Alignée sur la politique du Premier ministre israélien, la chaîne d’information Channel 14 s’est imposée comme l’un des médias les plus influents du pays. Mais derrière son succès se cache une machine à propagande au service de Netanyahou, entre fake news, discours haineux et complotisme.*

Novembre 2023, à mi-chemin entre Tel Aviv et Jérusalem. Quelques semaines après les attentats du 7-Octobre, Keti Shitrit − une députée du Likoud, le parti de Benjamin Netanyahou − est en direct à la télévision. Vêtue d'un élégant tailleur violet assorti à de nombreux bijoux et à une manucure immaculée, la politicienne israélienne choisit ses mots avec soin. D'une voix calme, mais ferme, elle assène : « Si vous me posez la question, personnellement, je rase Gaza. Je n'ai pas de sentiments, car il n'y a pas à faire de différence entre les meurtriers qui ont tué des femmes et des enfants [le Hamas − ndlr] et les “citoyens” gazaouis. » Ailleurs en Israël, de tels propos auraient déclenché un tollé, ou du moins quelques réactions outrées. Mais pas ici. Pas sur Channel 14.
Depuis quelques années, cette chaîne d'opinion en continu pro-gouvernement polarise et radicalise la société israélienne en diffusant de multiples fake news, en attaquant de manière systématique les fondements démocratiques de l'État hébreu − la presse, l'opposition ou la Cour suprême − et en appelant régulièrement à la destruction de Gaza et l'éradication de ses habitants. En cela, Channel 14 (Aroutz arba esrei en hébreu) est l'incarnation la plus pure de ce que plusieurs journalistes et opposants politiques à Netanyahou qualifient de « machine à poison » : une propagande médiatique bien huilée au service du Premier ministre. Et comme pour Fox News, son équivalent américain, la chaîne diffuse de nombreux discours complotistes. La formule semble gagnante. Peu regardée il y a quelques années, Channel 14 est devenue l'un des acteurs majeurs du paysage audiovisuel israélien, signe du glissement d’une partie de l'opinion publique vers l'extrême droite.
Il y a quelques semaines, alors que l'ONU s'alarmait d'un risque de famine à Gaza, depuis officiellement confirmée par l’organisation internationale, plusieurs intervenants se sont moqués d'une Palestinienne dont la fille serait morte de faim dans l'enclave. Ironisant sur son poids, témoignant, selon eux, de sa bonne nutrition, ils ont suggéré, hilares, que la jeune femme avait ingéré « toute la nourriture de ses enfants », voire qu'elle aurait « mangé sa propre fille ».
En se basant notamment sur les travaux de différents médias israéliens, en particulier du site d'investigation indépendant The Seventh Eye, Conspiracy Watch a enquêté sur Channel 14. Retour sur l'essor d'une véritable machinerie propagandiste, charpentée par d'innombrables discours complotistes.
La chaîne commence à émettre en 2014, sur le vingtième canal. Dédiée à la diffusion de contenus sur le patrimoine culturel et religieux juif, elle ne rencontre pas un franc succès. Deux ans plus tard, l'Autorité israélienne de radiodiffusion permet à la petite station de diffuser ses propres programmes d'informations. En 2018, le Likoud promeut une loi permettant à la chaîne de diffuser sous le nom de Channel 14 et à se présenter comme une chaîne d'informations. Le début d'une ascension fulgurante, entachée de nombreuses polémiques.
Dès ses débuts, le « Fox News » israélien s'adresse à un public de droite et d'extrême droite, aux colons nationalistes, aux religieux les plus traditionnalistes... En mai 2024, un sondage de l'Institut israélien pour la démocratie, un centre de recherche indépendant, a montré que près d'un quart des spectateurs de Channel 14 ne s'informait sur aucune autre chaîne de télévision. Par ailleurs, elle est, sans surprise, délaissée par les électeurs de gauche ou du centre mais également par les Juifs laïcs. Ces derniers représentent 25 % des téléspectateurs de la chaîne contre 59 % pour Channel 12 et 63 % pour Channel 13, ses principaux concurrents.
Diffusée 24 heures sur 24, Channel 14 émet tous les jours sauf le samedi − shabbat oblige. Son actionnaire majoritaire, Yitzchak Mirilashvili, un oligarque israélien d'origine russe, est le cofondateur du réseau social Vkontakte, depuis racheté par un groupe proche du Kremlin. Il contrôle aussi la station ultra-orthodoxe Radio Kol Chai ainsi que le site d'informations d'extrême droite 0404. Son père, le milliardaire Mikhael Mirilashvili, a fait fortune dans le pétrole, les casinos et l'immobilier. Proche de Netanyahou, il est depuis 2023 plaçé sur la liste des sanctions du gouvernement ukrainien pour sa proximité supposée avec Moscou. Selon le média d'investigation israélien Shakuf, l'homme d'affaires aurait notamment entretenu des liens étroits avec Evgueni Prigojine, l'ancien fondateur du groupe paramilitaire Wagner et chef de file des opérations de désinformation russe.
