
Conspiracy Watch : Les « théories du complot » ont-elles une histoire ? De quand peut-on dater leur apparition ?
Pierre-André Taguieff : Elles n’ont pas une histoire autonome, car elles sont fortement dépendantes des contextes, mais leurs représentations et leurs schèmes majeurs ont bien une histoire, qui est celle de leur transmission et de leurs métamorphoses. Et l’affaire se complique, en ce que la plupart des complots réels s’accompagnent de récits complotistes visant à les légitimer. Attribuer à un ennemi qu’on veut éliminer tel ou tel complot imaginaire est une vieille arme symbolique utilisée par les États aussi bien que par les minorités subversives. C’est la dimension fonctionnelle de toute « théorie du complot ». C’est pourquoi les « théories du complot » n’ont pas une naissance historique bien identifiable : on peut soutenir qu’elles sont aussi vieilles que les complots réels.
S’il y a un apport spécifique de la culture moderne à la pensée conspirationniste, c’est celui de la dimension critique/démystificatrice, résultat de la vulgarisation du mode de pensée des « maîtres du soupçon » (Marx, Nietzsche, Freud). Une révélation démystifiante, fondée sur la croyance fausse selon laquelle « tout événement mauvais est à imputer à la volonté mauvaise d’une puissance maléfique » (Karl Popper), imputation relevant d’une « cognition paranoïde » qui fonde une accusation, et une condamnation hypermorale, qui prend ordinairement la forme de l’indignation, visant les puissances secrètes identifiées : telles sont les deux composantes fondamentales de la pensée conspirationniste, telle qu’elle fonctionne dans le monde moderne.
C. W. : Quels critères retenez-vous pour identifier les contextes ou les moments les plus favorables à l’éclosion de « théories du complot » ?
P-A T. : Les périodes au cours desquelles se multiplient les récits conspirationnistes correspondent à des moments de crise qui ébranlent les fondements de la vie sociale, où les valeurs deviennent indistinctes et ne peuvent plus être hiérarchisées, où les oppositions entre valeurs négatives et positives se brouillent ou s’effacent, le bien se confondant avec le mal, et le vrai avec le faux.
D’une façon générale, on observe que les vagues conspirationnistes surgissent dans des contextes de crise globale ou de bouleversements profonds de l’ordre social, ébranlant le fondement des valeurs et des normes. Révolution française, révolution d’Octobre, crise de 1929, crise financière de 2007-2009 : autant d’événements destructeurs de certitudes et de repères, aussitôt suivis d’interprétations plus ou moins délirantes (bien que rationalisantes) fondées sur l’idée de complot, ces dernières permettant de redonner du sens à la marche de l’histoire.

a pris forme dans la pensée contre-révolutionnaire ou réactionnaire entre 1789 et 1799. Le premier rôle a été joué par l’abbé Augustin de Barruel (1741-1820), qui, dans ses Mémoires pour servir à l’histoire du jacobinisme (1797-1798), a exposé la thèse selon laquelle la Révolution française aurait été le résultat d’un complot maçonnique. Le principal acteur en aurait été les « Illuminés » de Bavière, ou « Illuminati », dirigés par Adam Weishaupt. Ledit complot maçonnique sera réinterprété ensuite, au cours du XIXe siècle, comme complot judéo-maçonnique dont l’objectif serait la conquête du monde à travers la destruction de la civilisation chrétienne. Le modèle répulsif de l’ennemi est emprunté à la littérature antimaçonnique fabriquée au cours de la deuxième moitié du XVIIIe siècle, où les « sociétés secrètes » font l’objet de fantasmes d’inspiration apocalyptique sur le grand complot. Mais au chimérique complot franc-maçon ou jacobin répond le non moins chimérique complot contre-révolutionnaire, royaliste ou aristocratique, qui lui-même se métamorphosera au XIXe siècle en un complot réactionnaire, des « forces de la réaction », de la bourgeoisie, ou des puissances financières.
L’époque présente se caractérise par une forte augmentation des incertitudes et des peurs qu’elles provoquent ou stimulent du fait de leur circulation en temps réel. Nos contemporains se sentent coupés du passé, incertains face à l’avenir et méfiants ou désorientés à l’égard du présent. D’où un profond désarroi, qui dispose les individus à être crédules, tant ils cherchent à se rassurer. Notre époque est aussi celle où les peurs entretenues par des changements rapides, imprévus et incompris s’accompagnent de puissantes vagues de soupçons, qui poussent à interpréter les événements les plus inquiétants (et ils se bousculent !) comme autant d’indices de l’existence de forces invisibles qui « mènent le monde ». C’est parce que les idéologues conspirationnistes partagent avec leurs contemporains ces évidences propres au sens commun de l’époque qu’ils peuvent exercer sur eux une influence en leur offrant des récits attractifs. Ils jouent en ce sens le rôle de miroirs de l’époque.
