Martelant que la Chine n'est pas une « dictature », Sophia Chikirou et les cadres de LFI reprennent à mots couverts la propagande de Pékin. Au point de frayer avec le complotisme.
Août 1973. L'Archipel du goulag, écrit majeur du XXème siècle dépeignant l'horreur de l'univers concentrationnaire soviétique, a été publié quelques mois auparavant. En marge d'une conférence de presse, et face aux remous suscités par la parution de l'ouvrage, Georges Marchais est interrogé sur la remise en cause des libertés individuelles en URSS. Devant les caméras, le secrétaire général du Parti communiste français (PCF) dénonce, sourire en coin, une « campagne délirante » et « orchestrée » qui « témoigne de l'inquiétude qui règne dans les milieux les plus réactionnaires ». Le chef des communistes français assure qu'au pays des Soviets, « des efforts sont accomplis […] dans la voie de la démocratie socialiste » et « de la liberté même de création ». Quant aux critiques formulées par certains intellectuels comme Alexandre Soljenitsyne, auteur de L'Archipel, ou Andreï Sakharov, militant des droits de l'homme et futur prix Nobel de la Paix, elles seraient tout bonnement infondées. « Si tel était le cas, notre parti se dresserait contre une telle politique », promet Marchais...
Près d'un demi siècle plus tard, rien n'a changé ou presque. Certes, le décor n'est plus le même. La Chine de Xi Jinping a remplacé la Russie de Brejnev. Et c'est désormais La France Insoumise (LFI), l'une des principales forces de gauche, qui s'emploie, comme le PCF en son temps, à cajoler un régime dictatorial, irrédentiste et responsable de persécutions envers sa propre population.
Interrogée par Paul Gasnier, journaliste à « Quotidien », lors des dernières universités d'été de LFI, Sophia Chikirou, qui appartient au premier cercle des proches de Jean-Luc Mélenchon, ne « considère pas que la Chine est une dictature ». À en croire la députée, mise en examen pour « escroquerie aggravée » et « abus de biens sociaux », le Parti Communiste Chinois (PCC) est « dominant » mais pas hégémonique. Les citoyens chinois, eux, seraient libres de « critiquer des mesures qui sont prises [et] des propositions politiques qui sont faites ». Quant à la liberté d'expression, elle serait « aussi menacée que celle qu'on a en France ». Post-vérité, quand tu nous tiens...
🇨🇳 La Chine est-elle une dictature ? Question simple, réponse simple @chikirouparis @FranceInsoumise pic.twitter.com/Yj5xeBB6o1
— Paul Gasnier (@polgasnier) September 3, 2025
Sans surprise, ces propos ont suscité un véritable tollé. De nombreux médias, à commencer par Médiapart, Libération ou le Nouvel Obs, se sont empressés de débunker les imprécisions − euphémisme ! − de la communicante. Oui, la Chine est bien une dictature. Non, la critique politique est loin d'y être autorisée. Quant à la liberté de la presse, il suffit de jeter un rapide coup d'œil au classement de Reporters sans frontières. Le pays de Xi Jinping y est classé 178ème sur 180, tandis que la France truste la 25ème position. En 2012, une liste d’instructions du Comité central à l'intention des cadres du PCC est élaborée. Rendu public par des dissidents, ce texte dit « Document n°9 » identifie « sept périls » menaçant le « socialisme » en Chine, parmi lesquels la « démocratie constitutionnelle occidentale », les « valeurs universelles », la promotion de la société civile ou encore la « conception occidentale du journalisme ».
En plateau, les pompiers de service Manuel Bompard et Mathilde Panot ont bien tenté d'éteindre l'incendie déclenché par leur consœur. Sur France Info, le premier dénonce une « polémique » construite par les journalistes, assure que « le régime chinois n'est évidemment pas [s]on modèle » mais botte en touche lorsqu'il s'agit de le qualifier de dictature. Sur BFM TV, la seconde a elle aussi du mal à appeler un chat un chat : « En diplomatie, la question n'est pas de qualifier la nature des régimes », ergote la présidente du groupe LFI à l’Assemblée nationale. Et complète : « Nous voulons discuter avec les uns et les autres, […] nous pointons tous les problèmes qu'il y a sur la question des Ouighours […] ou sur la question de la liberté d'expression. Je n'ai jamais dit que la Chine était magnifique et Sophia Chikirou non plus. » Vraiment ?
