Conspiracy Watch | l'Observatoire du conspirationnisme
Conspiracy Watch | l'Observatoire du conspirationnisme

Non, Hitler n'a pas été financé par Wall Street

Publié par Nicolas Bernard28 avril 2025, ,

Le « Grand Capital », le patronat allemand, Wall Street et la City, ont-ils comploté pour porter Hitler au pouvoir et déchaîner la Seconde Guerre mondiale ? Retour sur un fantasme complotiste, issu de la rencontre improbable entre une vulgate marxiste et la paranoïa anticommuniste d’un obscur économiste américain.

Montage CW.

Hitler, godillot du « Grand Capital » ? Ces allégations viennent de loin. Avant même sa prise du pouvoir en 1933, en effet, la presse communiste allemande l’accusait de collusion avec les banquiers et capitaines d’industrie de la Ruhr [1]. C’était de bonne guerre : le parti communiste allemand disputait alors aux nazis les voix de l’électorat ouvrier ; sur ordre de Staline, il pratiquait même la rhétorique « classe contre classe », jetant dans le même sac d’infamie la droite, la social-démocratie et le national-socialisme, ce dernier envisagé sous la seule forme d'une excroissance plus agressive et plus violente de la bourgeoisie.

Hitler, dans cette lecture, n’était qu’une créature du grand patronat. Staline lui-même n’en démordra pas, jusqu’à être surpris par l’opération « Barbarossa » en 1941, qu’il croyait pouvoir éviter… en intensifiant ses échanges commerciaux avec le Reich, vu comme « bourgeois », donc corruptible [2] !

Après la Seconde Guerre mondiale, les historiographies communistes, en URSS, en Allemagne de l’Est et ailleurs, ainsi que plusieurs journalistes, persisteront à défendre cette grille de lecture attribuant au grand patronat allemand un rôle démesuré, aussi bien dans la venue au pouvoir des nazis, que dans la mise en œuvre de leur programme d’expansion [3].

Récemment, l'accusation formera même le socle du « récit » d'Eric Vuillard, L'ordre du jour, paru chez Acte Sud et lauréat du Prix Goncourt en 2017, dont il importe de rappeler qu'il s'agit d'une oeuvre littéraire, et non d'un travail scientifique. Du reste, l'ouvrage s'est attiré de sévères critiques de plusieurs historiens, tels que Robert Paxton (y compris dans la revue L'Histoire) ou Robert Tombs, ce dernier qualifiant de « demi-vérité et pas très originale » le « thème général » de l'ouvrage, à savoir que « le grand capital a financé le nazisme et en a tiré profit ».

Or l’Histoire sait se montrer ironique. Car ces interprétations, où le bréviaire marxiste le plus sérieux nourrit parfois l’agit-prop’ la plus agressive, constitueront le terreau, en Occident, d’une théorie complotiste concoctée… par un anticommuniste acharné.

Si ce n’est la Ruhr, c’est donc Wall Street

Des grands banquiers et industriels allemands à leurs homologues américains, il n’y a qu’un pas, que franchit allègrement, en 1976, un professeur américain d’économie, alors en poste à l’Université d'État de Californie à Los Angeles, Antony Sutton (1925-2002) [4].

Son statut professionnel ne doit pas abuser le profane. L’intéressé, en effet, n’a eu de cesse de multiplier les théories les plus paranoïaques. Avant de s’intéresser au nazisme, il avait ainsi prétendu que l’économie et les technologies de l’URSS auraient été totalement conçues et même fournies par l’Occident – et que les GI’s, au Vietnam, auraient affronté des Vietcong munis d’armes d’origine américaine [5]

Par la suite, Sutton connaîtra une dérive de plus en plus marquée vers le complotisme, suspectant tour à tour Wall Street, la Trilatérale, la Skull and Bones Society de déstabiliser sciemment l’économie mondiale, et d’avoir, par le passé, soutenu aussi bien les nazis que les bolcheviques [6]!

