Conspiracy Watch | l'Observatoire du conspirationnisme
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Délégitimer la critique du complotisme (de Dieudonné à Frédéric Lordon)

Publié par Rudy Reichstadt02 octobre 2017
Le Monde diplomatique, octobre 2017, page 3.

Octobre 2017. La théorie de la Terre plate n’a peut-être jamais eu autant d’adeptes. Un milliardaire populiste se retrouve à la tête du monde libre au terme d’une élection dans laquelle il a recouru à la théorie du complot comme peut-être jamais aucun de ses prédécesseurs. Le Kremlin investit des sommes colossales dans des médias propageant notoirement toutes sortes de fausses nouvelles, notamment complotistes. Au Venezuela, c’est par la théorie du complot que le régime de Nicolas Maduro justifie la répression dans le sang de ses opposants. Outre-Rhin, l’AfD, un parti qui compte dans ses rangs des complotistes et des négationnistes, vient de devenir la troisième formation du pays. Au sein du Labour de Jeremy Corbyn, on ne compte plus les dérapages complotistes et antisémites. Ici, le site conspirationniste d’un polémiste plusieurs fois condamné pour antisémitisme se maintient dans le peloton de tête des sites politiques les plus consultés du pays, le complotisme joue un rôle central dans la montée d’une défiance historique contre la vaccination et plus d’un Français sur quatre pense que le gouvernement américain était impliqué dans les attentats du 11-Septembre.

Mais la véritable urgence, lit-on en page 3 du dernier numéro du Monde diplomatique, c’est « l’obsession non pas pour les complots, mais pour les complotistes ». Car un spectre hante la presse (« aux ordres », forcément « aux ordres ») : le « complotisme anticomplotiste ». C’est même Spinoza qui le dit ! Non pardon, c’est Frédéric Lordon.

Il faut lire le texte de Lordon. Pas pour y apprendre quoi que ce soit de nouveau sur le complotisme ni pour savoir comment lutter contre. Il n’en est absolument pas question et, de décennies de travaux universitaires sur le phénomène, aux croisements de l’histoire des idées, de la sociologie, de la science politique, de la critique des médias, de la psychologie et de la philosophie, l’auteur ne veut apparemment rien savoir même s’il se voit obligé de concéder, au détour d’une phrase et avec des pudeurs d’antilope, « l’existence – réelle – de délires conspirationnistes ». Il faut lire ce texte inutilement véhément, où l'invective tient parfois lieu d'argument et qui nous crie à chaque ligne que le complotisme est un faux problème, pour prendre la mesure de la gêne créée dans une certaine gauche radicale par la prise de conscience de plus en plus large de ce que le complotisme contemporain constitue, précisément, un vrai problème. Prise de conscience encore fragile, relativement récente mais très loin d’être – comme l’auteur aime à le croire – la préoccupation d’une élite qui se sentirait menacée dans sa légitimité (faut-il qu’il n’ait jamais adressé la parole à des enseignants, à des éducateurs, à des parents d’adolescents ?).

Il faut lire le texte de Lordon pour constater, aussi, l’indigence de ce qu’un post-marxisme à la conscience pas forcément tranquille en matière de complotisme justement oppose à la critique du complotisme. Depuis quelques années maintenant, Frédéric Lordon martèle qu’il convient de se tenir à égale distance de deux écueils : voir des complots partout et n’en voir nulle part. Manière astucieuse de noyer le poisson en faisant l’impasse sur cette circonstance que, s’il existe bien des mésusages [1] de la notion de « complotisme » (comme on en répertorie au demeurant à propos de toute notion chargée négativement : voir « fascisme », « racisme », etc.), cela ne saurait autoriser à poser une quelconque symétrie entre, d’une part, les torrents de paranoïa politique qui se déversent quotidiennement sur internet et, d’autre part, la crédulité de ces introuvables bataillons de Candide qui ne verraient le mal nulle part.

