Conspiracy Watch | l'Observatoire du conspirationnisme
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Taguieff : « Une démonologie populaire se forme sous nos yeux sur les réseaux sociaux »

Depuis quelques jours, on assiste au partage massif, sur les réseaux sociaux, de posts (ici, ou encore ) accusant Agnès Buzyn, son époux Yves Lévy ou encore l'actuel directeur général de la santé, Jérôme Salomon, d'avoir une responsabilité majeure dans l'épidémie de coronavirus actuelle quand on ne leur reproche pas carrément d'avoir comploté pour l'aggraver ou même de l'avoir créée de toutes pièces. Des montages violemment antisémites accompagnent cette fièvre inquisitrice.

Criminaliser les Juifs, de Pierre-André Taguieff (éd. Hermann, 2020). Arrière-plan : captures d'écran Twitter/4chan.

Conspiracy Watch : Avec l'apparition de la pandémie de coronavirus, on pouvait raisonnablement s'attendre à une circulation importante de contenus à caractère conspirationniste. Mais les théories du complot qui sont apparues semblent aussi aller de pair avec la réactivation de très anciens lieux communs antisémites. Qu'est-ce que cela nous dit de l'époque ?

Pierre-André Taguieff : Cette flambée de judéophobie confirme l’hypothèse selon laquelle, dans les situations d’incertitude et de désarroi, lorsque se propage le sentiment d’une menace et que les explications officielles ne satisfont pas l’opinion, les Juifs sont accusés d’être liés d’une manière ou d’une autre au phénomène qui provoque des peurs, voire des paniques. Par ailleurs, en dehors même des situations de crise, la défiance des citoyens à l’égard des élites dirigeantes et des médias ne cesse de croître. Or, le manque de confiance favorise la diffusion des récits complotistes prétendant dévoiler des vérités cachées sur les causes des événements inquiétants et ainsi répondre au besoin d’explication. On observe que, dans ces récits pseudo-explicatifs et accusatoires, les Juifs (ou les « sionistes ») jouent souvent un rôle majeur. Lorsque, dans une situation de crise profonde, les élites du pouvoir sont d’origine juive, elles deviennent des cibles privilégiées pour les chasseurs de responsables et de coupables.

S’il est vrai qu’il n’y a pas de croyances conspirationnistes sans événements déclencheurs, l’épidémie de coronavirus constitue l’événement déclencheur parfait, en ce qu’elle cumule un certain nombre de traits : elle est perçue comme un phénomène important, menaçant, ambigu, inexpliqué ou mal expliqué. Il s’agit à la fois d’expliquer l’apparition du phénomène anxiogène et de se défendre contre la menace qu’il représente, en désignant ceux qu’on suppose incarner la causalité diabolique. Dans la mise en accusation d’Agnès Buzyn, d’Yves Lévy et de Jérôme Salomon, dont la commune judéité est soulignée par les caricaturistes, la dénonciation complotiste s’entrecroise avec une incrimination de complicité dans une opération criminelle, dans laquelle on peut voir une forme dérivée de l’accusation de meurtre rituel. Résurgence d’une mentalité archaïque.

Post accusant Agnès Buzyn, Yves Lévy et Jérôme Salomon de comploter contre la santé publique (Twitter, 23/03/2020).

La cause cachée est en dernière analyse le diable, le principe du Mal. La logique du raisonnement complotiste inclut le biais de proportion, qui pousse le sujet à croire que de « grandes » et terribles conséquences (« l’enfer sur terre », une crise mondiale, la « fin d’une époque », la fin d’une civilisation) ne peuvent être engendrées que par de « grandes », puissantes et terribles causes (Satan, « le Juif », « les sionistes », le Capital, la CIA, « les élites », etc.). Depuis les années 1950, une analyse comparée de la littérature complotiste occidentale permet d’établir que les complots des puissants ou des dominants sont devenus plus crédibles que les complots des minorités actives ou des sociétés secrètes subversives, privilégiés à la fin du XVIIIe siècle ainsi qu’au cours du XIXe.

