Conspiracy Watch | l'Observatoire du conspirationnisme
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Newtown : ces conspirationnistes qui s’en prennent aux familles de victimes

On pourrait croire que ces provocations se limitent à des comportements individuels erratiques et isolés. Ce n’est pas le cas. Elles sont aussi le fait de groupes organisés.

Newtown : ces conspirationnistes qui s’en prennent aux familles de victimes
Timothy Rogalski

Le 14 décembre 2012, un jeune déséquilibré, Adam Lanza, assassinait 27 personnes, dont 20 enfants de l’école Sandy Hook, à Newtown, avant de se donner la mort. Comme d’autres événements tragiques ou marquants, la tuerie de Newtown a aussi ses « truthers ». Le mois dernier, l’un d’eux a été déféré devant la justice du Connecticut pour avoir harcelé par téléphone le personnel de l’établissement scolaire. Localisé par la police, qui est parvenue à remonter à l’origine des appels, Timothy Rogalski avait laissé plusieurs messages troublants sur le répondeur de l’école.

Dans un premier appel, il se faisait passer pour un père voulant inscrire son enfant : « Je veux m’assurer qu’il n’y aura pas de fausse tuerie le jour où je l’inscrirai » déclarait-il. Et d’insister : « Je veux être clair, il ne voudrait pas se faire tirer dessus par un faux Adam Lanza ». Puis Rogalski demandait si Kaitlin Roig – une survivante de la fusillade qui a sauvé la vie d’une quinzaine d’enfants en les barricadant dans une salle de bain – pourrait être l’institutrice de son fils.

Ce sont, en tout, quatre messages de la même teneur que Rogalski a laissé le mardi 7 avril 2015, entre 7h02 et 7h57, sur le répondeur de l’école Sandy Hook. Un peu plus tard dans la matinée, il a rappelé sous le prétexte fallacieux d’excuser l’absence de sa fille. Quand la secrétaire l’a interrogé sur le nom de l’enfant, il a répondu : « Dawn Hochsprung », c’est-à-dire le nom de l’ancienne principale de l’école abattue dans la fusillade. Choquée, la secrétaire a immédiatement raccroché.

Rogalski a été appréhendé le jour même à son domicile. Dans la voiture qui le conduisait au commissariat, il a passé son temps à déblatérer des billevesées conspirationnistes sur la tuerie de Sandy Hook, celle du cinéma d'Aurora, l’attentat du marathon de Boston et… le premier pas de l’homme sur la Lune. Il est allé jusqu’à accuser les policiers venus l’arrêter d’être des agents secrets du gouvernement ayant pour mission de le kidnapper et de l’éliminer.

Le lendemain, face à un juge, Rogalski a fait profil bas. Il a mendié l’indulgence en plaidant que ses coups de téléphone n’étaient après tout que des mots. Il a reconnu avoir pu offenser des gens mais a nié les avoir menacé. Au cours de l’enquête, la police apprendra que le harceleur avait aussi laissé des messages sur les répondeurs de deux autres écoles de Newtown. Rogalski a finalement été inculpé pour harcèlement, soumis à une expertise psychiatrique et la caution de sa libération provisoire a été fixée à 50 000 dollars.

Vol de plaques commémoratives

Depuis la tuerie de décembre 2012, Rogalski n’est pas, loin s’en faut, le premier « truther » à provoquer des incidents à Newtown, ni même le seul à tourmenter les proches des victimes. Les limites de l’intolérable avaient déjà été franchies en mai 2014. Un vandale se réclamant du « mouvement pour la vérité sur Sandy Hook » (Sandy Hook Truth Movement) avait dérobé une plaque commémorative au mémorial de Grace McDonnell, l’une des vingt élèves assassinés par Adam Lanza. Puis il avait appelé la mère de la petite fille assassinée pour lui expliquer son geste : selon lui, la tuerie n’était qu’une mise en scène et sa fille n’avait jamais existé.