Il faut lire le texte de Lordon pour apprécier le tour de force par lequel notre philosophe parvient à dépasser la question décidément gênante du complotisme par plus de complotisme encore. Ainsi, la critique du complotisme devient elle-même un « complot » (c’est d’ailleurs le titre de l’article, « le complot des anticomplotistes »). Si l’on n’est pas certain d’avoir compris, le surtitre annonce encore plus clairement la couleur : « Disqualifier pour mieux dominer ». C’est que le capitalisme est un petit farceur ; il invente en permanence toutes sortes de stratagèmes pour maintenir sa suprématie. La dénonciation du « complotisme » ? Rien d’autre que l’ultime ruse de la domination nous dit Lordon, la baballe de ces chiens de garde du Système qui vivent « dans la parfaite inconscience subjective de leur fonctionnalité objective » (oui car, on ne vous a pas dit : la critique du complotisme est « le nouvel indice du crétin », « le nouveau lieu de la bêtise journalistique »...).

Mais là où Lordon innove, c’est en liant d’entrée de jeu la question du complotisme à celle de l’antisémitisme, non en faisant du premier l’antichambre du second, comme un peu plus d’un siècle et demi de fantasmes antisémites le suggère pourtant, mais en expliquant au contraire que, sur cet hypothétique échiquier où s’affrontent « dominants » et « dominés », l’étiquette infamante de « complotisme » remplirait, quoique d’une intensité moindre, très exactement la même fonction que celle d’« antisémitisme ». Et c’est tout ?! Oui, c’est tout, ne restez pas là Monsieur, circulez !

Une filiation évidente unit ici Lordon à tous ceux qui ont choisi de fermer les yeux sur la libération du geste et de la parole antisémites au cours de ces deux dernières décennies. Alain Badiou n’écrivait-il pas que l’accusation d’antisémitisme était un « truc » utilisé par « les ennemis de toute politique autre que celle qu'ils nomment très à tort "démocratie" » pour disqualifier « quiconque leur déplaît » [2] ?

Il n’y a donc rien d’étonnant à retrouver des réflexes argumentatifs déjà éprouvés pour délégitimer toute inquiétude à l’égard de l’antisémitisme (que d’aucuns n’ont pas craint pendant longtemps de qualifier de « haine imaginaire »), enrôlés dans une entreprise visant à délégitimer ceux qui se soucient sincèrement de la montée du complotisme. Parmi ces réflexes, l’outrecuidance consistant à retourner une inquiétude en paranoïa (le fameux « complotisme anticomplotiste » de Lordon) a probablement encore un bel avenir devant lui. Ce réflexe a aussi un passé. Lors des élections européennes de 2009, Dieudonné déclarait, quelques instants à peine après que son colistier eût fini d’expliquer que « derrière chaque divorce, il y a un sioniste » :

« Il faut arrêter aussi avec ce chantage systématique à l’antisémitisme. Moi je déteste cette théorie d’un grand complot antisémite qui s’organise dans le monde. Je crois qu’il faut sortir de cette paranoïa absolument ; il faut sortir de cette théorie du complot : il n’y a pas de complot antisémite sur la planète ».

Sous la plume de Frédéric Lordon ou dans la bouche de Dieudonné, le procédé ne convainc que les convaincus et resserre les rangs. Normal, il ne sert qu’à ça.

 

Notes :

[1] Et tant pis si ces mésusages sont, en nombre et en intensité, incomparablement moins nocifs que n’est libératrice l’action consistant à nommer les choses par leur nom et à appeler, quand on en croise un, un chat un chat et un complotiste un complotiste.

[2] Alain Badiou, « Tout antisarkozyste est-il un chien ? », Le Monde, 24 juillet 2008.

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Le Monde diplomatique, octobre 2017, page 3.