La chaîne a bénéficié de millions de shekels d'aides de l'État tout en restant définie comme une « microchaîne », l'exonérant ainsi de nombreuses règles et de restrictions appliquées aux médias concurrents. En janvier 2025, l'Association des journalistes israéliens s'est même alarmée du fait que le volume de publicités gouvernementales sur Channel 14 ait augmenté de 280 %, tandis que d'autres médias ont subi de drastiques coupes budgétaires. En fin d’année, le Gouvernement a par exemple imposé de nouvelles sanctions à Haaretz, principal quotidien de l’opposition.
Ces avantages ont grandement favorisé l'essor de Channel 14. Depuis les manifestations contre la réforme de la Justice, elle est même devenue la deuxième chaîne d'information la plus populaire d'Israël, gagnant toujours plus de parts d'audience. Une dynamique entretenue par la guerre entre l'État hébreu et le Hamas.
Netanyahou lui-même a assuré s'être « battu comme un lion » pour Channel 14. Le Premier ministre s'est rendu à de nombreuses reprises sur la chaîne, alors qu'il délaisse les autres grands médias du pays. Au lendemain du 7-Octobre, c'est à Channel 14 qu'il accorde l'exclusivité de sa première prise de parole. Il faut dire que « Bibi » n'est pas franchement dépaysé par l'accueil qui lui est fait. Parmi les animateurs et intervenants réguliers de la chaîne, on compte notamment Yaakov Bardugo, qui fut l'un de ses conseillers politiques, Shimon Riklin, ancien militant d'extrême droite, le journaliste et musicien Erel Segal, ou Itamar Fleischmann, ex-consultant politique. Tous sont des soutiens indéfectibles du Premier ministre. Sans oublier Yinon Magal, vedette du talk show « Les Patriotes », l'émission phare de la chaîne. Ancien député du Foyer Juif (un parti politique juif orthodoxe, sioniste religieux et d'extrême droite), ce fervent soutien de Donald Trump cumule plus de 450 000 abonnés sur X. Le soir de l’attaque du 7-Octobre, il y publie ce message lapidaire : « L'heure de la Nakba 2 est arrivée » (une référence à l’exode forcé des Arabes de Palestine lors de la guerre d’indépendance de 1948-1949). Au fil de ses apparitions télévisuelles, Yinon Magal tape sans relâche sur l'opposition, les juges, les universitaires... et rejette toute critique du Gouvernement. N'hésitant pas à comparer Netanyahou à un roi, ou même à Dieu, le quinquagénaire s'est un jour décrit comme « le transmetteur » officiel des messages du Premier ministre. Une mission qu'il entend bien respecter à la lettre.

« Channel 14 est littéralement au service de l’agenda politique de Netanyahou », nous confirme Shuki Tausig, directeur du site d’investigation The Seventh Eye. Le journaliste souligne également le rôle prépondérant joué par les réseaux sociaux dans le succès de la chaîne. Sur des plateformes comme X, où la modération est quasi-absente, les stars de Channel 14 amplifient les discours tenus en plateau. « Toute la machine fonctionne de concert vers le même objectif, la domination et le pouvoir » abonde le journaliste. Quitte à travestir considérablement les faits, au point de verser dans le complotisme.
Retour en janvier 2023. A Tel Aviv, Haïfa, Jérusalem − et bientôt dans tout le pays − des centaines de milliers d'Israéliens battent le pavé pour s'opposer à la réforme judiciaire, un projet gouvernemental visant à limiter les pouvoirs de la Cour suprême, que la droite et les partis religieux jugent politisée. Pendant plusieurs mois, des manifestations d'une ampleur inédite font vaciller le pouvoir de Netanyahou.
Sur les antennes de Channel 14, c'est le branle-bas de combat. Le mot d'ordre est clair : il faut disqualifier les opposants. Quoi qu'il en coûte.
A en croire la présentatrice Sarah Beck, ces manifestations ne seraient pas spontanées mais plutôt orchestrées par la CIA (à l'époque Joe Biden est encore président des États-Unis). Un classique complotiste, notamment utilisé par les relais du Kremlin pour discréditer la révolution ukrainienne de Maïdan en 2014. Quant aux manifestants, ils sont qualifiés d'anarchistes et de privilégiés. Entre août 2022 et avril 2023, Bodkim, un groupe de surveillance des médias et de fact checking, a ainsi relevé plus de 70 allégations fausses ou trompeuses diffusées sur Channel 14, parmi lesquelles beaucoup visant à délégitimer les opposants à la réforme.
