Conspiracy Watch | l'Observatoire du conspirationnisme
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Sniper : la radio publique est-elle dans son rôle lorsqu'elle promeut un rap complotiste ?

Publié par La Rédaction06 novembre 2018,

Un morceau outrageusement conspirationniste du groupe Sniper a fait l’objet le mois dernier d’un article dithyrambique sur le site de Mouv’ (Radio France). Pour son directeur, refuser de parler de ces sujets ne ferait qu’accroître auprès d’un public jeune « l’idée qu’on leur cache des choses ».

Clip de "Empire", du groupe Sniper (capture d'écran : YouTube/SNIPTV).

Le 16 octobre dernier, la Ligue internationale contre le racisme et l’antisémitisme (LICRA) a interpellé sur les réseaux sociaux (ici et ) les comptes de Mouv’ concernant la promotion assurée par son site à un morceau récent du groupe de rap Sniper. Quelques jours plus tôt, le site de l'antenne musicale « jeune » de Radio France avait consacré, sous le titre « Sniper dénonce et bouleverse avec le clip "Empire" », un article dithyrambique à « Empire », un morceau issu du dernier album de Sniper, « Personnalité Suspecte Vol. 1 ».Décrivant un groupe « sans concessions » revenu « planter une nouvelle fois sa plume dans les plaies de l'humanité » et « [s'attaquant] à la politique hexagonal (d'hier et d'aujourd'hui) », la chaîne de radio publique écrit ainsi : « ils sont restés fidèles à leurs bases et c'est pour ça qu'on les kiffe ». La page web de Mouv’ embarquait en outre le clip vidéo d’« Empire », qualifié de « revendicatif, agressif et contestataire ». En moins d'un mois, il a été vu près d'un million et demi de fois sur YouTube

Comprendre « Empire »

Comme le souligne la LICRA (dont Conspiracy Watch est fréquemment partenaire), « Empire » présente une tonalité générale marquée au coin de la sous-culture conspirationniste la plus crasse, non dénuée de remugles antisémites. Multipliant les allusions ésotériques à l’Apocalypse (« la fin du monde, on en voit les signes »), à la franc-maçonnerie (« ce sketch où personne rit ») et aux Illuminati (« Familiariser avec les puissants ne fait pas grimper au sommet de la pyramide »), le clip n'évite pas les insinuations aussi fugaces que douteuses au sujet d'Israël (« Dur d'être résistant quand on tré-ren dans le carré VIP. Tu veux les voir se chier dedans ? Suffit de parler de Palestine ») ou de Jacques Attali (« Ils veulent savoir si je suis Charlie, j'veux savoir qui est Jacques Attali »), qui compte probablement parmi les personnalités les plus ciblées par le complotisme haineux en ligne. Les organisations djihadistes comme Daech et Boko Haram sont obscurément présentées comme des « alibis » (sic) tandis qu’une litanie victimaire rythme tout le morceau :

« Suis-je bon qu'à tendre la patte ?
Suis-je le gardien de ma cage ?
Prisonnier d'un système manipulateur ; Babylone, la putain du Diable
Abrutissement des masses, pendant que les pôles se déplacent
Puce sous la peau, tu n'es qu'un numéro : plus facile de te suivre à la trace »

Pour s'être publiquement inquiété de la banalisation de l'imaginaire conspirationniste sans équivoque mobilisé dans ce clip, la LICRA a fait face à un tombereau de réactions hostiles :

Compte tenu du caractère public de Radio France et des engagements et initiatives pris par le Gouvernement au cours des dernières années pour tenter d’endiguer la montée du conspirationnisme, notamment chez les jeunes [1], la question se pose de savoir si Mouv’ est vraiment dans son rôle en relayant un tel morceau sur son site, sans prendre la moindre distance avec les multiples références conspirationnistes qui le parcourent.