L’âge de l’information globalisée et du libéralisme cognitif est aussi celui de la circulation planétaire de l’information erronée, trompeuse et manipulée, celui de la désinformation et de la mésinformation. Il est à bien des égards l’âge de la conspiration comme réalité et comme représentation, car ceux qui dénoncent compulsivement les complots rêvent de comploter et parfois passent à l’acte. Les croyances complotistes constituent notre mythologie, dans laquelle les démons de divers types ont chassé les dieux. Une démonologie populaire se forme sous nos yeux sur les réseaux sociaux. Or, l’on constate que cette démonologie contient une dimension judéophobe dont la visibilité et la virulence sont plus ou moins grandes selon les contextes.

CW : Est-ce que cela étonne l'historien des idées et des mythes modernes que vous êtes ?

P-A T. : Je ne vous étonnerai pas en vous disant que non. Le concept de causalité diabolique, modèle élaboré par l’historien Léon Poliakov, est ici fort éclairant. Il permet de comprendre pourquoi les complotistes excluent à la fois le hasard et les causes naturelles de leurs modes d’explication des phénomènes dérangeants et inquiétants : non seulement rien n’arrive par accident, mais tous les événements malheureux sont les résultats d’intentions ou de volontés cachées, qui peuvent être liées à des entreprises criminelles. L’étude des accusations de meurtre rituel conduit à distinguer, parmi les modes de diabolisation des Juifs, ceux qui sont centrés sur le projet d’une domination du monde et ceux qui tournent autour d’une pulsion meurtrière visant les non-Juifs. Si les mythes complotistes se nourrissent du fantasme du Juif dominateur et conspirateur, visant la puissance mondiale, les mythes construits sur la base de l’accusation de meurtre rituel sont structurés par l’idée selon laquelle les Juifs poursuivent, en raison de leur nature – leurs instincts sanguinaires – ainsi que des enseignements secrets de leur religion – supposés consignés dans le Talmud –, l’élimination physique des non-Juifs. S’y greffe souvent l’attribution aux Juifs de plans secrets pour obtenir divers avantages ou faire des profits au détriment des non-Juifs. Les Juifs apparaissent alors comme un groupe soudé par la poursuite d’intérêts ou d’objectifs communs et inavouables. Le stéréotype du Juif exploiteur et parasite entre en synthèse avec celui du Juif conspirateur et criminel.

Parmi les formes dérivées du mythe, qui prolifèrent dans des contextes de crise sanitaire, on trouve des énoncés selon lesquels « les Juifs » auraient créé le virus du SIDA, le virus H1N1 (responsable de la grippe A) ou le Covid-19 pour réaliser tel ou tel objectif criminel. Il en va ainsi de l’accusation, lancée le 26 février 2020 au moment de l’épidémie de coronavirus, par un « analyste politique » irakien, Muhammad Sadeq al-Hashemi : « Le coronavirus est un complot juif américain financé par Rothschild pour réduire la population mondiale. » Confirmation et condensation de quatre stéréotypes antijuifs : les Juifs sont riches, puissants, conspirateurs et criminels. Ils sont capables de créer et de propager un « tueur de masse » tel qu’un virus.

Mais le peuple juif n’a-t-il pas été lui-même assimilé à un bacille ou à un virus ?  « L’éternel bacille de l’humanité », comme le désignait Hitler en 1928 dans le « Second Livre ». Hitler définissait « le Juif » comme l’« ennemi mortel » (Todfeind) et l’assimilait au virus porteur d’une maladie mortelle en recourant à la métaphore du « parasite » destructeur (le Juif comme agent infectieux, « virus » ou « bacille »). Le 22 février 1942, dans l’une de ses « conversations secrètes » recueillies sous la direction de Martin Bormann entre 1941 et 1944, Hitler revient sur le traitement qu’il réserve à l’ennemi juif en mimant le langage biomédical, montrant qu’il prenait à la lettre la métaphore virologique :

« C’est l’une des plus grandes révolutions qui aient jamais eu lieu au monde. Le Juif va être connu ! Un combat identique à celui que Pasteur et Koch ont dû mener doit aujourd’hui être livré par nous. Des maladies sans nombre sont dues au même bacille : le Juif ! […]. Nous guérirons si nous éliminons le Juif. »

Un autre exemple d’accusation dérivée, fondée sur la pathologisation du peuple juif assimilé à un virus, est fourni par la déclaration faite le 8 mars 2020 sur Yarmouk TV, la chaîne de télévision jordanienne affiliée aux Frères musulmans, par le cheikh Ahmad al-Shahrouri : « Est-il normal de parler du coronavirus parce que c’est l’actualité brûlante, et d’oublier les Juifs, qui sont plus dangereux que le sida, le coronavirus, le choléra et toutes les maladies de ce monde ? » Et le prédicateur d’adresser ce conseil à ses « frères » : « Pour être épargnés de ces maladies mortelles, nous devrions tous nous souvenir du djihad. Le djihad est un moyen de purification. » Le djihad est présenté comme le seul bon remède contre le « virus juif ».