L’auteur de ce harcèlement, un individu du nom d’Andrew Truelove, a été identifié une vingtaine de jours plus tard à la suite d’un échange de mails avec un journaliste. Dans la perquisition de son domicile en Virginie, la police a retrouvé deux plaques dédiées à des enfants victimes de la tuerie de Sandy Hook, celle de Grace McDonnell et celle de Chase Kowalski, qui avait été volée dans un mémorial au New Jersey.

On pourrait croire que ces provocations se limitent à des comportements individuels erratiques et isolés. Ce n’est pas le cas. Elles sont aussi le fait de groupes organisés.

Un mouvement agressif

Le 6 mai 2014, une douzaine de « truthers » se sont immiscés dans une réunion publique d’une Commission scolaire, à Newtown, de manière à profiter du temps de parole alloué à chaque auditeur pour poser, chacun leur tour, des questions pour le moins « orientées » sur la tuerie. Le groupe était mené par Wolfgang Halbig, un ex-inspecteur des douanes et ancien policier de la route en Floride qui se targue d’être expert dans la sécurité des écoles. Devant l’assemblée, Halbig a tout remis en question : de l’attitude de la police durant la fusillade jusqu’au refus d’utiliser son expertise pour analyser l’événement. Il a suggéré que l’on contrecarrait volontairement ses efforts pour obtenir la vérité et reproché aux membres de la Commission de suivre la ligne « officielle ». L’opération d’intimidation a cependant tourné au fiasco : les membres de la Commission et le public ont répondu par le silence aux interventions pathétiques d’Halbig et de ses partisans.

Coqueluche des « truthers » de Sandy Hook, Wolfgang Halbig gère un site web, sandyhookjustice.com
, où il insinue que la fusillade n’est qu’une mise en en scène, que les victimes sont imaginaires et que les témoins sont des comédiens. Sa notoriété, il la doit pour l’essentiel à la complosphère américaine qui ne s’est pas fait prier pour relayer abondamment ses affabulations. Il a été interviewé à plusieurs reprises par le célèbre animateur conspirationniste Alex Jones qui soutient que la tuerie n’est qu’une machination du gouvernement fédéral ayant pour but d’imposer un contrôle sur les armes à feu. A Newtown, Halbig était accompagné – entre autres – de James Fetzer, plumitif antisémite du site d’extrême-droite Veterans Today, qui l’a aidé à monter l’opération, et de Dan Bidondi, un collaborateur d’Alex Jones pour le site Infowars.La légende des « acteurs de crise »Le mouvement, pour le moins hétéroclite, des « truthers » de Sandy Hook s’est développé sur Internet aussitôt après la tragédie. Il s’est toujours montré d’une agressivité sans limites envers les familles des victimes et les témoins de la tuerie, accusés d’être des «acteurs de crise».L’expression « crisis actors » a été popularisée par un dénommé James Tracy, professeur en communication politique à la Florida Atlantic University où ses opinions complotistes bien connues ne l'empêchent pas de dispenser, entre autres, un cours sur… les théories du complot !

A peine trois semaines après le drame, Tracy avait provoqué la colère à Newtown en affirmant sur son blog (1) que le massacre ne s’était pas du tout passé de la manière dont les autorités et les médias l’avaient relaté. Sur la base de bouts d’interviews tronqués et sortis de leur contexte, il accusait notamment le médecin légiste en chef, H. Wayne Carver, d’être un imposteur.

A la radio, Tracy est allé jusqu’à déclarer que « des acteurs de crise ont pu être employés par l’Administration Obama dans le dessein de façonner l’opinion publique en faveur du contrôle des armes ».

H. Wayne Carver n’est pas le seul à avoir été pris pour cible visé par les conspirationnistes. Gene Rosen, un voisin de l’école qui, le jour de la tuerie, a protégé six enfants en train de s’enfuir, a subi un harcèlement délirant. Après avoir été interviewé dans les médias, il a commencé à être harcelé par mail et par téléphone. Accusé d’être un acteur employé par le gouvernement pour raconter une histoire au public, il a vu son identité mise en doute dans des dizaines de blogs et de forums. Des faux comptes ont été créés à son nom et des informations personnelles divulguées en ligne. Pour alléguer qu’il jouait la comédie, les « truthers » ont avancé qu’il était inscrit à la Screen Actors Guild. En fait, il s’agissait d’un homonyme.