Au lendemain de la controverse, la co-créatrice du Média publie pourtant sur X un extrait qui, promet-elle, nous permettra d'en « finir avec les postures simplistes sur la Chine » et de « comprendre pourquoi les médias français n’en parlent qu’en des termes polémiques ». Filmée lors des universités d'été de LFI, à l'occasion d'une conférence intitulée « De quoi la guerre USA-Chine est-elle le nom ? », la vidéo montre Sophia Chikirou aux côtés de Renaud Lambert, un collaborateur du Monde diplomatique. Dénonçant « la caste journalistique », le journaliste égrène les poncifs pro-Pékin.
Pour en finir avec les postures simplistes sur la Chine, et pour comprendre pourquoi les médias français n’en parlent qu’en des termes polémiques, écoutez
Renaud Lambert, journaliste au Monde diplomatique et spécialiste de la géopolitique de l’Asie.Pour visionner l’intégralité… pic.twitter.com/IBuny6VaA4
— Sophia Chikirou (@chikirouparis) September 4, 2025
Il affirme par exemple que la chaîne de télévision Arte aurait censuré « un documentaire qu'elle jugeait trop peu pro Dalaï-Lama », l'autorité morale et religieuse du Tibet, région occupée par la Chine depuis soixante-quinze ans. Ce film du réalisateur Jean-Michel Carré, intitulé « Tibet un autre regard », ambitionne de s'écarter du « récit officiel » habituellement entendu sur la région. En mars 2022, au micro de CGTN (China Global Television Network), une chaîne de télévision dépendant directement du PCC, le réalisateur dénonçait les « mensonges » et la « propagande » de l'Occident concernant la question tibétaine. Il soutenait également que, pour certains habitants, « l'arrivée de l'armée de libération populaire » chinoise en 1950 a été « une transformation extraordinaire ». Enfin, Jean-Michel Carré affirme avoir subi des « pressions » et de la « censure » pour terminer ce film. Contacté, Arte ne nous a pas encore répondu. Toujours est-il que la chaîne franco-allemande a diffusé et héberge actuellement sur son site le documentaire Bouddhisme, la loi du silence, qui révèle des abus sexuels, des maltraitances et des malversations financières par des figures du bouddhisme tibétain. De quoi remettre en question son soi-disant parti-pris pro Dalaï-Lama...
Mais Renaud Lambert ne s'arrête pas là. Aux côtés de Sophia Chikirou, le journaliste présente la Chine comme « l'un des pays les plus décentralisés au monde », dénonce la « caricature » selon laquelle le pays aurait des « visées expansionnistes » et fustige les « mensonges » qui voudraient faire croire que Pékin « menace la paix dans le monde ». Des assertions au minimum approximatives : le PCC, avec Xi Jinping à sa tête, est le centre de gravité absolu du pouvoir. Les régions dites « autonomes », comme le Tibet ou le Xinjiang, sont en réalité étroitement contrôlées par le Parti, via l'intermédiaire de secrétaires locaux. Par ailleurs, la Chine mène une politique pouvant être qualifiée d'expansionniste en mer de Chine méridionale, un espace que Pékin revendique dans sa quasi-totalité, quitte à multiplier manœuvres militaires et opérations d’intimidation autour d’atolls stratégiques. Dans un jugement de 2016, la Cour permanente d’arbitrage (CPA) de La Haye a d'ailleurs jugé que la Chine n’a pas de « droits historiques » valides sur cette zone. Sans oublier le cas de Taïwan : les dirigeants chinois affirment régulièrement qu'ils n'abandonneront « jamais » le « recours à la force » pour reconquérir l'ïle.