Caricature antisémite postée le 22 mars 2020 sur le forum 4chan.

Du côté de l’extrême droite raciste, on relève la déclaration par laquelle Henry de Lesquen, invité par le groupuscule identitaire Résistance helvétique, a commencé sa conférence sur la « question raciale » à Aigle (Suisse) le 7 mars 2020 : « Il y a pire que le coronavirus : le judéovirus. » La représentation de l’invisibilité de « l’ennemi », qui fait partie du code culturel de l’antisémitisme moderne, facilite le recours à la métaphore polémique du « virus » pour accuser les Juifs. Le fantasme du « Juif invisible » hante en effet l’imaginaire judéophobe tel qu’il s’est reconfiguré à l’âge de l’émancipation et du projet normatif d’assimilation totale des Juifs, alimentant le soupçon qu’ils jouent un double jeu (assimilation apparente/persistance réelle). Rappelons la hantise d’Édouard Drumont, dans La France juive (1886) : « Le Juif dangereux, c’est le Juif vague (…) ; c’est l’animal nuisible par excellence et en même temps l’animal insaisissable (…). Il  est le plus puissant agent de trouble que jamais la terre ait produit. » Plus le Juif est invisible – ou est perçu comme tel –, et plus l’hostilité des antijuifs s’intensifie en glissant vers une vision paranoïaque : puisqu’on ne les voit nulle part, c’est donc que « les Juifs sont partout » et qu’ils agissent dans l’ombre, « contre nous ».

Un paradoxe est cependant à noter : dans cette configuration mythologique, les Juifs sont accusés de vouloir détruire le « matériel » humain dont ils ont besoin pour leurs rituels, pour satisfaire leurs pulsions criminelles ou pour faire des profits en les parasitant. Ce paradoxe s’ajoute à celui qui consiste à accuser les Juifs d’être mus par une volonté de dominer tous les peuples non juifs et à les accuser en même temps de vouloir exterminer ces derniers. Mais, tout comme l’inconscient, la pensée mythique ignore les contradictions formelles.

CW : Quelle est l'origine de ces accusations ?

P-A T. : Il faut remonter à l’accusation de « meurtre rituel » portée contre les Juifs, qui constitue l’un des plus anciens mythes antijuifs, plus ancien que le mythe du complot juif. Cette accusation a surgi en même temps que celle de « haine du genre humain », dont on trouve des traces au IIIe siècle avant J.-C. Il s’agit d’une accusation chimérique, qui ne se fonde sur aucune preuve factuelle, contrairement aux assertions xénophobes, qui impliquent des généralisations abusives. Les récits où elle figure transmettent depuis plus de deux millénaires le stéréotype du Juif cruel et sanguinaire. Mais elle s’avère inséparable d’une autre accusation, celle de cannibalisme rituel, alors même que les sacrifices humains et la consommation du sang font l’objet d’un strict interdit dans le texte biblique (Lévitique, XVII, 2 ; XVIII, 21 ; XX, 2 et suiv. ; Deutéronome, XII, 31 ; XVIII, 10). Ces accusations couplées structurent le discours antijuif élaboré, de la judéophobie antique et de l’antijudaïsme médiéval à l’antisionisme radical d’aujourd’hui, en passant par l’antisémitisme apocalyptique dont l’hitlérisme a représenté la forme extrême. Les accusations les plus délirantes contre les Juifs ont pour résultat de transformer ces derniers en symboles du mal et, à ce titre, en représentants de l’ennemi absolu. D’où la représentation des Juifs en tant que proches alliés ou disciples du diable.