Robbie Parker, père d’une fillette de 6 ans victime du carnage, Emilie, a lui aussi été accusé d’être un « acteur de crise ». Ses larmes n’ont pas été jugées suffisamment sincères par les « chercheurs de vérité » qui ont disséqué la vidéo de son interview diffusée sur CNN au lendemain de la tragédie. Un rire nerveux lâché face aux caméras a été analysé comme un signe supplémentaire de sa duplicité.

Ne reculant devant aucune obscénité, les « truthers » ont même proclamé que la petite Emilie Parker était encore vivante. Ils ont prétendu reconnaître Emilie Parker sur les genoux du président Obama lors de sa visite aux proches des victimes. Il s’agissait en réalité de sa sœur, Madeline.

La famille Phelps, dont les deux enfants scolarisés à Sandy Hook ont survécu à la fusillade, a également été prise pour cible par les «truthers». Le rôle des parents, Nick et Laura Phelps, aurait été interprété face aux médias par un autre couple, Richard Sexton et Jennifer Greenberg Sexton, de prétendus agents de la sécurité intérieure. De vagues ressemblances entre les deux couples sur quelques photos de famille ont suffi à répandre ces affabulations.

La « cruauté tordue des truthers »

Enfin, comment ne pas s’attarder sur le sort réservé par les conspirationnistes aux parents de Noah Pozner, le benjamin des victimes de la tuerie ? Les attaques à leur encontre, aux forts relents antisémites, se sont intensifiées à la suite d’un vibrant plaidoyer prononcé par la mère de Noah, Veronique Pozner, en faveur d’un meilleur contrôle des armes à feu aux Etats-Unis. Celle-ci s’est retrouvée accusée sur le Net d’être un personnage-clé de « la fausse tuerie » : elle ne serait pas la vraie mère de Noah, ni la femme de son mari, ni même infirmière dans un service d’oncologie mais une espionne israélienne de haut rang, conseiller juridique à l’ambassade de Suisse et couverte, à ce titre, par l’immunité diplomatique. Last but not least, son visage aurait été photoshopé sur les photos de famille afin de rendre son récit plus véridique…

Que pourrait répondre son époux, Lenny Pozner, à ces élucubrations ? Dans un éditorial publié dans le Hartford Courant en juillet 2014, il relatait la cruauté tordue des « truthers » de Sandy Hook et le harcèlement qu’ils font subir aux familles des victimes. Quelques mois plus tôt, sur son compte Google+, il avait souligné combien les approximations et les inexactitudes parues dans la presse au lendemain de la tuerie avaient pu servir à alimenter toutes sortes de supputations scabreuses sur la mort de leur enfant. Afin de couper court à ces allégations délirantes, Lenny Pozner a même rendu publics l’acte de décès de son fils et les rapports d’examens post-mortem. En pure perte : Lenny Pozner s’est vu immédiatement accusé d’avoir lui-même fabriqué ces documents.

Les arguties des « truthers » ont repris de plus belle après le massacre de l’école militaire de Peshawar du 16 décembre 2014. Une photo prise lors de la veillée mortuaire montrait une jeune femme brandissant le portrait de Noah Pozner au côté de ceux des écoliers tués par les Talibans (le bilan est de 160 victimes dont une majorité d’enfants). Ce portrait, également visible sur des banderoles commémoratives dans d’autres documents filmés au Pakistan, figurait en outre sur la page Facebook dédiée à la mémoire des victimes de l’école de Peshawar. Il avait été posté, le jour du massacre, dans un montage photo qui assemblait les images de plusieurs élèves décédés avec l’inscription suivante, en anglais : « Ils sont allés à l’école et n’en sont jamais revenus ». Tous les portraits du collage étaient tagués et l’on pouvait lire sur celui de Noah Pozner le nom "Huzaifa Huxaifa" (cliquer sur l'image ci-dessous pour l'agrandir).