Dans Wall Street et l’ascension de Hitler, Sutton assure « qu'un certain nombre d'associations déterminantes ont existé entre des banquiers internationaux de Wall Street et l'ascension de Hitler et la montée du nazisme en Allemagne. » En effet, précise-t-il :

« Wall Street a financé les cartels allemands au milieu des années 1920, lesquels à leur tour ont amené Hitler au pouvoir. Deuxièmement : le financement de Hitler et de ses SS semeurs de terreur provenait en partie de filiales de sociétés américaines, dont celle de Henry Ford en 1922, de versements effectués par IG Farben et General Electric en 1933, et enfin de versements à Heinrich Himmler, jusqu'en 1944, par Standard Oil of New Jersey et la filiale d'ITT. Troisièmement : des multinationales américaines contrôlée par Wall Street ont largement tiré profit du programme de construction militaire de Hitler dans les années 1930 et au moins jusqu'en 1942. Quatrièmement : ces mêmes banquiers internationaux ont utilisé leur influence aux États-Unis pour cacher leur collaboration de guerre et, pour y parvenir, ils ont infiltré le Conseil de contrôle allié en l'Allemagne. » [7]

D’une exégèse marxiste à une théorie complotiste

Le contexte de publication de cette « thèse » n’est pas anodin. Tout d’abord, en effet, l’économie, en Occident, manifeste des signes d’essoufflement (crise de l’énergie, premier choc pétrolier de 1973, montée du chômage, inflation). Or, à la même époque, les firmes multinationales, qui ne cessent de s’accroître, essuient un feu roulant de critiques, pour leurs bénéfices mirobolants, leur tendance à s’affranchir des législations nationales, leur mépris des droits humains et de l’environnement [8].

C’est également à cette période qu’en Occident les opinions publiques redécouvrent les crimes nazis. Le commerce passé de certaines grandes entreprises américaines telles que Ford et General Motors avec l’Allemagne hitlérienne refait surface. Le Sénat des Etats-Unis s’y intéresse dans la première moitié des années 1970 [9], en attendant le cinéma, puisqu’en 1982, le réalisateur français Henri Verneuil, dans son film Mille milliards de dollars, dénonce la complicité d’une multinationale fictive avec le Troisième Reich. Et au cours des années 1990, les banques suisses et diverses grandes entreprises américaines se voient, de nouveau, accusées de « collaboration ».

Affiche du film « Mille milliards de dollars », de Henri Verneuil (1982).

Sutton s’inscrit dans cet air du temps. S’il s’inspire de l’historiographie marxiste expliquant Hitler par le rôle du « Grand Capital », il porte ces accusations à leur paroxysme, dans la mesure où il ne se limite pas au patronat allemand mais s’attaque à Wall Street, de surcroît dans son ensemble, sans chercher à étudier sérieusement les exemples qu’il cite, ni même à analyser la documentation rassemblée, laquelle se révèle pour le moins lacunaire (essentiellement quelques sources publiées, et quasiment aucune archive).

Sa « thèse » n’a donc rien d’historique, et tout de complotiste, puisqu’elle prête à une vaste conspiration financière et industrielle américaine les pires méfaits du nazisme. Les divagations de Sutton inspireront divers auteurs peu scrupuleux [10], avant d’être chaleureusement recommandés par la mouvance complotiste, d’Étienne Chouard au site Égalité et Réconciliation, en passant par le négationniste et complotiste antisémite Alain Soral [11].

Le « Grand Capital » et Hitler : qui s’est servi de qui ?