Enfin, Renaud Lambert pointe du doigt le « bidonnage » prétendument effectué par l'émission Cash Investigation qui aurait, selon lui, « fait mentir des témoins sur la question du travail forcé au Xinjiang », région majoritairement peuplée par la minorité musulmane ouïghoure. En effet, le 6 février, France 2 a diffusé l’enquête documentaire Auchan, Décathlon... Les secrets d'une famille en or, portant en partie sur un fournisseur chinois soupçonné par le Congrès américain et par l’ONU d’avoir eu recours au travail forcé des Ouïghours. Les journalistes ont notamment filmé une fillette de 12 ans confectionnant un polo, alors que le travail des enfants est censé être interdit en Chine. À sa sortie, ce documentaire a été vivement critiqué, notamment par des influenceurs pro-Pékin comme Andy Boreham, animateur de la chaîne anglophone « Reports on China », qui pointent du doigt des problèmes de traduction. Cash Investigation ainsi que deux journalistes françaises ayant travaillé sur le sujet ont également fait l'objet d'« une campagne de cyberharcèlement et de dénigrement d’une ampleur et d’une férocité inédites », souligne Le Monde. Le quotidien national détaille, point par point, les étapes de ce dénigrement organisé : des « messages d’insultes et de menaces de viol et de mort » émanant de comptes anonymes sur les réseaux sociaux à la rédaction d'une « dépêche d’un média d’État […] reprise par des médias en plusieurs langues et relayée sur WeChat par l’ambassade de Chine en France », en passant par le recours à des influenceurs « connus pour diffuser régulièrement des points de vue favorables à Pékin ». Mais là encore, Renaud Lambert ne l'entend pas de cette oreille et pourfend « l'esprit de meute » du Monde. Aucune réaction de la part de Sophia Chikirou.
Il faut dire que l'éminence grise de Jean-Luc Mélenchon n'en est pas à son coup d'essai. En mars dernier, elle se rendait à Pékin, Shangaï et Canton. Le mois suivant, un rapport de l'Assemblée Nationale sur les relations entre l’Europe et la Chine, rédigé par la députée, est rendu public. On y explique que la France « a parfois davantage d’intérêts communs avec la Chine qu’elle n’en a avec ses partenaires du Vieux Continent » et on loue l’incroyable capacité d’innovation du système politique chinois. La question taïwanaise est bien abordée, mais dans un encadré intitulé : « Refuser de suivre les États-Unis dans les provocations, pas d’OTAN en mer de Chine méridionale ». À en croire le rapport, les accusations prêtant à la Chine une intention « expansionniste » ne reposeraient sur « aucun élément probant ». Interrogée par Le Monde, Sophia Chikirou relativise les tentatives d'ingérences chinoises, pourtant avérées, et assure que le pays n'est pas une dictature. La preuve ? « Une dictature n’est le régime que d’un seul homme, ce qui n’est pas le cas en Chine. » Mediapart relève également la bibliographie « très courte » de ce rapport. En guise de sources, on trouve, entre autres, un recueil de discours de Xi Jinping, un ouvrage de Jean-Pierre Raffarin (soutien indéfectible de Pékin) ainsi que le livre de l'éminent sinologue... Jean-Luc Mélenchon !
Une interrogation demeure. Les prises de position de Sophia Chikirou sont-elles marginales au sein de son propre camp politique ? Pas vraiment. Jean-Luc Mélenchon, leader incontesté de LFI, partage depuis plusieurs années des points de vue au minimum complaisants avec le régime chinois. En 2008, des mouvements de contestation éclatent au Tibet. Vivement réprimées par le pouvoir central, ces manifestations indignent une partie de l'opinion publique internationale qui milite pour le boycott des Jeux Olympiques de Pékin, prévus en août. « Une agression injustifiée et insultante contre le peuple chinois » balaie d'un revers de la main celui qui, à l'époque, est encore sénateur socialiste. Sur ce sujet, Mélenchon s'aligne régulièrement sur le PCC. Refusant de qualifier l'intervention militaire chinoise de 1950 « d'invasion », le tribun se montre très critique du Dalaï-Lama, qu'il accuse d'avoir un projet « théocratique et autoritaire » et condamne « ses tentatives sécessionnistes ».
La question taïwanaise est quant à elle reléguée au rang de « problème » que « les Chinois régleront […] entre eux ». Mélenchon aime d'ailleurs rappeler qu'il n'existe « qu'une seule Chine ». Et développe, dans une note de blog : « Pékin se voit ainsi reconnaître la souveraineté sur l’ensemble de son territoire internationalement reconnu. Et donc sur Taïwan. » Tant pis si le peuple taïwanais s'est, à de nombreuses reprises, exprimé en faveur de l'autonomie de l'archipel. À l'inverse, le leader « insoumis » n'a pas de mots assez forts pour vilipender les États-Unis qui « suivent un scénario bien rodé [et] franchissent à intervalles réguliers les lignes rouges posées par la Chine ». Pékin serait alors contraint de répondre « par une initiative ou une démonstration symbolique de sa force ». Une vision binaire du monde, où les « atlantistes » ont tous les torts et qui confine à la réhabilitation des régimes les plus autoritaires. C'est le même aveuglement coupable qui avait poussé Jean-Luc Mélenchon à justifier − et même à se réjouir − de l'annexion de la Crimée par l'armée russe en 2014. Le même biais anti-américain qui l'avait conduit à déclarer, le 30 janvier 2022, soit quelques jours avant l'invasion de l'Ukraine, que « la menace » russe « n'existe pas », ajoutant que ce sont « les États-Unis qui sont dans la position agressive et non pas la Russie », alors même que Poutine massait ses troupes à la frontière.
