intéressantes : une « théorie du complot » ne requiert pas seulement un ou plusieurs « théoriciens » à l'esprit fertile ou simplement retors, elle requiert aussi un public prédisposé à la recevoir. C'est cette attente du public (ici : quelques centaines de milliers de Français assez antiaméricains pour vouloir une « autre » histoire du 11-Septembre) qui, en fin de compte, donne consistance à un récit rationnellement « intenable ».

Philippe Roger est directeur d'études à l'École des hautes études en sciences sociales (EHESS) et chercheur au CNRS. Il est l'auteur de plusieurs ouvrages, portant notamment sur le XVIIIème siècle et d'un essai sur Barthes (Roland Barthes, roman, Grasset, 1986). Il dirige la revue Critique. L'entretien a été réalisé par courrier électronique en janvier 2009.

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Entretien avec Philippe Roger
Conspiracy Watch : Dans votre livre, L'Ennemi américain (Seuil, 2002), vous retracez la « généalogie de l'antiaméricanisme français ». Comment définiriez-vous l'antiaméricanisme ?

Philippe Roger : Avant tout, comme un «discours», un peu au sens de Michel Foucault : une sédimentation sur la longue durée de perceptions, de textes, d'images hostiles qui acquièrent une sorte de permanence et de stabilité dans une culture (la culture française). L'antiaméricanisme français, tel que j'ai tenté d'en faire l'histoire, n'est donc nullement l'opposition à tel aspect de la politique ou de la diplomatie américaine, mais un dispositif beaucoup plus vaste et englobant. Il n'est pas lié à telle conjoncture. C'est un cadre négatif pré-établi dans lequel vient s'inscrire l'événement.

C. W. : Que répondez-vous à ceux qui, critiquant les Etats-Unis de manière parfois virulente, font valoir que, étant eux-mêmes Américains, ils ne peuvent pas être « antiaméricains » ?

Ph. R. : Compte tenu de ma définition, je leur donne volontiers raison. L'antiaméricanisme se construit selon les schèmes des discours xénophobes (la xénophobie est spectaculaire dans la plupart des textes français que j'ai exhumés). On ne peut pas être xénophobe contre soi-même, sinon par provocation. Les Américains qui passent pour des antiaméricains sont presque toujours des Américains qui revendiquent les « vraies valeurs » de l'Amérique, qui veulent rétablir quelque chose de perdu ou d'aliéné. C'est une grande tradition américaine que cette protestation contre l'Amérique telle qu'elle est devenue, au nom de l'Amérique telle qu'elle s'est rêvée ou telle qu'elle devrait être : voyez Dos Passos dans sa trilogie « USA ». Ces protestataires veulent « réveiller » la conscience nationale, retrouver un projet originel qu'ils jugent perverti. Ce ne sont pas des antiaméricains : ils veulent un « come back » de la « vraie Amérique ».

Antiaméricanisme et théorie du complot
C. W. : Vous consacrez une partie de votre ouvrage au succès de librairie qu'a été, à la fin du XIXème siècle, le roman-feuilleton de Gustave Le Rouge, La Conspiration des milliardaires (ci-contre). En quoi ce best-seller populaire est-il symptomatique de l'antiaméricanisme français ?

Ph. R. : Il m'a intéressé pour deux raisons. D'abord sa richesse stéréotypique, tout y est ou presque : mépris culturel et social ; dénigrement du « Yankee » comme être brutal, avide, intéressé, sans scrupules, etc ; et peut-être surtout mise en place d'une justification raciale de ce mépris (il leur manque un « lobe » du cerveau, dit un personnage français du roman). Ajoutez à cela l'idée très frappante, au dénouement, d'un concert des nations (européennes) qui inclut même l'Allemagne (malgré l'Alsace-Lorraine !) CONTRE les Etats-Unis et leur barbarie (l'intrigue du roman, c'est l'invasion programmée de l'Europe par une armée d'automates construite dans une base secrète de Californie).

La seconde, c'est le caractère populaire du feuilleton et de son public : on voit donc très tôt (1900) l'antiaméricanisme, qui était jusque là très élitiste (de Stendhal à Baudelaire) commencer à diffuser vers le grand public.

Ce feuilleton n'est qu'un texte parmi les centaines que j'ai joints au dossier, mais il représente une étape significative entre le XIXème et le XXème siècle.

C. W. : Plus généralement, quels rapports l'antiaméricanisme entretient-il avec la théorie du complot ?

Ph. R. : Hé bien, pour les lecteurs de Le Rouge, le complot est clair ! C'est celui des milliardaires. Le gouvernement américain en fait n'existe pas. Tout est aux mains des trusts et des magnats. D'autre part, le schéma de conquête et d'asservissement insidieux de la planète ne cesse d'être repris, sous des formes variées et dans des camps politiques divers (d'abord plutôt à droite, ensuite plutôt à gauche) de la fin du XIXème... à nos jours.

C. W. : Vous indiquez dans la conclusion de votre ouvrage que vous avez assisté aux attentats du 11 septembre 2001 à New-York. Que vous inspirent les tentatives de ceux qui contestent la réalité des attentats ou entendent en faire porter la responsabilité au gouvernement américain lui-même ?

Ph. R. : Dans leur structure même, ces prétendues réfutations de l'événement (par des livres apportant des « révélations » ou par le cheminement de la rumeur sur le net) relèvent d'une « logique » analogue à celle du discours négationniste : plus c'est évident, plus c'est suspect ; plus il y a de témoignages humains ou matériels, plus cela renvoie à une mise en scène, à une « fabrication », à une manipulation. Voyez à ce sujet les analyses du sociologue Pierre Lagrange. Et qui manipule, sinon les Puissants, les Méchants, bref les Américains ? Mais ce qui me paraît le plus révélateur dans le cas d'un livre comme L'effroyable imposture, de Thierry Meyssan, ce n'est pas tellement ce retournement complet du réel (dont le titre lui-même est un bel exemple !) ; c'est l'accueil plus que généreux que les media français lui ont fait et son succès auprès du public en 2002. Ce qui suggère des choses intéressantes : une « théorie du complot » ne requiert pas seulement un ou plusieurs « théoriciens » à l'esprit fertile ou simplement retors, elle requiert aussi un public prédisposé à la recevoir. C'est cette attente du public (ici : quelques centaines de milliers de Français assez antiaméricains pour vouloir une « autre » histoire du 11-Septembre) qui, en fin de compte, donne consistance à un récit rationnellement « intenable ».

Philippe Roger est directeur d'études à l'École des hautes études en sciences sociales (EHESS) et chercheur au CNRS. Il est l'auteur de plusieurs ouvrages, portant notamment sur le XVIIIème siècle et d'un essai sur Barthes (Roland Barthes, roman, Grasset, 1986). Il dirige la revue Critique. L'entretien a été réalisé par courrier électronique en janvier 2009.

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