Les travaux d’historiens ont pourtant disqualifié tant les exégèses marxistes que leurs prolongements conspirationnistes. Comme l'écrivait Georges Castellan en 1969, « faire de Hitler l'homme des Konzern est une image d'Epinal très simplifiée » [12]. Henry Ashby Turner Jr. (1932-2008) a ainsi établi que le haut patronat allemand, à quelques rares exceptions près (l’industriel Fritz Thyssen, le financier Hjalmar Schacht, le banquier Kurt von Schröder), s’était plutôt méfié du Parti nazi avant sa venue au pouvoir [13] ; un autre chercheur, Peter Hayes, qui a étudié le rôle des milieux d’affaires allemands sous le Troisième Reich (notamment dans la Shoah), est parvenu à des conclusions similaires [14].

Certes, rappellent Turner et Hayes, les grands industriels et financiers allemands de la République de Weimar regrettaient l’époque wilhelmienne, ordonnée et plus défavorable aux classes laborieuses, et n’appréciaient guère les sociaux-démocrates et les communistes. Mais ils ne leur préféraient nullement les nazis, dont le programme politique était hostile au capitalisme ! Et quoique certains hiérarques tels qu’Hermann Göring et Alfred Rosenberg aient tenté d’en aseptiser le contenu à l’attention des milieux d’affaires, ces derniers, dans l’ensemble, ont plutôt soutenu les autres partis conservateurs et nationalistes. En d’autres termes, le « Grand Capital » allemand s’est surtout montré passif devant l’ascension de Hitler. Les ralliements d'industriels ne se sont multipliés qu'à la fin de l'année 1932 et au début de l'année 1933: ils apparaissent ainsi comme la conséquence de l'ascension hitlérienne, et non comme sa cause.

Une fois au pouvoir, le Führer a effectivement recherché la complicité du patronat. Ce dernier, fragilisé par la crise de 1929 et l’instabilité politique du début des années trente, n’était pas en mesure de s’opposer à un régime de plus en plus brutal et totalitaire. Du reste, il ne voyait pas d’un mauvais œil l’élimination de la gauche et des syndicats, non plus que les profits engrangés par le réarmement, ni même, pendant la guerre, la main d’œuvre étrangère venue d’Europe occupée et des camps de concentration. Et puis le Troisième Reich s’est employé à éliminer les patrons juifs et à diviser pour mieux régner, n’hésitant pas à monter l’un contre l’autre ces différents barons de l’industrie et de la banque… qui se concurrençaient déjà, ce qui a favorisé l’émergence de certains conglomérats tels qu’IG Farben [15].

En d’autres termes, le « Grand Capital » allemand, loin de dominer, d’influencer, voire de stipendier Hitler, a davantage subi les événements qu’il ne les a créés – non sans en profiter. Certains de ses membres les plus éminents ont été écartés, d’autres se sont considérablement enrichis, mais, dans l’ensemble, ce sont bel et bien le Führer et son régime qui menaient le jeu.

Du commerce, mais point de conspiration

Si le haut patronat allemand a surtout suivi Hitler, qu’en est-il de l’industrie et de la finance anglo-saxonnes ? Plutôt que de complot, c’est de commerce dont il est question.

Sans doute, bien avant la conquête du pouvoir par les nazis, plusieurs sociétés américaines et britanniques, de Ford à General Motors (dont la filiale, Opel, avait introduit le mode de production fordiste dans la métallurgie allemande [16]), de Standard Oil à IBM, d’ITT à Dunlop, de l’Anglo-Persian Oil Company (futur British Petroleum) à la Royal Dutch Shell (anglo-hollandaise), avaient investi en Allemagne [17], au point que 250 entreprises américaines y détenaient des avoirs correspondant à une somme de 450 millions de dollars au début de la Seconde Guerre mondiale [18].

Mais ces investissements étaient notamment intervenus dans les années vingt, et épousaient, à cette époque, la politique étrangère des États-Unis. Washington, en effet, cherchait alors à relancer l’économie allemande après la Première Guerre mondiale, et avait négocié avec les autres vainqueurs un assouplissement progressif des réparations colossales imposées à l’Allemagne en application du Traité de Versailles signé en 1919. Il n’était nullement question d’assister un mouvement nazi qui se revendiquait revanchard et violent – et donc susceptible de remettre en cause cette même politique !