Octobre 2017. La théorie de la Terre plate n’a peut-être jamais eu autant d’adeptes. Un milliardaire populiste se retrouve à la tête du monde libre au terme d’une élection dans laquelle il a recouru à la théorie du complot comme peut-être jamais aucun de ses prédécesseurs. Le Kremlin investit des sommes colossales dans des médias propageant notoirement toutes sortes de fausses nouvelles, notamment complotistes. Au Venezuela, c’est par la théorie du complot que le régime de Nicolas Maduro justifie la répression dans le sang de ses opposants. Outre-Rhin, l’AfD, un parti qui compte dans ses rangs des complotistes et des négationnistes, vient de devenir la troisième formation du pays. Au sein du Labour de Jeremy Corbyn, on ne compte plus les dérapages complotistes et antisémites. Ici, le site conspirationniste d’un polémiste plusieurs fois condamné pour antisémitisme se maintient dans le peloton de tête des sites politiques les plus consultés du pays, le complotisme joue un rôle central dans la montée d’une défiance historique contre la vaccination et plus d’un Français sur quatre pense que le gouvernement américain était impliqué dans les attentats du 11-Septembre.

Mais la véritable urgence, lit-on en page 3 du dernier numéro du Monde diplomatique, c’est « l’obsession non pas pour les complots, mais pour les complotistes ». Car un spectre hante la presse (« aux ordres », forcément « aux ordres ») : le « complotisme anticomplotiste ». C’est même Spinoza qui le dit ! Non pardon, c’est Frédéric Lordon.

Il faut lire le texte de Lordon. Pas pour y apprendre quoi que ce soit de nouveau sur le complotisme ni pour savoir comment lutter contre. Il n’en est absolument pas question et, de décennies de travaux universitaires sur le phénomène, aux croisements de l’histoire des idées, de la sociologie, de la science politique, de la critique des médias, de la psychologie et de la philosophie, l’auteur ne veut apparemment rien savoir même s’il se voit obligé de concéder, au détour d’une phrase et avec des pudeurs d’antilope, « l’existence – réelle – de délires conspirationnistes ». Il faut lire ce texte inutilement véhément, où l'invective tient parfois lieu d'argument et qui nous crie à chaque ligne que le complotisme est un faux problème, pour prendre la mesure de la gêne créée dans une certaine gauche radicale par la prise de conscience de plus en plus large de ce que le complotisme contemporain constitue, précisément, un vrai problème. Prise de conscience encore fragile, relativement récente mais très loin d’être – comme l’auteur aime à le croire – la préoccupation d’une élite qui se sentirait menacée dans sa légitimité (faut-il qu’il n’ait jamais adressé la parole à des enseignants, à des éducateurs, à des parents d’adolescents ?).

Il faut lire le texte de Lordon pour constater, aussi, l’indigence de ce qu’un post-marxisme à la conscience pas forcément tranquille en matière de complotisme justement oppose à la critique du complotisme. Depuis quelques années maintenant, Frédéric Lordon martèle qu’il convient de se tenir à égale distance de deux écueils : voir des complots partout et n’en voir nulle part. Manière astucieuse de noyer le poisson en faisant l’impasse sur cette circonstance que, s’il existe bien des mésusages [1] de la notion de « complotisme » (comme on en répertorie au demeurant à propos de toute notion chargée négativement : voir « fascisme », « racisme », etc.), cela ne saurait autoriser à poser une quelconque symétrie entre, d’une part, les torrents de paranoïa politique qui se déversent quotidiennement sur internet et, d’autre part, la crédulité de ces introuvables bataillons de Candide qui ne verraient le mal nulle part.

Il faut lire le texte de Lordon pour apprécier le tour de force par lequel notre philosophe parvient à dépasser la question décidément gênante du complotisme par plus de complotisme encore. Ainsi, la critique du complotisme devient elle-même un « complot » (c’est d’ailleurs le titre de l’article, « le complot des anticomplotistes »). Si l’on n’est pas certain d’avoir compris, le surtitre annonce encore plus clairement la couleur : « Disqualifier pour mieux dominer ». C’est que le capitalisme est un petit farceur ; il invente en permanence toutes sortes de stratagèmes pour maintenir sa suprématie. La dénonciation du « complotisme » ? Rien d’autre que l’ultime ruse de la domination nous dit Lordon, la baballe de ces chiens de garde du Système qui vivent « dans la parfaite inconscience subjective de leur fonctionnalité objective » (oui car, on ne vous a pas dit : la critique du complotisme est « le nouvel indice du crétin », « le nouveau lieu de la bêtise journalistique »...).