Comme d’autres époques marquées par des crises touchant les valeurs fondamentales, notamment celles déclenchées par les bouleversements révolutionnaires (Révolution française, révolution d’Octobre, etc.), notre époque, où la guerre se confond avec la paix et où, dans les relations internationales et le monde économico-financier, le mensonge règne sans partage, est particulièrement favorable à la multiplication des représentations ou des récits conspirationnistes, à leur diffusion rapide et à leur banalisation.
C. W. : Les « théories du complot » sont-elles une particularité culturelle du monde occidental ?
Lire la troisième partie.
The dark side of the plot
Grâce à Conspiracy watch et à Monsieur Pierre-André Taguieff, nous n’ignorons rien de la face sombre du conspirationisme.
Monsieur Frédéric Lordon, poète et néanmoins chercheur au CNRS, pense que cet aspect n’en épuise pas le contenu et, dans un dans un article électronique du 24 août 2012 intitulé : « Conspirationnisme : la paille et la poutre » dans lequel il fait un éloge paradoxal de ce mode de pensée, il s’attache à en dévoiler la face lumineuse.
J’ai quelques questions à poser suite à la lecture de cet article.
Voici la première.
Monsieur Lordon affirme : « Quand les cinq grandes firmes de Wall Street en 2004 obtiennent à force de pressions une réunion longtemps tenue secrète à la Securities and Exchange Commission (SEC), le régulateur des marchés de capitaux américains, pour obtenir de lui l’abolition de la « règle Picard » limitant à 12 le coefficient de leviérisation globale des banques d’affaires, il faudrait une réticence intellectuelle confinant à l’obturation pure et simple pour ne pas y voir l’action concertée et dissimulée d’un groupe d’intérêts spécialement puissants et organisés – soit un complot, d’ailleurs tout à fait couronné de succès. »
L’affirmation est-elle vraie ou relève-t-elle d’une vision conspirationiste de la réalité économique ?
Merci d’avance à ceux qui prendront plaisir à répondre à cette question.
Carlos Pedro, menuisier pauvre et journaliste ignorant
@ “Carlos Pedro” :
Monsieur, vous intervenez ici sous pseudo, en l’occurrence le pseudo utilisé par Pierre Carles pour piéger ses interlocuteurs. Alors de deux choses l’une : ou bien vous essayez de vous faire passer pour Pierre Carles en usurpant son pseudo, ou bien vous êtes Pierre Carles. Dans les deux cas, les conditions d’un échange loyal et constructif ne sont pas réunies. Vous vous intéressez au conspirationnisme ? Tout “journaliste ignorant” que vous prétendez être, vous savez apparemment écrire. Donc lire aussi. Je vous renvoie par conséquent à la bibliographie conseillée sur ce site :
Compléments :
1 L’article « Conspirationnisme : la paille et la poutre » de Frédéric Lordon ne fait nullement l’éloge du mode pensée conspirationniste. Au contraire.
2 L’article « Conspirationnisme : la paille et la poutre » de Frédéric Lordon est accessible à l’adresse http://blog.mondediplo.net/2012-08-24-Conspirationnisme-la-paille-et-la-poutre .
3 Pour discuter cet article, il faut et il suffit utiliser le système de commentaire local (« Ajouter un commentaire »).
4 Pour inviter Rudy Reichstadt à discuter cet article, il faut et il suffit lui envoyer un courrier électronique. Ne polluez pas ces commentaires-ci, destinés à discuter l’entretien avec Pierre-André Taguieff.
@ Nicolas Krebs : Merci pour cette mise au point mais j’ai une réserve concernant votre point n°1. S’agissant du texte de F. Lordon, je pense que “Carlos Pedro” a au contraire bien résumé le propos en parlant d’un “éloge paradoxal” du mode de pensée conspirationniste. D’ailleurs, les premiers intéressés ne s’y sont pas trompés : l’article de Lordon a été rapidement reproduit après sa mise en ligne sur le blog d’Etienne Chouard, Le Grand Soir.info, nouvelordremondia.cc ou encore CentPapiers.com, des sites qui tous font la part belle à la pensée complotiste justement… Sur le sujet, je vous renvoie à la lettre ouverte qu’ont adressé les Luftmenschen à F. Lordon (restée, à ma connaissance, sans réponse à ce jour…) :
Remarquable entretien avec un penseur essentiel. Merci.