Compromissions coupables, mais nullement décisives

Un célèbre industriel américain a certes été soupçonné d’avoir financé ce parti : Henry Ford. Ce dernier, antisémite viscéral, avait lancé aux États-Unis, dans les années 1920, une vaste de campagne de propagande judéophobe, qui n’a pas échappé à Hitler – lequel lui décernera, en 1938, la Grand-Croix de l'ordre de l'Aigle allemand, plus haute décoration nazie réservée à des ressortissants étrangers. Mais malgré cette parenté idéologique, il n’est pas établi que Ford ait effectivement servi d’argentier des « Chemises Brunes » [19].

Wall Street and the Rise of Hitler, d'Antony C. Sutton.

De grandes entreprises américaines ont également continué à commercer avec le Troisième Reich, comme elles en avaient le droit jusqu’à ce que l’Allemagne déclare la guerre aux États-Unis le 11 décembre 1941. Si, au-delà de cette date, la poursuite de relations d’affaires avec l’Allemagne par certaines d’entre elles (notamment Ford, General Motors et IBM) reste sujet à controverses, et ne se révèle pas, c’est le moins que l’on puisse dire, au-dessus de tout soupçon, on ne peut en déduire que leur rôle dans l’effort de guerre nazi, ainsi que dans la Shoah, ait été décisif [20]. Et comme le montre l’exemple de Ford, leurs filiales allemandes avaient tendance à faire primer les intérêts du régime nazi sur ceux des « maisons mères » [21]

Du reste, le chiffre de 450 millions de dollars d’avoirs américains au sein du Reich au début de la guerre apparaît particulièrement dérisoire en comparaison de l’aide apportée par les États-Unis à la coalition anti-hitlérienne dans le cadre de la loi « prêt-bail » de 1941 à 1945, à savoir plus de 48 milliards de dollars. Bref, les grandes entreprises américaines ont essentiellement soutenu l’effort de guerre allié contre les forces de l’Axe.

Les nazis, jamais si bien servis que par eux-mêmes

Les nazis ne doivent ni au « Grand Capital » allemand, ni à Wall Street les moyens qui leur ont permis de s'emparer du pouvoir. La vérité est à la fois plus simple et plus dérangeante. Car s'il est vrai qu'à Wall Street l'argent ne dort jamais, Hitler et son parti, eux, n'ont pas davantage chômé.

Tout d’abord, en effet, les caisses du Parti étaient alimentées par les adhérents et les sympathisants, par le prix d’entrée aux grands rassemblements et meetings, par les ventes de brochures et de journaux (sans parler des droits d’auteur que Hitler percevait sur l’écoulement de son livre Mein Kampf), par des emprunts divers et variés. Mieux encore, les SA, le bras armé du mouvement, versaient une cotisation obligatoire à une assurance destinée à les indemniser s’ils étaient blessés dans des combats de rue. Enfin, le bénévolat était également de rigueur, ce qui amenait les nazis propriétaires de véhicules à les mettre à la disposition du mouvement. Pareil financement reposait sur une organisation complexe, à flux tendus, mais fanatique et sans faille [22]. Le Parti n'en était pas moins endetté au second semestre 1932, sa situation financière ne s'améliorant qu'en janvier 1933 à la suite du basculement (tardif) de plusieurs industriels [23].

De même, faire de Hitler une marionnette des patrons allemandes et/ou de Wall Street apparaît des plus ridicules. C’est ce même Hitler qui a piloté son Parti vers le pouvoir suprême grâce à d’habiles stratégies électorales, notamment en visant l’adhésion des classes moyennes et les milieux agricoles ébranlés, appauvris par les transformations et les crises économiques des années 1920. C’est encore Hitler qui a manipulé les derniers dirigeants politiques et militaires de la République de Weimar, exploitant leur opportunisme, leurs ambitions, leurs préjugés, leurs convictions (ou leur absence de convictions), leur naïveté aussi, pour les retourner les uns contre les autres et, finalement, être propulsé au poste de Chancelier le 30 janvier 1933 [24].