Et alors ? Et alors il n’en fallu pas plus aux « truthers » pour conclure que « le même enfant "Noah Pozner alias Huzaifa Huxaifa" [avait] été utilisé dans deux tueries différentes ». Le site d'Alex Jones, Prison Planet, ou celui de David Icke, le théoricien du « complot reptilien », l'affirment. En France, les sites Stop Mensonges, Wikistrike, Egalité & Réconciliation ou Réseau International en sont persuadés : « Noah Pozner, 6 ans, (...) a réussi à réaliser l’exploit phénoménal d’être tué deux fois . D’abord à l’école primaire de Sandy Hook (SHES) à Newtown, au Connecticut, le 14 décembre 2012 ; la seconde fois deux ans et deux jours plus tard à l’école publique à Peshawar au Pakistan, le 16 décembre 2014 ».

Vérification faite, aucune des 160 victimes recensées du massacre de l’école de Peshawar ne portait le nom de « Huzaifa Huxaifa » - ni même un nom s'en approchant. La solution du « mystère » pourrait s'avérer bien plus prosaïque que la thèse d’une cabale gigantesque qui s’étendrait du Connecticut aux contreforts de l'Hindou-Kouch. Sans intention maligne, la personne qui a réalisé le collage y aura tout simplement inclus la photo de Noah Pozner pour associer le destin des enfants martyrs du massacre de l’école militaire de Peshawar à celui des enfants martyrs du massacre de l’école Sandy Hook qui s’était produit exactement deux ans auparavant, à deux jours près (des commémorations venaient d'ailleurs d'avoir lieu aux Etats-Unis). Une fois posté sur Facebook, le montage des photos, comprenant celle de Noah Pozner, aura été reproduit et utilisé lors de manifestations commémoratives. Quant aux tags sous les images des écoliers décédés sur Facebook, rien n'indique qu'ils aient été ajoutés par des utilisateurs qui ne soient pas complètement étrangers au drame ni qu'ils aient la moindre signification.

Face à toutes ces calomnies, les proches des victimes de la tuerie de Sandy Hook sont longtemps restés désarmés.

En 2014, Lenny Pozner a fondé une association, HONR Network, pour donner les moyens aux proches des victimes de poursuivre en justice « tous ceux qui sciemment et publiquement diffament, harcèlent et abusent émotionnellement des victimes, et/ou de leurs familles, dans les grandes tragédies médiatisées ». HONR Network a ainsi pu faire retirer, en décembre de la même année, une vidéo de YouTube et d’Infowars, l’un des sites d’Alex Jones, en faisant jouer des droits de copyright.

Pour se protéger des « truthers », la famille de Victoria Soto – une jeune institutrice qui a sacrifié sa vie pour tenter de sauver celle de ses élèves – a pris une mesure encore plus radicale au début de l’année 2015. Elle a fait de « Victoria Soto » une marque déposée afin d’entamer des poursuites envers quiconque s’attaquerait à la mémoire de la défunte institutrice ou chercherait à usurper son nom.

Note :
(1) Memory Hole, le blog de James Tracy, se présente comme un espace de réflexions sur les médias et la politique. A la lecture, il se révèle être un blog conspirationniste bien ordinaire : de l’assassinat de JFK aux meurtriers de masse en passant par le 11-Septembre et l’attentat de Boston, les versions qualifiées d’« officielles » sont toutes remises en question. En outre, sur son podcast intitulé « Real Politik », Tracy donne la parole à des propagandistes et des négationnistes notoires. Interrogé sur la Shoah, James Tracy a lui-même répondu qu’il n’était « pas un expert de l’Holocauste. Il faudrait regarder ça de plus près. Mais il y a beaucoup de croyances dans notre culture qui devraient être interrogées de plus près ».