Lordon écrit une chose en définitif : A tort ou à raison, les gens ont raison de croire aux théories du complot car après tout on leur ment. Eh puis c’est une bonne chose au fond.
De toute manière F. Lordon explique à longueur de page que les “riches”, la classe dominante, tire les ficelles de ce qu’il se passe dans l’économie, les médias, la politique, les syndicats, etc… C’est du marxisme-communisme classique certes mais ça n’aide pas à rester objectif selon moi.
Les dépossédés du Net (Pierre Carles est un petit lutin taquin)
Il est bien évident que je n’existe pas. (Au régal des vermines)
Les circonstances t’ont placé à l’orée de la vie et à chaque étape, tu affronteras une interrogation. Ton avenir sera façonné par tes réponses. Et elles ne seront pas plaisantes. (Nehru)
Le conspirationnisme n’est pas la psychopathologie de quelques égarés, il est le symptôme nécessaire de la dépossession politique et de la confiscation du débat public. Aussi est-il de la dernière ineptie de reprocher au peuple ses errements de pensée quand on a si méthodiquement organisé sa privation de tout instrument de pensée et sa relégation hors de toute activité de pensée. Mais plus encore que de la dépossession, le conspirationnisme, dont les élites font le signe d’une irrémédiable minorité, pourrait être le signe paradoxal que le peuple, en fait, accède à la majorité puisqu’il en a soupé d’écouter avec déférence les autorités et qu’il entreprend de se figurer le monde sans elles.(Frédéric Lordon)
Alice ressentit une légère irritation d’entendre le vers à soie faire des remarques si désobligeantes. Elle se redressa de toute sa hauteur et déclara avec componction : « Je pense que ce serait d’abord à vous de me dire qui vous êtes. »
« Pourquoi ça ? » demanda le Bombyx.
C’était-là une autre question embarrassante ; comme aucune bonne raison ne venait à l’esprit d’Alice et comme, en outre, le vers à soie semblait faire preuve d’un déplorable état d’esprit, elle lui tourna le dos pour s’éloigner de lui.
« Revenez ! lui cria le Bombyx. J’ai quelque chose d’important à vous communiquer ! »
Monsieur Reichstadt,
Je vous remercie pour votre message (Excusez-moi si j’ai un peu tardé à vous répondre mais j’étais ces jours-ci bien occupé dans mon atelier : je travaille à une nouvelle marionnette qui, je vous l’avoue, n’en finit pas de me stupéfier) Il m’a fait chaud au cœur. Vous savez, depuis que j’ai soulevé l’étendard de la révolte, je me sens bien seul dans ma katiba bla bla. J’ai l’impression d’être un petit taggueur farceur de Homs ou de Hama, oublié de tous même du Monde, de Libération et des rois du pétrole. Oui, vraiment, votre message m’a bien réconforté. Votre bibliographie aussi, mais malheureusement, j’ai peur de ne pas y trouver la réponse à ma question. Je me trompe ?
Un jour Tchouang Tseu rêva qu’il était un papillon mais à son réveil il ne savait plus s’il était Tchouang Tseu ou un papillon rêvant qu’il était Tchouang Tseu. Il me semble entendre ce vieux satyre de Shannon me susurrant à l’oreille : “Fantastique !” Oui, le Net est positivement fantastique ! Samedi à cause de Monsieur Kobacci je m’étais persuadé que j’étais un shabiya médiatique et voilà qu’aujourd’hui, grâce à vous, je ne sais plus si je suis Pierre Carles se faisant passer pour Carlos Pedro ou Carlos Pedro se faisant passer pour Pierre Carles ?
Et si j’étais tout simplement, moi, ne cherchant à se faire passer pour personne, vous savez ce menuisier pauvre qui, ayant lu un livre fascinant sur l’étrange Monsieur Jacotot s’était mis en tête de devenir, puisqu’il était ignorant, journaliste.
Dans ce livre, l’auteur, un certain Jacques Rancière, affirme que : « quiconque instruit sans émanciper abrutit » et que « la raison se perd là ou un homme parle à un autre homme qui ne peut lui répliquer ». Il vilipende la rhétorique qui parle pour faire taire et les savants qui interrogent pour instruire alors que seules les questions de l’ignorant sont de vraies questions qui invitent à l’exercice authentique de l’intelligence. On y lit aussi cette sentence délirante du maître fou : « Il n’y a pas de plus beau spectacle que le spectacle d’un homme qui parle mais l’auditeur doit se réserver le droit de penser à ce qu’il vient d’entendre et le parleur ( le parleur, notez-le bien Monsieur Reichstadt) doit l’y engager…» Pour résumer un fou, à la suite d’un autre fou, ose affirmer dans sa folie que tous les hommes disposent d’une égale intelligence, que croire en l’égalité intellectuel c’est s’émanciper et qu’il n’y a d’émancipation que par la volonté des ignorants de vérifier continûment cette croyance.