Quant au réarmement allemand conduit dans les années trente, il reposait surtout sur des manipulations financières allemandes, et n’aurait pu être mené à bien sans une habile prise de contrôle de l’économie par le régime hitlérien. Lequel n’a nullement eu besoin de capitaux américains pour doper son effort de guerre à partir de 1939 : le pillage des territoires occupés, à commencer par la France, a amplement suffi [25].

Dans son Dictionnaire des idées reçues, Flaubert définissait l’argent comme « cause de tout le mal ». Hitler et ses sbires n’ont certes manqué ni d’argent, ni de malfaisance. Mais les transformer en marionnettes du « Grand Capital » revient à adopter une lecture complotiste des événements, elle-même issue d’une analyse marxiste totalement dépassée… et mal digérée. Si, dit-on, « l’argent n’a pas d’odeur », le conspirationnisme, lui, n’en finit pas de produire ses effluves nauséabonds.

 

Notes :
[1] Richard Evans, Le Troisième Reich, vol. I : L’avènement, Paris, Flammarion, 2009, p. 310 (trad. de l’anglais).
[2] Voir notamment Jean Lopez et Lasha Otkhmezuri, Barbarossa. 1941. La guerre absolue, Paris, Passés composés, 2019 et Livre de Poche, 2021, p. 609-610. Les communistes ne sont certes pas seuls à accorder aux milieux d’affaires un rôle démesuré dans l’Allemagne hitlérienne, puisque cette interprétation imprègne également divers courants intellectuels occidentaux pendant la Seconde Guerre mondiale (notamment le philosophe allemand Franz Neumann dans son célèbre ouvrage consacré aux structures du régime nazi, Behemoth. The Structure and Practice of National Socialism, New York, Oxford University Press, 1942 et 1944, et Chicago, Ivan R. Dee, 2009), au point que certains ministres américains envisagent de démanteler l'industrie allemande. Toutefois, l’épuration conduite par les Alliés en Allemagne occidentale à partir de 1945 épargne largement les grands banquiers et industriels, si utiles pour rebâtir le pays alors qu’émerge la Guerre Froide − voir l’analyse, à dominante marxiste, de Grietje Baars, « Capitalism’s Victor’s Justice? The Hidden Stories Behind the Prosecution of Industrialists Post-WWII », in Kevin Jon Heller/Gerry Simpson (dir.), The Hidden Histories of War Crimes Trials, Oxford, Oxford University Press, p. 163-192.
[3] Voir, à titre d’exemple, Daniel Guérin, Fascisme et grand capital, publié en 1936 puis en 1945, en 1965 et dernièrement chez Libertalia en 2014. De même, l’économiste marxiste Charles Bettelheim décrit l’idéologie nazie comme subordonnée au « capital monopoleur » et au « capital banquier », à qui le régime aurait offert les moyens d’écraser toute opposition intérieure, puis de conquérir l’Europe (Charles Bettelheim, L'Économie allemande sous le nazisme, un aspect de la décadence du capitalisme, Paris, Marcel Rivière, 1946).
[4] Antony Sutton, Wall Street and the Rise of Hitler, Seal Beach, '76 Press, 1976. Traduction française : Wall Street et l’ascension de Hitler, La Fenderie, Le Retour aux Sources, 2012. Sutton était d’origine britannique et avait acquis la nationalité américaine en 1962.
[5] Antony Sutton, National Suicide. Military Aid to the Soviet Union, New Rochelle, Arlington House, 1973.
[6] Voir Pierre-André Taguieff, La Foire aux Illuminés. Esotérisme, théorie du complot, extrémisme, Paris, Mille et Une Nuits, qui qualifie Sutton de « figure majeure du conspirationnisme américain » (Annexe IV).
[7] Sutton, Wall Street et l’ascension de Hitler, op. cit., p. 255.
[8] Sur les polémiques suscitées par les firmes multinationales dans les années 1970, voir Raymond Vernon, Les entreprises multinationales, la souveraineté nationale en péril, Paris, Calmann-Lévy, 1973 (trad. de l’anglais) et, du même auteur, Storm over the Multinationals. The Real Issue, Cambridge, Harvard University Press, 1977. L’entreprise International Telephone and Telegraph (ITT) s’est ainsi livrée à une intense campagne contre le président socialiste chilien Salvador Allende avec la CIA, et a été soupçonnée d’avoir soutenu le coup d’État du général Pinochet en 1973.