Parfois, les attaques sont nominatives. En octobre 2023, après les massacres de civils perpétrés par le Hamas, un intervenant a reproché à Shikma Bressler, une physicienne israélienne et figure de la contestation anti-Netanyahou, de faire partie des « forces juives de l'État islamique » (sic). Un mois plus tard, une autre intervenante a déclaré dans l'émission d'Erel Segal que la militante avait supprimé des publications datant d'avant le 7-Octobre afin de dissimuler le fait qu'elle aurait eu en sa possession des éléments d’information préalables sur l’attaque terroriste. Une affirmation fausse mais populaire parmi les soutiens de Netanyahou. Début 2024, la députée du Likoud Tally Gotliv a par exemple affirmé que Shikma Bressler avait « communiqué avec le chef du Hamas Yahya Sinwar avant le 7-Octobre », reprenant par la même occasion tous les poncifs complotistes prêtant à la gauche israélienne une responsabilité directe dans le pogrom qui a coûté la vie à plus de 1200 citoyens.
« L'idée qu'il existerait des “traîtres de l'intérieur” responsables des massacres du 7-Octobre est l'une des théories du complot les plus diffusées sur Channel 14, confirme Shuki Tausig. Cela permet à Netanyahou d'accuser ses adversaires politiques tout en évitant d'assumer ses propres responsabilités. »
Comme dans le cas de son homologue américain Donald Trump, le complotisme est également utilisé pour disculper Netanyahou des charges judiciaires qui le visent. Depuis plusieurs années, le Premier ministre israélien est en effet embourbé dans de nombreuses affaires de corruption, d'abus de confiance et de fraude. Des casseroles qui pourraient le conduire à quitter le pouvoir. Mais sur Channel 14, un contre-récit est massivement diffusé : la police, les services de renseignement, la justice et les médias – bref, « l'establishment » – sont accusés de comploter contre le chef du gouvernement et « d'inventer ou de fabriquer ces crimes dans l'unique objectif de le renverser », détaille Shuki Tausig. Des discours qui ne résistent pas à l'examen des faits.
On l'aura compris, les théories du complot sont une composante essentielle de l'ADN de Channel 14. Tout y passe, ou presque. Sur « Akhshav 14 », le magazine papier rattaché à la chaîne, on fait par exemple la Une sur le « LGBTstan » et sur la manière dont « les organisations radicales de gauche imposent la religion LGBT » en Israël.

Cette entreprise de subversion idéologique s'inscrirait dans un projet plus large visant à « mettre fin à la culture occidentale », ce qui permettrait d'expliquer « la véritable motivation de l'importation en Occident de “réfugiés” issus de populations africaines et musulmanes ». Une référence à peine voilée à la théorie du Grand Remplacement.
Ailleurs sur la chaîne, on assure dans un verbiage très trumpiste qu'Israël est « une dictature contrôlée par l'État profond ». On suggère que l'ancien Premier ministre travailliste Ehoud Barak aurait manigancé des « actions provocatrices à la limite de la légalité » afin de tenter de revenir au pouvoir. On minimise également la dangerosité du Covid-19.
Mais c'est surtout à l'encontre de la Cour suprême, le principal contre-pouvoir démocratique du pays − et gros caillou dans la chaussure de Netanyahou −, que les chroniqueurs, les présentateurs et les invités de Channel 14 déversent leur fiel. Ainsi, selon Itamar Fleischmann, « l'objectif ultime de la Cour suprême est l'abolition d'Israël en tant qu'État juif ». L'instance serait une véritable « dictature », ce qui justifierait que les Israéliens désobéissent à ses décisions, quitte à faire preuve de violence. Shimon Riklin, lui, estime que les juges de la Cour suprême « collaborent avec des éléments hostiles à Israël » et « plantent des couteaux dans le dos de la nation ». Ailleurs sur la chaîne, les juges sont accusés de vouloir mettre en place une « oligarchie fasciste ». La Cour suprême est même pointée du doigt pour avoir soi-disant « inondé les quartiers de Tel Aviv […] d'immigrants clandestins venus d'Afrique ».
Sans surprise, ces discours produisent des effets auprès des téléspectateurs. Selon une étude menée par des chercheurs de l'Université hébraïque de Jérusalem et de l'Université de Tel Aviv, le visionnage de Channel 14 est corrélé aux théories du complot. A âge, degré de religiosité et position politique comparables, la probabilité de croire à des discours complotistes est ainsi 1,4 fois plus élevée chez les téléspectateurs réguliers de Channel 14.