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On pourrait croire que ces provocations se limitent à des comportements individuels erratiques et isolés. Ce n’est pas le cas. Elles sont aussi le fait de groupes organisés.

Newtown : ces conspirationnistes qui s’en prennent aux familles de victimes
Timothy Rogalski

Le 14 décembre 2012, un jeune déséquilibré, Adam Lanza, assassinait 27 personnes, dont 20 enfants de l’école Sandy Hook, à Newtown, avant de se donner la mort. Comme d’autres événements tragiques ou marquants, la tuerie de Newtown a aussi ses « truthers ». Le mois dernier, l’un d’eux a été déféré devant la justice du Connecticut pour avoir harcelé par téléphone le personnel de l’établissement scolaire. Localisé par la police, qui est parvenue à remonter à l’origine des appels, Timothy Rogalski avait laissé plusieurs messages troublants sur le répondeur de l’école.

Dans un premier appel, il se faisait passer pour un père voulant inscrire son enfant : « Je veux m’assurer qu’il n’y aura pas de fausse tuerie le jour où je l’inscrirai » déclarait-il. Et d’insister : « Je veux être clair, il ne voudrait pas se faire tirer dessus par un faux Adam Lanza ». Puis Rogalski demandait si Kaitlin Roig – une survivante de la fusillade qui a sauvé la vie d’une quinzaine d’enfants en les barricadant dans une salle de bain – pourrait être l’institutrice de son fils.

Ce sont, en tout, quatre messages de la même teneur que Rogalski a laissé le mardi 7 avril 2015, entre 7h02 et 7h57, sur le répondeur de l’école Sandy Hook. Un peu plus tard dans la matinée, il a rappelé sous le prétexte fallacieux d’excuser l’absence de sa fille. Quand la secrétaire l’a interrogé sur le nom de l’enfant, il a répondu : « Dawn Hochsprung », c’est-à-dire le nom de l’ancienne principale de l’école abattue dans la fusillade. Choquée, la secrétaire a immédiatement raccroché.

Rogalski a été appréhendé le jour même à son domicile. Dans la voiture qui le conduisait au commissariat, il a passé son temps à déblatérer des billevesées conspirationnistes sur la tuerie de Sandy Hook, celle du cinéma d'Aurora, l’attentat du marathon de Boston et… le premier pas de l’homme sur la Lune. Il est allé jusqu’à accuser les policiers venus l’arrêter d’être des agents secrets du gouvernement ayant pour mission de le kidnapper et de l’éliminer.

Le lendemain, face à un juge, Rogalski a fait profil bas. Il a mendié l’indulgence en plaidant que ses coups de téléphone n’étaient après tout que des mots. Il a reconnu avoir pu offenser des gens mais a nié les avoir menacé. Au cours de l’enquête, la police apprendra que le harceleur avait aussi laissé des messages sur les répondeurs de deux autres écoles de Newtown. Rogalski a finalement été inculpé pour harcèlement, soumis à une expertise psychiatrique et la caution de sa libération provisoire a été fixée à 50 000 dollars.

Vol de plaques commémoratives

Depuis la tuerie de décembre 2012, Rogalski n’est pas, loin s’en faut, le premier « truther » à provoquer des incidents à Newtown, ni même le seul à tourmenter les proches des victimes. Les limites de l’intolérable avaient déjà été franchies en mai 2014. Un vandale se réclamant du « mouvement pour la vérité sur Sandy Hook » (Sandy Hook Truth Movement) avait dérobé une plaque commémorative au mémorial de Grace McDonnell, l’une des vingt élèves assassinés par Adam Lanza. Puis il avait appelé la mère de la petite fille assassinée pour lui expliquer son geste : selon lui, la tuerie n’était qu’une mise en scène et sa fille n’avait jamais existé.

L’auteur de ce harcèlement, un individu du nom d’Andrew Truelove, a été identifié une vingtaine de jours plus tard à la suite d’un échange de mails avec un journaliste. Dans la perquisition de son domicile en Virginie, la police a retrouvé deux plaques dédiées à des enfants victimes de la tuerie de Sandy Hook, celle de Grace McDonnell et celle de Chase Kowalski, qui avait été volée dans un mémorial au New Jersey.