[9] Voir United States Congress, Senate, Committee on the Judiciary, Subcommittee on Antitrust and Monopoly, The Industrial Reorganization Act: Hearings, Ninety-third Congress, First Session [-Ninety-fourth Congress, First Session], on S. 1167, Volume 4, Part 1, Washington DC, US Government Printing Office, 1973.
[10] Notamment James et Suzanne Pool, Who financed Hitler. The secret funding of Hitler's rise to power. 1919-1933, Londres, Raven Books, 1978 et, plus récemment, Jacques R. Pauwels, Big Business avec Hitler, Bruxelles, Aden, 2013 (trad. du néerlandais). Commentant ce dernier ouvrage, l’historien allemand Roman Köster a indiqué que « l'auteur ignore ou déforme simplement les résultats de la recherche historique des dernières décennies ».
[11] Voir notamment Alain Soral, Comprendre l’empire. Demain la gouvernance globale ou la révolte des nations ?, Paris, Editions Blanche, 2011, p. 57-58.
[12] Georges Castellan, L'Allemagne de Weimar 1918-1933, Paris, Armand Colin, 1969, p. 396.
[13] Henry Ashby Turner, German Big Business and the Rise of Hitler, Oxford, Oxford University Press, 1985. Egalement, Chris Whetton, Hitler’s Fortune, Barnsley, Pen and Sword, 2004, p. 139-165. Voir, en français, la synthèse d’Henry Rousso, « Le grand capital a-t-il soutenu Hitler ? », in L’Histoire (éd.), L’Allemagne de Hitler 1933-1945, Paris, Seuil, 1991, p. 149-169. Dès 1952, George W. F. Hallgarten, tout en surestimant l’aide apportée par les milieux d’affaires à Hitler au début des années trente, relativisait considérablement leur rôle (« Adolf Hitler and German Heavy Industry, 1931-1933 », The Journal of Economic History, vol. 12, n°3, 1952, p. 222-246).
[14] Peter Hayes, Industry and Ideology. IG Farben in the Nazi Era, Cambridge/Londres/New York, Cambridge University Press, 1987.
[15] Sur ce point, outre Turner, German Big Business and the Rise of Hitler, op. cit., p. 272-339 et Hayes, Industry and Ideology, op. cit., voir Adam Tooze, Le salaire de la destruction. Formation et ruine de l’économie nazie, Paris, Les Belles Lettres, 2012 (trad. de l’anglais).
[16] Tooze, Le salaire de la destruction, op. cit., p. 165.
[17] Tooze, Le salaire de la destruction, op. cit., p. 147-148.
[18] Research findings about Ford-Werke under the Nazi regime, Ford Motor Company, 2001, p. I et 5.
[19] Voir notamment Whetton, Hitler’s Fortune, op. cit., p. 177-183 et Neil Baldwin, Henry Ford and the Jews. The mass production of hate, New York, PublicAffairs, 2001, p. 183-189.
[20] IBM a été accusé d’avoir facilité l’extermination des Juifs en fournissant sciemment aux nazis des technologies d’identification et de recensement (Edwin Black, IBM et l’Holocauste. L’alliance stratégique entre l’Allemagne nazie et la plus puissante multinationale américaine, Paris, Robert Laffont, 2001 – trad. de l’anglais). Cependant, cette thèse a été sévèrement contestée par plusieurs historiens, lesquels ont notamment rappelé que l’Allemagne n’avaient nullement eu besoin des systèmes d’IBM pour mener à bien la Shoah – voir, entre autres, Michael Thad Allen, « Stranger than Science Fiction: Edwin Black, IBM, and the Holocaust », Technology and Culture, vol. 43, n°1, janvier 2002, p. 150-154, ainsi que les critiques d’Annette Wieviorka, « Un beau sujet gâché », Le Monde, 13 février 2001.
[21] Simon Reich, « Corporate Social Responsibility and the Issue of Compensation. The Case of Ford and Nazi Germany », in Francis R. Nicosia et Jonathan Huener (dir.), Business and Industry in Nazi Germany, New York/Oxford, Berghahn Books, 2004, p. 118-119.
[22] Turner, German Big Business and the Rise of Hitler, op. cit., p. 115-124.
[23] Castellan, L'Allemagne de Weimar, op. cit., p. 396 et Gilbert Badia, Histoire de l'Allemagne contemporaine, vol. I : 1917-1933, Pars, Editions Sociales, 1962, p. 319.
[24] François Delpla, Une histoire du IIIe Reich, Paris, Perrin, 2014, p. 29-45, ainsi que Hitler 30 janvier 1933, la véritable histoire, Saint-Malo, Pascal Galodé, 2013. Voir également Henry Ashby Turner, Jr., Hitler. Janvier 33. Les trente jours qui ébranlèrent le monde, Paris, Calmann-Lévy, 1997 (trad. de l'anglais), qui, non sans sous-estimer le talent manoeuvrier de Hitler, attribue sa prise du pouvoir à une série d'erreurs de calcul des dirigeants civils et militaires de la République de Weimar.
[25] Tooze, Le salaire de la destruction, op. cit.