Les Insoumis sont également très frileux lorsqu'il s'agit de condamner les persécutions et la répression menées par le régime chinois contre les Ouïghours. Pour rappel, la Chine est accusée d'emprisonner de manière massive et dans des conditions extrêmes des membres de la minorité musulmane dans des camps d'internement où ils sont forcés à travailler, de pratiquer à leur encontre une politique de stérilisation forcée et d'assimilation culturelle, religieuse et linguistique ainsi que d'organiser une surveillance systématique et globale de la population. En janvier 2022, lors d’un vote à l’Assemblée nationale d'une résolution reconnaissant et condamnant « le caractère génocidaire des violences politiques systématiques ainsi que des crimes contre l’Humanité actuellement perpétrés par la Chine à l’égard des Ouïghours », les quatre députés LFI présents, Clémentine Autain, Mathilde Panot, Danièle Obono et Ugo Bernalicis, ainsi que le député communiste Jean-Paul Lecoq, se sont abstenus, alors que le texte a été adopté quasi unanimement. Une attitude qui concorde avec le mantra proféré par Jean-Luc Mélenchon. Interrogé sur ce sujet, il avait dénoncé une « hypocrisie » car on ne pourrait pas, selon lui, « voter pour appeler ça un génocide si c'est pour ne pas intervenir ensuite ». Deux ans plus tard, en octobre 2024, il condamne fermement l'adoption d'une résolution du Parlement européen sur les cas de Ouïghours injustement emprisonnés en Chine, préférant renvoyer dos à dos les victimes gazaouies et celles du Xinjiang.
Mélenchon est également « un ami personnel de longue date » de Maxime Vivas, co-animateur du site conspirationniste Le Grand Soir et propagandiste zélé de Pékin épinglé par le rapport de l'Institut de recherche stratégique de l'Ecole militaire (IRSEM) consacré aux opérations d'influence chinoises (2021). Intervenant régulier de RT France, cet ergonome retraité est notamment l'auteur de Ouïghours, pour en finir avec les fake news (éd. La Route de la Soie, 2020), dans lequel il dénonce « la campagne antichinoise sur les Ouïghours ». Les accusations visant la Chine seraient, selon lui, « une imposture au discret parfum de CIA », « manigancée par les États-Unis et relayée par les politiciens et les médias français qui s’accommoderaient, semble-t-il, de l’instauration d’un État ouïghour islamique en territoire chinois ».
Dans son livre, Maxime Vivas n'hésite pas à comparer les réfugiés ouïghours (qu'il appelle « les fuyards ») aux « djihadistes français qui combattent en Syrie avec Al-Qaïda ». Dénonçant la « parole fourbe » des « inventeurs de la "fable" du génocide », il écrit, au mépris de toute réalité, que « les Ouïghours et les Tibétains sont de plus en plus (et spectaculairement) nombreux », que « leur culture est préservée et promue comme jamais dans leur Histoire », que « leur religion est libre » et que « l'instruction fait des progrès considérables ». Des propos qui n'ont pas empêché Jean-Luc Mélenchon de partager sur son compte Facebook un post de Maxime Vivas, quelques mois seulement après la publication de ce pamphlet. Déjà, en 2010, il qualifiait Le Grand Soir de « formidable outil d'information sur Internet ». L'année suivante, le chef du Parti de gauche va plus loin, préface l'un de ses livres et va jusqu'à saluer son « ami » Maxime Vivas sur son blog.
Des performances qui ont tapé dans l'œil du régime chinois. En 2022, le candidat à la présidentielle est chaleureusement remercié par le compte X de l'Ambassade de Chine en France pour « son soutien constant à la politique d'une seule Chine ».
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