La croyance que les sacrifices humains ou les meurtres rituels de non-Juifs, assortis ou non de cannibalisme, sont une caractéristique du peuple juif est apparue dans le monde antique, et circulait au cours des IIe et Ier siècles avant J.-C. À en croire Flavius Josèphe, le grammairien Apion (1ère moitié du Ier  siècle après J.-C.), dans son Histoire d’Égypte, aurait accusé les Juifs de pratiquer des meurtres rituels – à la périodicité variable – dont les victimes étaient des Grecs :

« Les Juifs […] s’emparaient d’un voyageur grec, l’engraissaient pendant une année, puis, au bout de ce temps, le conduisaient dans une forêt où ils l’immolaient ; son corps était sacrifié suivant les rites prescrits, et les Juifs, goûtant de ses entrailles, juraient, en sacrifiant le Grec, de rester les ennemis des Grecs ; ensuite ils jetaient dans un fossé les restes de leur victime. »

L’historien Damocrite, avant Apion, affirmait que « tous les sept ans ils [les Juifs] capturaient un étranger, l’amenaient [dans leur temple], et l’immolaient en coupant ses chairs en petits morceaux ».  La rumeur de crime rituel chez les Juifs a été vraisemblablement notée pour la première fois, ou bien fabriquée pour justifier la profanation et le pillage du temple, par Antiochus IV Épiphane en 168, par l’historien Posidonios au deuxième siècle avant J.-C. On peut supposer que la rumeur exprimait la haine qu’éprouvaient les Grecs à l’égard des Juifs, en particulier à Alexandrie. Au cours du IIe siècle après J.-C., des accusations analogues furent portées par les Romains contre les chrétiens, les victimes supposées étant des enfants : à l’accusation de cannibalisme rituel s’ajouta celle d’infanticide rituel.

L’accusation diffamatoire a été réinterprétée ensuite dans le monde chrétien sur la base de la vision du « peuple déicide » et, plus particulièrement aux XIIe et XIIIe siècles, dans le contexte de la découverte du Talmud par le monde chrétien. Christianisée, elle s’est transformée en accusation d’infanticide rituel. Le premier infanticide rituel imputé aux Juifs remonte à 1144 en Angleterre : après la découverte, le 25 mars, du corps affreusement mutilé de William, âgé de douze ans, dans le bois de Thorpe à côté de Norwich, les Juifs chez qui il travaillait sont accusés par la mère et l’oncle de l’enfant de l’avoir tué après l’avoir torturé. Quelques années plus tard, la légende de l’enfant martyr, « tué par les Juifs », est mise en forme par le moine bénédictin Thomas de Monmouth, qui affirme que le meurtre de William aurait été commis d’une façon rituelle, en vue de reproduire la crucifixion de Jésus le Vendredi Saint. En Angleterre, des accusations similaires sont lancées contre les Juifs à Gloucester en 1168, à Bury St Edmunds en 1181, à Winchester en 1192 et une seconde fois à Norwich en 1235. En 1189, les Juifs sont attaqués à Londres puis dans tout le royaume. Le 6 février 1190, tous les Juifs de Norwich sont massacrés, à l’exception de ceux qui ont pu se réfugier au château.

Je ne ferai ici qu’évoquer l’accusation d’empoisonnement massif des fontaines et des puits (1321) ainsi que celle de conspiration pour provoquer l’épidémie de « Peste noire » (1347-1348), accusations censées illustrer et prouver la méchanceté criminelle des Juifs, qui furent victimes de grands pogromes.

Cette construction victimaire, pour être délirante, n’a cessé depuis le milieu du XIIe siècle, en Europe, de déclencher des réactions violentes contre les Juifs – émeutes sanglantes et pogromes –, de légitimer des chasses aux Juifs ou de justifier des mesures d’expulsion. La désignation d’un groupe de coupables imaginaires constitue en elle-même un acte de stigmatisation globale dudit groupe : elle transmet donc des stéréotypes négatifs sur ce groupe. Mais elle représente en même temps une incitation à la violence contre les membres du groupe stigmatisé et un puissant mode de légitimation des actions violentes contre ces derniers. Il y a là l’illustration d’un processus ou d’un mécanisme victimaire qu’on peut présumer universel : l’auto-victimisation d’un groupe à travers des récits qui criminalisent un autre groupe, quant à lui réellement innocent des crimes qu’on lui impute. L’inversion victimaire est le facteur déclenchant d’une forme de mobilisation sociale et politique dont on peut fournir de multiples exemples historiques. Ce mécanisme psychologique est au principe de la construction de l’ennemi absolu, celui qui incarne le Mal et contre lequel il faut lutter par tous les moyens.