Depuis le 7-Octobre, la couverture médiatique du conflit entre Israël et le Hamas par Channel 14, marquée par la prolifération d’infox et de récits conspirationnistes, a également contribué à forger un climat où les discours les plus extrêmes sur les Palestiniens s’expriment sans filtre. Depuis les premiers mois de la guerre, jusqu'en mai 2024, un décompte était affiché sur la page d'accueil du site web de la chaîne présentant le nombre de Gazaouis tués durant le conflit − femmes et enfants compris − sous le titre « Terroristes que nous avons éliminés ». Une enquête récente de +972, du Guardian et du média indépendant Local Call estime cependant que « les bombardements israéliens sur Gaza ont tué des civils à un rythme sans équivalent dans les guerres modernes ».
Sur Channel 14, ce type de propos est récurrent. Après les attentats, en octobre 2023, la chroniqueuse Neve Dromi assure, dans l'émission Les Patriotes, qu'il « n'y a pas d'innocents » à Gaza avant d'asséner : « Maintenant, ils auront une seconde Nakba, bien réelle, pour achever l'œuvre de Ben Gourion. » Quelques jours plus tard, un ancien militaire va encore plus loin en affirmant qu'il « n'existe pas de population » à Gaza mais seulement « deux millions et demi de terroristes ». Le mois suivant, Yaakov Bardugo plaide carrément pour des bombardements « sans discrimination ».
Autrement dit, sur les antennes de Channel 14, chaque Gazaoui est automatiquement jugé coupable. Et mérite la mort. Les chroniqueurs et les intervenants de la chaîne ne se privent d'ailleurs pas de le faire savoir. « Depuis le 7-Octobre, ce qui m'aide à dormir c'est de voir toutes sortes de bâtiments voler dans les airs à Gaza. J'adore ça ! […] Détruisez-en autant que possible pour qu'il n'aient nulle part où aller » martèle, par exemple, Shimon Riklin. « Je pense que la solution la plus humaine est de les affamer » rétorque Itamar Fleischmann. Toujours sur la chaîne, on explique que « le temps est venu de poser une bombe géante à Gaza », de « violer les règles [internationales] » et de leur « briser les os ». On milite pour « la destruction, l'occupation, l'expulsion et la colonisation » de l'enclave et de ses habitants, on rêve d’un « Moyen-Orient [...] où les Arabes ont une peur bleue des Juifs ». On suggère d'employer des « avions pulvérisateurs de carburant » sur les habitations et on maintient que « l'intérêt d'Israël » est qu’il y ait une « famine et une catastrophe humanitaire ». Quant au droit international, il s'agirait, purement et simplement, d'un « mensonge éhonté dirigé uniquement contre Israël ».
Sur les réseaux sociaux, l'ambiance est la même. Le jour des attentats, Shimon Riklin explique sur X que « Gaza devrait être rayée de la surface de la terre. » Quelques jours plus tard, le chroniqueur plaide, toujours sur X, pour une réduction de la population de la bande de Gaza « en l'incitant de diverses manières à partir ». Plus récemment, Elad Barashi, un producteur de Channel 14 proche du ministre suprémaciste Itamar Ben-Gvir, s'est fendu d'un post d'une rare violence : « Mais qui peut être assez fou pour prétendre qu’il y a des innocents à Gaza ? » s’interroge-t-il. Et poursuit : « Qui est l’ignoble crapule qui voudrait les laisser fuir vers les pays arabes ou l’Europe en toute liberté ? […] Non ! Hommes, femmes, enfants, par tous les moyens nécessaires, nous devons mener contre eux une Shoah – oui, lisez bien ces mots : un H O L O C A U S T E. En ce qui me concerne, les chambres à gaz. Des wagons de train. Et d'autres types de mort cruels pour ces nazis. Sans peur, sans faiblesse, simplement écraser. Détruire. Abattre. Aplatir. Démanteler. Briser. Écraser. »

Ces propos ont suscité l'indignation d'une partie de l'opinion publique du pays. En septembre 2024, trois ONG israéliennes ont exigé que le procureur général d’Israël lance une enquête sur Channel 14, l'accusant d'avoir diffusé des contenus incitant aux crimes de guerre et aux crimes contre l'humanité. La plainte allégue qu'au moins 50 des 265 citations figurant sur la liste des propos incriminés « appellent à ou soutiennent la commission d'un génocide ».
Autant d'éléments qui auraient pu dissuader Meyer Habib, l'ancien député des Français de l'étranger, de se rendre à plusieurs reprises sur cette chaîne. Il y a quelques semaines, ce proche de Netanyahou y était invité pour réagir à la décision d'Emmanuel Macron de reconnaître l'État de Palestine. Selon lui, le président français serait tout bonnement… sous l’influence du Qatar.
* Enquête réalisée avec l'aide de Sasha Morinière et Martin Beraud.
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