On pourrait croire que ces provocations se limitent à des comportements individuels erratiques et isolés. Ce n’est pas le cas. Elles sont aussi le fait de groupes organisés.

Un mouvement agressif

Le 6 mai 2014, une douzaine de « truthers » se sont immiscés dans une réunion publique d’une Commission scolaire, à Newtown, de manière à profiter du temps de parole alloué à chaque auditeur pour poser, chacun leur tour, des questions pour le moins « orientées » sur la tuerie. Le groupe était mené par Wolfgang Halbig, un ex-inspecteur des douanes et ancien policier de la route en Floride qui se targue d’être expert dans la sécurité des écoles. Devant l’assemblée, Halbig a tout remis en question : de l’attitude de la police durant la fusillade jusqu’au refus d’utiliser son expertise pour analyser l’événement. Il a suggéré que l’on contrecarrait volontairement ses efforts pour obtenir la vérité et reproché aux membres de la Commission de suivre la ligne « officielle ». L’opération d’intimidation a cependant tourné au fiasco : les membres de la Commission et le public ont répondu par le silence aux interventions pathétiques d’Halbig et de ses partisans.

Coqueluche des « truthers » de Sandy Hook, Wolfgang Halbig gère un site web, sandyhookjustice.com
, où il insinue que la fusillade n’est qu’une mise en en scène, que les victimes sont imaginaires et que les témoins sont des comédiens. Sa notoriété, il la doit pour l’essentiel à la complosphère américaine qui ne s’est pas fait prier pour relayer abondamment ses affabulations. Il a été interviewé à plusieurs reprises par le célèbre animateur conspirationniste Alex Jones qui soutient que la tuerie n’est qu’une machination du gouvernement fédéral ayant pour but d’imposer un contrôle sur les armes à feu. A Newtown, Halbig était accompagné – entre autres – de James Fetzer, plumitif antisémite du site d’extrême-droite Veterans Today, qui l’a aidé à monter l’opération, et de Dan Bidondi, un collaborateur d’Alex Jones pour le site Infowars.La légende des « acteurs de crise »Le mouvement, pour le moins hétéroclite, des « truthers » de Sandy Hook s’est développé sur Internet aussitôt après la tragédie. Il s’est toujours montré d’une agressivité sans limites envers les familles des victimes et les témoins de la tuerie, accusés d’être des «acteurs de crise».L’expression « crisis actors » a été popularisée par un dénommé James Tracy, professeur en communication politique à la Florida Atlantic University où ses opinions complotistes bien connues ne l'empêchent pas de dispenser, entre autres, un cours sur… les théories du complot !

A peine trois semaines après le drame, Tracy avait provoqué la colère à Newtown en affirmant sur son blog (1) que le massacre ne s’était pas du tout passé de la manière dont les autorités et les médias l’avaient relaté. Sur la base de bouts d’interviews tronqués et sortis de leur contexte, il accusait notamment le médecin légiste en chef, H. Wayne Carver, d’être un imposteur.

A la radio, Tracy est allé jusqu’à déclarer que « des acteurs de crise ont pu être employés par l’Administration Obama dans le dessein de façonner l’opinion publique en faveur du contrôle des armes ».

H. Wayne Carver n’est pas le seul à avoir été pris pour cible visé par les conspirationnistes. Gene Rosen, un voisin de l’école qui, le jour de la tuerie, a protégé six enfants en train de s’enfuir, a subi un harcèlement délirant. Après avoir été interviewé dans les médias, il a commencé à être harcelé par mail et par téléphone. Accusé d’être un acteur employé par le gouvernement pour raconter une histoire au public, il a vu son identité mise en doute dans des dizaines de blogs et de forums. Des faux comptes ont été créés à son nom et des informations personnelles divulguées en ligne. Pour alléguer qu’il jouait la comédie, les « truthers » ont avancé qu’il était inscrit à la Screen Actors Guild. En fait, il s’agissait d’un homonyme.