 

Pierre-André Taguieff est philosophe, politiste et historien des idées, directeur de recherche au CNRS. Il vient de publier Criminaliser les Juifs. Le mythe du “meurtre rituel” et ses avatars (antijudaïsme, antisémitisme, antisionisme) aux éditions Hermann.

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Criminaliser les Juifs, de Pierre-André Taguieff (éd. Hermann, 2020). Arrière-plan : captures d'écran Twitter/4chan.

Conspiracy Watch : Avec l'apparition de la pandémie de coronavirus, on pouvait raisonnablement s'attendre à une circulation importante de contenus à caractère conspirationniste. Mais les théories du complot qui sont apparues semblent aussi aller de pair avec la réactivation de très anciens lieux communs antisémites. Qu'est-ce que cela nous dit de l'époque ?

Pierre-André Taguieff : Cette flambée de judéophobie confirme l’hypothèse selon laquelle, dans les situations d’incertitude et de désarroi, lorsque se propage le sentiment d’une menace et que les explications officielles ne satisfont pas l’opinion, les Juifs sont accusés d’être liés d’une manière ou d’une autre au phénomène qui provoque des peurs, voire des paniques. Par ailleurs, en dehors même des situations de crise, la défiance des citoyens à l’égard des élites dirigeantes et des médias ne cesse de croître. Or, le manque de confiance favorise la diffusion des récits complotistes prétendant dévoiler des vérités cachées sur les causes des événements inquiétants et ainsi répondre au besoin d’explication. On observe que, dans ces récits pseudo-explicatifs et accusatoires, les Juifs (ou les « sionistes ») jouent souvent un rôle majeur. Lorsque, dans une situation de crise profonde, les élites du pouvoir sont d’origine juive, elles deviennent des cibles privilégiées pour les chasseurs de responsables et de coupables.

S’il est vrai qu’il n’y a pas de croyances conspirationnistes sans événements déclencheurs, l’épidémie de coronavirus constitue l’événement déclencheur parfait, en ce qu’elle cumule un certain nombre de traits : elle est perçue comme un phénomène important, menaçant, ambigu, inexpliqué ou mal expliqué. Il s’agit à la fois d’expliquer l’apparition du phénomène anxiogène et de se défendre contre la menace qu’il représente, en désignant ceux qu’on suppose incarner la causalité diabolique. Dans la mise en accusation d’Agnès Buzyn, d’Yves Lévy et de Jérôme Salomon, dont la commune judéité est soulignée par les caricaturistes, la dénonciation complotiste s’entrecroise avec une incrimination de complicité dans une opération criminelle, dans laquelle on peut voir une forme dérivée de l’accusation de meurtre rituel. Résurgence d’une mentalité archaïque.

Post accusant Agnès Buzyn, Yves Lévy et Jérôme Salomon de comploter contre la santé publique (Twitter, 23/03/2020).

La cause cachée est en dernière analyse le diable, le principe du Mal. La logique du raisonnement complotiste inclut le biais de proportion, qui pousse le sujet à croire que de « grandes » et terribles conséquences (« l’enfer sur terre », une crise mondiale, la « fin d’une époque », la fin d’une civilisation) ne peuvent être engendrées que par de « grandes », puissantes et terribles causes (Satan, « le Juif », « les sionistes », le Capital, la CIA, « les élites », etc.). Depuis les années 1950, une analyse comparée de la littérature complotiste occidentale permet d’établir que les complots des puissants ou des dominants sont devenus plus crédibles que les complots des minorités actives ou des sociétés secrètes subversives, privilégiés à la fin du XVIIIe siècle ainsi qu’au cours du XIXe.

L’âge de l’information globalisée et du libéralisme cognitif est aussi celui de la circulation planétaire de l’information erronée, trompeuse et manipulée, celui de la désinformation et de la mésinformation. Il est à bien des égards l’âge de la conspiration comme réalité et comme représentation, car ceux qui dénoncent compulsivement les complots rêvent de comploter et parfois passent à l’acte. Les croyances complotistes constituent notre mythologie, dans laquelle les démons de divers types ont chassé les dieux. Une démonologie populaire se forme sous nos yeux sur les réseaux sociaux. Or, l’on constate que cette démonologie contient une dimension judéophobe dont la visibilité et la virulence sont plus ou moins grandes selon les contextes.