Monsieur Bricmont avant de devenir un adepte du style paranoïde si chère à l’historien américain Richard Hofstadter aurait sans doute conclu que cette dernière hypothèse, à savoir que Carlos Pedro était Carlos Pedro était probablement la plus probable. Oui mais voilà : « sous le regard conspirationniste, les coïncidences ne sont jamais fortuites, elles ont valeur d’indices, révèlent des connexions cachées », donc si j’avais pris le pseudonyme de Carlos Pedro, c’est que forcément j’étais Pierre Carles ou que j’essayais de me faire passer pour lui, ce qui revient au même, vous en conviendrez facilement. De là à transformer « des indices en preuves » il n’y avait qu’un pas que, dans cette période « où les valeurs devenaient indistinctes et ne pouvaient plus être hiérarchisées, où le bien se confondait avec le mal, et le vrai avec le faux », tout m’appelait à franchir et que, pourtant, je ne franchissais pas car, heureusement, à ce moment là, sous le coup sans doute de la peur que ce nom maudit faisait surgir en moi, je me réveillai. Je téléphonai alors à Carlos Pedro, afin je veux dire à Pierre Carles, pour lui demander si j’étais lui et il me dit que « non » : ouf, je n’étais pas fou, enfin… pas encore.
Et voilà, Monsieur Reichstadt, comme dirait Monsieur Kobacci, je pense que les conditions d’un échange loyal sont désormais réunis. Et d’ailleurs, pourquoi vous souciez de ma loyauté ? Suis-je votre adversaire, votre ennemi ? Peut-être que je suis Giesberg, Chazal ou Pujadas, après tout ou que je me fais passer pour Caroline Fourest. Vous seriez alors bien attrapé, n’est-ce-pas ? L’échange, dans ce cas, comme dans les obsédés de l’extrême serait loyal, certes, mais serait-il constructif ? Et puis, si véritablement mon identité ou ma non-identité vous pose un problème, plutôt que de m’envoyer sur les roses, relisez plutôt Alice au pays des merveilles ou pensez à ces indiens qui pour faire toute chose et particulièrement pour exorciser les démons s’enferment dans un cercle ou alors dites-vous que je suis Gepetto ou le major Motoko Kusanagi ou pourquoi pas… (à ce moment-là, une voix se fait entendre qui n’est pas celle de Carlos Pedro mais qui semble sortir de la bouche de Carlos Pedro) : le Puppet master.
J’espère que ce message aura intéressé et diverti le savant que je prétends que vous êtes et qu’il lui donnera, en dépit ou plutôt à cause de son espièglerie, l’envie de me répondre. J’espère également que Monsieur Krebs (toujours pas équipé de cyborg à la section 6 ?) voudra bien m’excuser pour toute cette pollution commentative. Mais la faute en revient au fou Jacotot qui veut que les commentaires soient fait pour être commentés. Qu’il sache aussi, pour ma défense, que je suis un sectateur de Chomsky et que je ne me lasse jamais d’appliquer le principe de ce vénérable professeur selon lequel « les principes, en principe sont fait pour être appliqués ».
Dans l’attente de votre réponse, veuillez recevoir Monsieur Reichstadt, l’expression de ma considération distinguée.
Signé : Le papillon de Tchouang Tseu
PS : vous signalez que la lettre ouverte qu’ont adressé les Luftmenschen à Frédéric Lordon est restée sans réponse. J’ai trouvé une explication : notre poète du CNRS attend tout simplement pour donner la sienne que vous donniez préalablement la votre à la question de Carlos Pedro au sujet du fameux complot de la SEC comme si la meilleur faço
n de lutter contre le conspirationisme était tout simplement de répondre avec simplicité aux conspirationistes, aux ignorants et autres dépossédés du net. Qu’en pensez-vous ?
J’en pense que vous vous donnez beaucoup de mal pour rien. Je ne vous ai pas attendu pour essayer, tant bien que mal, de “répondre avec simplicité aux conspirationnistes” comme vous dites et à tous ceux qui pourraient être séduits par leurs fables. Je n’ai même aucun problème à donner mon avis sur la SEC. Mais… comment dire… là comme ça, de cette façon… pas envie. Vous y verrez peut-être une sorte de manoeuvre dilatoire. Tant pis, je m’en fous. Bonne journée !