Robbie Parker, père d’une fillette de 6 ans victime du carnage, Emilie, a lui aussi été accusé d’être un « acteur de crise ». Ses larmes n’ont pas été jugées suffisamment sincères par les « chercheurs de vérité » qui ont disséqué la vidéo de son interview diffusée sur CNN au lendemain de la tragédie. Un rire nerveux lâché face aux caméras a été analysé comme un signe supplémentaire de sa duplicité.

Ne reculant devant aucune obscénité, les « truthers » ont même proclamé que la petite Emilie Parker était encore vivante. Ils ont prétendu reconnaître Emilie Parker sur les genoux du président Obama lors de sa visite aux proches des victimes. Il s’agissait en réalité de sa sœur, Madeline.

La famille Phelps, dont les deux enfants scolarisés à Sandy Hook ont survécu à la fusillade, a également été prise pour cible par les «truthers». Le rôle des parents, Nick et Laura Phelps, aurait été interprété face aux médias par un autre couple, Richard Sexton et Jennifer Greenberg Sexton, de prétendus agents de la sécurité intérieure. De vagues ressemblances entre les deux couples sur quelques photos de famille ont suffi à répandre ces affabulations.

La « cruauté tordue des truthers »

Enfin, comment ne pas s’attarder sur le sort réservé par les conspirationnistes aux parents de Noah Pozner, le benjamin des victimes de la tuerie ? Les attaques à leur encontre, aux forts relents antisémites, se sont intensifiées à la suite d’un vibrant plaidoyer prononcé par la mère de Noah, Veronique Pozner, en faveur d’un meilleur contrôle des armes à feu aux Etats-Unis. Celle-ci s’est retrouvée accusée sur le Net d’être un personnage-clé de « la fausse tuerie » : elle ne serait pas la vraie mère de Noah, ni la femme de son mari, ni même infirmière dans un service d’oncologie mais une espionne israélienne de haut rang, conseiller juridique à l’ambassade de Suisse et couverte, à ce titre, par l’immunité diplomatique. Last but not least, son visage aurait été photoshopé sur les photos de famille afin de rendre son récit plus véridique…

Que pourrait répondre son époux, Lenny Pozner, à ces élucubrations ? Dans un éditorial publié dans le Hartford Courant en juillet 2014, il relatait la cruauté tordue des « truthers » de Sandy Hook et le harcèlement qu’ils font subir aux familles des victimes. Quelques mois plus tôt, sur son compte Google+, il avait souligné combien les approximations et les inexactitudes parues dans la presse au lendemain de la tuerie avaient pu servir à alimenter toutes sortes de supputations scabreuses sur la mort de leur enfant. Afin de couper court à ces allégations délirantes, Lenny Pozner a même rendu publics l’acte de décès de son fils et les rapports d’examens post-mortem. En pure perte : Lenny Pozner s’est vu immédiatement accusé d’avoir lui-même fabriqué ces documents.

Les arguties des « truthers » ont repris de plus belle après le massacre de l’école militaire de Peshawar du 16 décembre 2014. Une photo prise lors de la veillée mortuaire montrait une jeune femme brandissant le portrait de Noah Pozner au côté de ceux des écoliers tués par les Talibans (le bilan est de 160 victimes dont une majorité d’enfants). Ce portrait, également visible sur des banderoles commémoratives dans d’autres documents filmés au Pakistan, figurait en outre sur la page Facebook dédiée à la mémoire des victimes de l’école de Peshawar. Il avait été posté, le jour du massacre, dans un montage photo qui assemblait les images de plusieurs élèves décédés avec l’inscription suivante, en anglais : « Ils sont allés à l’école et n’en sont jamais revenus ». Tous les portraits du collage étaient tagués et l’on pouvait lire sur celui de Noah Pozner le nom "Huzaifa Huxaifa" (cliquer sur l'image ci-dessous pour l'agrandir).