CW : Est-ce que cela étonne l'historien des idées et des mythes modernes que vous êtes ?

P-A T. : Je ne vous étonnerai pas en vous disant que non. Le concept de causalité diabolique, modèle élaboré par l’historien Léon Poliakov, est ici fort éclairant. Il permet de comprendre pourquoi les complotistes excluent à la fois le hasard et les causes naturelles de leurs modes d’explication des phénomènes dérangeants et inquiétants : non seulement rien n’arrive par accident, mais tous les événements malheureux sont les résultats d’intentions ou de volontés cachées, qui peuvent être liées à des entreprises criminelles. L’étude des accusations de meurtre rituel conduit à distinguer, parmi les modes de diabolisation des Juifs, ceux qui sont centrés sur le projet d’une domination du monde et ceux qui tournent autour d’une pulsion meurtrière visant les non-Juifs. Si les mythes complotistes se nourrissent du fantasme du Juif dominateur et conspirateur, visant la puissance mondiale, les mythes construits sur la base de l’accusation de meurtre rituel sont structurés par l’idée selon laquelle les Juifs poursuivent, en raison de leur nature – leurs instincts sanguinaires – ainsi que des enseignements secrets de leur religion – supposés consignés dans le Talmud –, l’élimination physique des non-Juifs. S’y greffe souvent l’attribution aux Juifs de plans secrets pour obtenir divers avantages ou faire des profits au détriment des non-Juifs. Les Juifs apparaissent alors comme un groupe soudé par la poursuite d’intérêts ou d’objectifs communs et inavouables. Le stéréotype du Juif exploiteur et parasite entre en synthèse avec celui du Juif conspirateur et criminel.

Parmi les formes dérivées du mythe, qui prolifèrent dans des contextes de crise sanitaire, on trouve des énoncés selon lesquels « les Juifs » auraient créé le virus du SIDA, le virus H1N1 (responsable de la grippe A) ou le Covid-19 pour réaliser tel ou tel objectif criminel. Il en va ainsi de l’accusation, lancée le 26 février 2020 au moment de l’épidémie de coronavirus, par un « analyste politique » irakien, Muhammad Sadeq al-Hashemi : « Le coronavirus est un complot juif américain financé par Rothschild pour réduire la population mondiale. » Confirmation et condensation de quatre stéréotypes antijuifs : les Juifs sont riches, puissants, conspirateurs et criminels. Ils sont capables de créer et de propager un « tueur de masse » tel qu’un virus.

Mais le peuple juif n’a-t-il pas été lui-même assimilé à un bacille ou à un virus ?  « L’éternel bacille de l’humanité », comme le désignait Hitler en 1928 dans le « Second Livre ». Hitler définissait « le Juif » comme l’« ennemi mortel » (Todfeind) et l’assimilait au virus porteur d’une maladie mortelle en recourant à la métaphore du « parasite » destructeur (le Juif comme agent infectieux, « virus » ou « bacille »). Le 22 février 1942, dans l’une de ses « conversations secrètes » recueillies sous la direction de Martin Bormann entre 1941 et 1944, Hitler revient sur le traitement qu’il réserve à l’ennemi juif en mimant le langage biomédical, montrant qu’il prenait à la lettre la métaphore virologique :

« C’est l’une des plus grandes révolutions qui aient jamais eu lieu au monde. Le Juif va être connu ! Un combat identique à celui que Pasteur et Koch ont dû mener doit aujourd’hui être livré par nous. Des maladies sans nombre sont dues au même bacille : le Juif ! […]. Nous guérirons si nous éliminons le Juif. »

Un autre exemple d’accusation dérivée, fondée sur la pathologisation du peuple juif assimilé à un virus, est fourni par la déclaration faite le 8 mars 2020 sur Yarmouk TV, la chaîne de télévision jordanienne affiliée aux Frères musulmans, par le cheikh Ahmad al-Shahrouri : « Est-il normal de parler du coronavirus parce que c’est l’actualité brûlante, et d’oublier les Juifs, qui sont plus dangereux que le sida, le coronavirus, le choléra et toutes les maladies de ce monde ? » Et le prédicateur d’adresser ce conseil à ses « frères » : « Pour être épargnés de ces maladies mortelles, nous devrions tous nous souvenir du djihad. Le djihad est un moyen de purification. » Le djihad est présenté comme le seul bon remède contre le « virus juif ».