Mais là où Lordon innove, c’est en liant d’entrée de jeu la question du complotisme à celle de l’antisémitisme, non en faisant du premier l’antichambre du second, comme un peu plus d’un siècle et demi de fantasmes antisémites le suggère pourtant, mais en expliquant au contraire que, sur cet hypothétique échiquier où s’affrontent « dominants » et « dominés », l’étiquette infamante de « complotisme » remplirait, quoique d’une intensité moindre, très exactement la même fonction que celle d’« antisémitisme ». Et c’est tout ?! Oui, c’est tout, ne restez pas là Monsieur, circulez !

Une filiation évidente unit ici Lordon à tous ceux qui ont choisi de fermer les yeux sur la libération du geste et de la parole antisémites au cours de ces deux dernières décennies. Alain Badiou n’écrivait-il pas que l’accusation d’antisémitisme était un « truc » utilisé par « les ennemis de toute politique autre que celle qu'ils nomment très à tort "démocratie" » pour disqualifier « quiconque leur déplaît » [2] ?

Il n’y a donc rien d’étonnant à retrouver des réflexes argumentatifs déjà éprouvés pour délégitimer toute inquiétude à l’égard de l’antisémitisme (que d’aucuns n’ont pas craint pendant longtemps de qualifier de « haine imaginaire »), enrôlés dans une entreprise visant à délégitimer ceux qui se soucient sincèrement de la montée du complotisme. Parmi ces réflexes, l’outrecuidance consistant à retourner une inquiétude en paranoïa (le fameux « complotisme anticomplotiste » de Lordon) a probablement encore un bel avenir devant lui. Ce réflexe a aussi un passé. Lors des élections européennes de 2009, Dieudonné déclarait, quelques instants à peine après que son colistier eût fini d’expliquer que « derrière chaque divorce, il y a un sioniste » :

« Il faut arrêter aussi avec ce chantage systématique à l’antisémitisme. Moi je déteste cette théorie d’un grand complot antisémite qui s’organise dans le monde. Je crois qu’il faut sortir de cette paranoïa absolument ; il faut sortir de cette théorie du complot : il n’y a pas de complot antisémite sur la planète ».

Sous la plume de Frédéric Lordon ou dans la bouche de Dieudonné, le procédé ne convainc que les convaincus et resserre les rangs. Normal, il ne sert qu’à ça.

 

Notes :

[1] Et tant pis si ces mésusages sont, en nombre et en intensité, incomparablement moins nocifs que n’est libératrice l’action consistant à nommer les choses par leur nom et à appeler, quand on en croise un, un chat un chat et un complotiste un complotiste.

[2] Alain Badiou, « Tout antisarkozyste est-il un chien ? », Le Monde, 24 juillet 2008.

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à propos de l'auteur
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Rudy Reichstadt
Directeur de Conspiracy Watch, Rudy Reichstadt est expert associé à la Fondation Jean-Jaurès et chroniqueur pour l'hebdomadaire Franc-Tireur. Co-auteur du film documentaire « Complotisme : les alibis de la terreur », il a publié chez Grasset L'Opium des imbéciles. Essai sur la question complotiste (2019) et Au cœur du complot (2023) et a co-dirigé Histoire politique de l'antisémitisme en France. De 1967 à nos jours, chez Robert Laffont (2024). Il a également participé à l'élaboration du rapport « Les Lumières à l’ère numérique » dans le cadre de la commission Bronner (2022). Depuis 2021, il co-anime le podcast « Complorama » sur France Info.
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