« Création artistique »

Bruno Laforestrie, son directeur, nous a fait parvenir sa réponse par l’intermédiaire de la médiatrice de Radio France. Il s’y étonne des termes utilisés par la LICRA pour interpeller sa station, assurant que Mouv’ « ne [cherche] aucunement à surfer ou créer aucune forme de buzz » :

« Le fait qu’un animateur d’une émission de rap spécialisée informe son public de la sortie d’un clip vu déjà 500 000 fois en quelques jours, d’un groupe historique du rap français me paraît relever de ses fonctions. Le fait que l’article en question indique que le groupe est engagé voire provocateur et que ce clip interpelle relève de la stricte vérité. […] Il ne pourrait être nié ici la dimension artistique du groupe Sniper et de la forme prise par le vidéogramme évoqué œuvre de création par définition. Concernant le groupe incriminé, il est bon de rappeler comme vous le savez qu’il a dû  faire face à une plainte par le passé pour lequel il a obtenu une relaxe. Aussi ce groupe n’a pas appelé une vigilance particulière de notre part ni d’instruction visant à ne pas en parler ou ne pas le recevoir d’où la démarche naturel de notre salarié ».

Citant des paragraphes entiers de l’arrêt de la cour d’appel de Versailles du 18 février 2016 relaxant le chanteur Orelsan des délits d’injures publiques et de provocation à la violence, à la haine et à la discrimination envers les femmes, qui sanctuarise de fait le domaine de la création artistique, Bruno Laforestrie conclut :

« Je serai enclin à en débattre plus longuement avec vous ou votre organisation car je trouve qu’effectivement il est de notre mission de débattre de ces sujets et d’en informer notre public. C’est la démarche de débats et d’expression des jeunes sur nos antennes que nous privilégions car justement occulter des débats ou refuser d’en parler ne ferait qu’accroître auprès d’un public jeune "l’idée qu’on leur cache des choses" surtout de la part d’un média public qui doit s’adresser à tous les citoyens ».

Reste que la jurisprudence en vigueur en matière de liberté d'expression n'implique nullement un devoir de neutralité et encore moins d'éloge à l'égard de contenus qui se complaisent dans le conspirationnisme, quand ils ne confinent pas carrément à l'antisémitisme [2].

Le cahier des charges et missions de Radio France dispose que la société de radiodiffusion « participe aux actions en faveur de la cohésion sociale et à la lutte contre les discriminations. […] De façon générale, elle promeut les valeurs d’une culture et d’un civisme partagés »

Ni Sniper ni la société de production Daylight, qui produit le groupe de rap, n’ont donné suite à nos tentatives de contact.

 

Notes :

[1] Les plans nationaux de prévention de la radicalisation et de lutte contre le racisme et l’antisémitisme mentionnent le complotisme comme un enjeu majeur d’éducation aux médias et à l’information.

[2] L’intégralité des paroles de « Empire » est disponible sur le blog « Paroles » de lemonde.fr.

 

Voir aussi :

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Clip de "Empire", du groupe Sniper (capture d'écran : YouTube/SNIPTV).

Le 16 octobre dernier, la Ligue internationale contre le racisme et l’antisémitisme (LICRA) a interpellé sur les réseaux sociaux (ici et ) les comptes de Mouv’ concernant la promotion assurée par son site à un morceau récent du groupe de rap Sniper. Quelques jours plus tôt, le site de l'antenne musicale « jeune » de Radio France avait consacré, sous le titre « Sniper dénonce et bouleverse avec le clip "Empire" », un article dithyrambique à « Empire », un morceau issu du dernier album de Sniper, « Personnalité Suspecte Vol. 1 ».Décrivant un groupe « sans concessions » revenu « planter une nouvelle fois sa plume dans les plaies de l'humanité » et « [s'attaquant] à la politique hexagonal (d'hier et d'aujourd'hui) », la chaîne de radio publique écrit ainsi : « ils sont restés fidèles à leurs bases et c'est pour ça qu'on les kiffe ». La page web de Mouv’ embarquait en outre le clip vidéo d’« Empire », qualifié de « revendicatif, agressif et contestataire ». En moins d'un mois, il a été vu près d'un million et demi de fois sur YouTube

Comprendre « Empire »

Comme le souligne la LICRA (dont Conspiracy Watch est fréquemment partenaire), « Empire » présente une tonalité générale marquée au coin de la sous-culture conspirationniste la plus crasse, non dénuée de remugles antisémites. Multipliant les allusions ésotériques à l’Apocalypse (« la fin du monde, on en voit les signes »), à la franc-maçonnerie (« ce sketch où personne rit ») et aux Illuminati (« Familiariser avec les puissants ne fait pas grimper au sommet de la pyramide »), le clip n'évite pas les insinuations aussi fugaces que douteuses au sujet d'Israël (« Dur d'être résistant quand on tré-ren dans le carré VIP. Tu veux les voir se chier dedans ? Suffit de parler de Palestine ») ou de Jacques Attali (« Ils veulent savoir si je suis Charlie, j'veux savoir qui est Jacques Attali »), qui compte probablement parmi les personnalités les plus ciblées par le complotisme haineux en ligne. Les organisations djihadistes comme Daech et Boko Haram sont obscurément présentées comme des « alibis » (sic) tandis qu’une litanie victimaire rythme tout le morceau :