Caricature antisémite postée le 22 mars 2020 sur le forum 4chan.

Du côté de l’extrême droite raciste, on relève la déclaration par laquelle Henry de Lesquen, invité par le groupuscule identitaire Résistance helvétique, a commencé sa conférence sur la « question raciale » à Aigle (Suisse) le 7 mars 2020 : « Il y a pire que le coronavirus : le judéovirus. » La représentation de l’invisibilité de « l’ennemi », qui fait partie du code culturel de l’antisémitisme moderne, facilite le recours à la métaphore polémique du « virus » pour accuser les Juifs. Le fantasme du « Juif invisible » hante en effet l’imaginaire judéophobe tel qu’il s’est reconfiguré à l’âge de l’émancipation et du projet normatif d’assimilation totale des Juifs, alimentant le soupçon qu’ils jouent un double jeu (assimilation apparente/persistance réelle). Rappelons la hantise d’Édouard Drumont, dans La France juive (1886) : « Le Juif dangereux, c’est le Juif vague (…) ; c’est l’animal nuisible par excellence et en même temps l’animal insaisissable (…). Il  est le plus puissant agent de trouble que jamais la terre ait produit. » Plus le Juif est invisible – ou est perçu comme tel –, et plus l’hostilité des antijuifs s’intensifie en glissant vers une vision paranoïaque : puisqu’on ne les voit nulle part, c’est donc que « les Juifs sont partout » et qu’ils agissent dans l’ombre, « contre nous ».

Un paradoxe est cependant à noter : dans cette configuration mythologique, les Juifs sont accusés de vouloir détruire le « matériel » humain dont ils ont besoin pour leurs rituels, pour satisfaire leurs pulsions criminelles ou pour faire des profits en les parasitant. Ce paradoxe s’ajoute à celui qui consiste à accuser les Juifs d’être mus par une volonté de dominer tous les peuples non juifs et à les accuser en même temps de vouloir exterminer ces derniers. Mais, tout comme l’inconscient, la pensée mythique ignore les contradictions formelles.

CW : Quelle est l'origine de ces accusations ?

P-A T. : Il faut remonter à l’accusation de « meurtre rituel » portée contre les Juifs, qui constitue l’un des plus anciens mythes antijuifs, plus ancien que le mythe du complot juif. Cette accusation a surgi en même temps que celle de « haine du genre humain », dont on trouve des traces au IIIe siècle avant J.-C. Il s’agit d’une accusation chimérique, qui ne se fonde sur aucune preuve factuelle, contrairement aux assertions xénophobes, qui impliquent des généralisations abusives. Les récits où elle figure transmettent depuis plus de deux millénaires le stéréotype du Juif cruel et sanguinaire. Mais elle s’avère inséparable d’une autre accusation, celle de cannibalisme rituel, alors même que les sacrifices humains et la consommation du sang font l’objet d’un strict interdit dans le texte biblique (Lévitique, XVII, 2 ; XVIII, 21 ; XX, 2 et suiv. ; Deutéronome, XII, 31 ; XVIII, 10). Ces accusations couplées structurent le discours antijuif élaboré, de la judéophobie antique et de l’antijudaïsme médiéval à l’antisionisme radical d’aujourd’hui, en passant par l’antisémitisme apocalyptique dont l’hitlérisme a représenté la forme extrême. Les accusations les plus délirantes contre les Juifs ont pour résultat de transformer ces derniers en symboles du mal et, à ce titre, en représentants de l’ennemi absolu. D’où la représentation des Juifs en tant que proches alliés ou disciples du diable.