Et alors ? Et alors il n’en fallu pas plus aux « truthers » pour conclure que « le même enfant "Noah Pozner alias Huzaifa Huxaifa" [avait] été utilisé dans deux tueries différentes ». Le site d'Alex Jones, Prison Planet, ou celui de David Icke, le théoricien du « complot reptilien », l'affirment. En France, les sites Stop Mensonges, Wikistrike, Egalité & Réconciliation ou Réseau International en sont persuadés : « Noah Pozner, 6 ans, (...) a réussi à réaliser l’exploit phénoménal d’être tué deux fois . D’abord à l’école primaire de Sandy Hook (SHES) à Newtown, au Connecticut, le 14 décembre 2012 ; la seconde fois deux ans et deux jours plus tard à l’école publique à Peshawar au Pakistan, le 16 décembre 2014 ».

Vérification faite, aucune des 160 victimes recensées du massacre de l’école de Peshawar ne portait le nom de « Huzaifa Huxaifa » - ni même un nom s'en approchant. La solution du « mystère » pourrait s'avérer bien plus prosaïque que la thèse d’une cabale gigantesque qui s’étendrait du Connecticut aux contreforts de l'Hindou-Kouch. Sans intention maligne, la personne qui a réalisé le collage y aura tout simplement inclus la photo de Noah Pozner pour associer le destin des enfants martyrs du massacre de l’école militaire de Peshawar à celui des enfants martyrs du massacre de l’école Sandy Hook qui s’était produit exactement deux ans auparavant, à deux jours près (des commémorations venaient d'ailleurs d'avoir lieu aux Etats-Unis). Une fois posté sur Facebook, le montage des photos, comprenant celle de Noah Pozner, aura été reproduit et utilisé lors de manifestations commémoratives. Quant aux tags sous les images des écoliers décédés sur Facebook, rien n'indique qu'ils aient été ajoutés par des utilisateurs qui ne soient pas complètement étrangers au drame ni qu'ils aient la moindre signification.

Face à toutes ces calomnies, les proches des victimes de la tuerie de Sandy Hook sont longtemps restés désarmés.

En 2014, Lenny Pozner a fondé une association, HONR Network, pour donner les moyens aux proches des victimes de poursuivre en justice « tous ceux qui sciemment et publiquement diffament, harcèlent et abusent émotionnellement des victimes, et/ou de leurs familles, dans les grandes tragédies médiatisées ». HONR Network a ainsi pu faire retirer, en décembre de la même année, une vidéo de YouTube et d’Infowars, l’un des sites d’Alex Jones, en faisant jouer des droits de copyright.

Pour se protéger des « truthers », la famille de Victoria Soto – une jeune institutrice qui a sacrifié sa vie pour tenter de sauver celle de ses élèves – a pris une mesure encore plus radicale au début de l’année 2015. Elle a fait de « Victoria Soto » une marque déposée afin d’entamer des poursuites envers quiconque s’attaquerait à la mémoire de la défunte institutrice ou chercherait à usurper son nom.

Note :
(1) Memory Hole, le blog de James Tracy, se présente comme un espace de réflexions sur les médias et la politique. A la lecture, il se révèle être un blog conspirationniste bien ordinaire : de l’assassinat de JFK aux meurtriers de masse en passant par le 11-Septembre et l’attentat de Boston, les versions qualifiées d’« officielles » sont toutes remises en question. En outre, sur son podcast intitulé « Real Politik », Tracy donne la parole à des propagandistes et des négationnistes notoires. Interrogé sur la Shoah, James Tracy a lui-même répondu qu’il n’était « pas un expert de l’Holocauste. Il faudrait regarder ça de plus près. Mais il y a beaucoup de croyances dans notre culture qui devraient être interrogées de plus près ».

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Bertrand Maury
Collaborateur de longue date de Conspiracy Watch, Bertrand Maury est l’un des plus fins connaisseurs francophones des théories du complot autour de l’assassinat de John F. Kennedy. Son intérêt pour le phénomène conspirationniste remonte aux années 1980.
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