« Suis-je bon qu'à tendre la patte ?
Suis-je le gardien de ma cage ?
Prisonnier d'un système manipulateur ; Babylone, la putain du Diable
Abrutissement des masses, pendant que les pôles se déplacent
Puce sous la peau, tu n'es qu'un numéro : plus facile de te suivre à la trace »

Pour s'être publiquement inquiété de la banalisation de l'imaginaire conspirationniste sans équivoque mobilisé dans ce clip, la LICRA a fait face à un tombereau de réactions hostiles :

Compte tenu du caractère public de Radio France et des engagements et initiatives pris par le Gouvernement au cours des dernières années pour tenter d’endiguer la montée du conspirationnisme, notamment chez les jeunes [1], la question se pose de savoir si Mouv’ est vraiment dans son rôle en relayant un tel morceau sur son site, sans prendre la moindre distance avec les multiples références conspirationnistes qui le parcourent.

« Création artistique »

Bruno Laforestrie, son directeur, nous a fait parvenir sa réponse par l’intermédiaire de la médiatrice de Radio France. Il s’y étonne des termes utilisés par la LICRA pour interpeller sa station, assurant que Mouv’ « ne [cherche] aucunement à surfer ou créer aucune forme de buzz » :

« Le fait qu’un animateur d’une émission de rap spécialisée informe son public de la sortie d’un clip vu déjà 500 000 fois en quelques jours, d’un groupe historique du rap français me paraît relever de ses fonctions. Le fait que l’article en question indique que le groupe est engagé voire provocateur et que ce clip interpelle relève de la stricte vérité. […] Il ne pourrait être nié ici la dimension artistique du groupe Sniper et de la forme prise par le vidéogramme évoqué œuvre de création par définition. Concernant le groupe incriminé, il est bon de rappeler comme vous le savez qu’il a dû  faire face à une plainte par le passé pour lequel il a obtenu une relaxe. Aussi ce groupe n’a pas appelé une vigilance particulière de notre part ni d’instruction visant à ne pas en parler ou ne pas le recevoir d’où la démarche naturel de notre salarié ».

Citant des paragraphes entiers de l’arrêt de la cour d’appel de Versailles du 18 février 2016 relaxant le chanteur Orelsan des délits d’injures publiques et de provocation à la violence, à la haine et à la discrimination envers les femmes, qui sanctuarise de fait le domaine de la création artistique, Bruno Laforestrie conclut :

« Je serai enclin à en débattre plus longuement avec vous ou votre organisation car je trouve qu’effectivement il est de notre mission de débattre de ces sujets et d’en informer notre public. C’est la démarche de débats et d’expression des jeunes sur nos antennes que nous privilégions car justement occulter des débats ou refuser d’en parler ne ferait qu’accroître auprès d’un public jeune "l’idée qu’on leur cache des choses" surtout de la part d’un média public qui doit s’adresser à tous les citoyens ».

Reste que la jurisprudence en vigueur en matière de liberté d'expression n'implique nullement un devoir de neutralité et encore moins d'éloge à l'égard de contenus qui se complaisent dans le conspirationnisme, quand ils ne confinent pas carrément à l'antisémitisme [2].

Le cahier des charges et missions de Radio France dispose que la société de radiodiffusion « participe aux actions en faveur de la cohésion sociale et à la lutte contre les discriminations. […] De façon générale, elle promeut les valeurs d’une culture et d’un civisme partagés »

Ni Sniper ni la société de production Daylight, qui produit le groupe de rap, n’ont donné suite à nos tentatives de contact.

 

Notes :

[1] Les plans nationaux de prévention de la radicalisation et de lutte contre le racisme et l’antisémitisme mentionnent le complotisme comme un enjeu majeur d’éducation aux médias et à l’information.

[2] L’intégralité des paroles de « Empire » est disponible sur le blog « Paroles » de lemonde.fr.

 

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