La croyance que les sacrifices humains ou les meurtres rituels de non-Juifs, assortis ou non de cannibalisme, sont une caractéristique du peuple juif est apparue dans le monde antique, et circulait au cours des IIe et Ier siècles avant J.-C. À en croire Flavius Josèphe, le grammairien Apion (1ère moitié du Ier  siècle après J.-C.), dans son Histoire d’Égypte, aurait accusé les Juifs de pratiquer des meurtres rituels – à la périodicité variable – dont les victimes étaient des Grecs :

« Les Juifs […] s’emparaient d’un voyageur grec, l’engraissaient pendant une année, puis, au bout de ce temps, le conduisaient dans une forêt où ils l’immolaient ; son corps était sacrifié suivant les rites prescrits, et les Juifs, goûtant de ses entrailles, juraient, en sacrifiant le Grec, de rester les ennemis des Grecs ; ensuite ils jetaient dans un fossé les restes de leur victime. »

L’historien Damocrite, avant Apion, affirmait que « tous les sept ans ils [les Juifs] capturaient un étranger, l’amenaient [dans leur temple], et l’immolaient en coupant ses chairs en petits morceaux ».  La rumeur de crime rituel chez les Juifs a été vraisemblablement notée pour la première fois, ou bien fabriquée pour justifier la profanation et le pillage du temple, par Antiochus IV Épiphane en 168, par l’historien Posidonios au deuxième siècle avant J.-C. On peut supposer que la rumeur exprimait la haine qu’éprouvaient les Grecs à l’égard des Juifs, en particulier à Alexandrie. Au cours du IIe siècle après J.-C., des accusations analogues furent portées par les Romains contre les chrétiens, les victimes supposées étant des enfants : à l’accusation de cannibalisme rituel s’ajouta celle d’infanticide rituel.

L’accusation diffamatoire a été réinterprétée ensuite dans le monde chrétien sur la base de la vision du « peuple déicide » et, plus particulièrement aux XIIe et XIIIe siècles, dans le contexte de la découverte du Talmud par le monde chrétien. Christianisée, elle s’est transformée en accusation d’infanticide rituel. Le premier infanticide rituel imputé aux Juifs remonte à 1144 en Angleterre : après la découverte, le 25 mars, du corps affreusement mutilé de William, âgé de douze ans, dans le bois de Thorpe à côté de Norwich, les Juifs chez qui il travaillait sont accusés par la mère et l’oncle de l’enfant de l’avoir tué après l’avoir torturé. Quelques années plus tard, la légende de l’enfant martyr, « tué par les Juifs », est mise en forme par le moine bénédictin Thomas de Monmouth, qui affirme que le meurtre de William aurait été commis d’une façon rituelle, en vue de reproduire la crucifixion de Jésus le Vendredi Saint. En Angleterre, des accusations similaires sont lancées contre les Juifs à Gloucester en 1168, à Bury St Edmunds en 1181, à Winchester en 1192 et une seconde fois à Norwich en 1235. En 1189, les Juifs sont attaqués à Londres puis dans tout le royaume. Le 6 février 1190, tous les Juifs de Norwich sont massacrés, à l’exception de ceux qui ont pu se réfugier au château.

Je ne ferai ici qu’évoquer l’accusation d’empoisonnement massif des fontaines et des puits (1321) ainsi que celle de conspiration pour provoquer l’épidémie de « Peste noire » (1347-1348), accusations censées illustrer et prouver la méchanceté criminelle des Juifs, qui furent victimes de grands pogromes.

Cette construction victimaire, pour être délirante, n’a cessé depuis le milieu du XIIe siècle, en Europe, de déclencher des réactions violentes contre les Juifs – émeutes sanglantes et pogromes –, de légitimer des chasses aux Juifs ou de justifier des mesures d’expulsion. La désignation d’un groupe de coupables imaginaires constitue en elle-même un acte de stigmatisation globale dudit groupe : elle transmet donc des stéréotypes négatifs sur ce groupe. Mais elle représente en même temps une incitation à la violence contre les membres du groupe stigmatisé et un puissant mode de légitimation des actions violentes contre ces derniers. Il y a là l’illustration d’un processus ou d’un mécanisme victimaire qu’on peut présumer universel : l’auto-victimisation d’un groupe à travers des récits qui criminalisent un autre groupe, quant à lui réellement innocent des crimes qu’on lui impute. L’inversion victimaire est le facteur déclenchant d’une forme de mobilisation sociale et politique dont on peut fournir de multiples exemples historiques. Ce mécanisme psychologique est au principe de la construction de l’ennemi absolu, celui qui incarne le Mal et contre lequel il faut lutter par tous les moyens.

 

Pierre-André Taguieff est philosophe, politiste et historien des idées, directeur de recherche au CNRS. Il vient de publier Criminaliser les Juifs. Le mythe du “meurtre rituel” et ses avatars (antijudaïsme, antisémitisme, antisionisme) aux éditions Hermann.

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