Cet article est en accès libre.
Pour qu’il le reste, Conspiracy Watch a besoin de vous.
Je suis d'accord, je fais un don
je continue ma lecture
Montage CW.

Hitler, godillot du « Grand Capital » ? Ces allégations viennent de loin. Avant même sa prise du pouvoir en 1933, en effet, la presse communiste allemande l’accusait de collusion avec les banquiers et capitaines d’industrie de la Ruhr [1]. C’était de bonne guerre : le parti communiste allemand disputait alors aux nazis les voix de l’électorat ouvrier ; sur ordre de Staline, il pratiquait même la rhétorique « classe contre classe », jetant dans le même sac d’infamie la droite, la social-démocratie et le national-socialisme, ce dernier envisagé sous la seule forme d'une excroissance plus agressive et plus violente de la bourgeoisie.

Hitler, dans cette lecture, n’était qu’une créature du grand patronat. Staline lui-même n’en démordra pas, jusqu’à être surpris par l’opération « Barbarossa » en 1941, qu’il croyait pouvoir éviter… en intensifiant ses échanges commerciaux avec le Reich, vu comme « bourgeois », donc corruptible [2] !

Après la Seconde Guerre mondiale, les historiographies communistes, en URSS, en Allemagne de l’Est et ailleurs, ainsi que plusieurs journalistes, persisteront à défendre cette grille de lecture attribuant au grand patronat allemand un rôle démesuré, aussi bien dans la venue au pouvoir des nazis, que dans la mise en œuvre de leur programme d’expansion [3].

Récemment, l'accusation formera même le socle du « récit » d'Eric Vuillard, L'ordre du jour, paru chez Acte Sud et lauréat du Prix Goncourt en 2017, dont il importe de rappeler qu'il s'agit d'une oeuvre littéraire, et non d'un travail scientifique. Du reste, l'ouvrage s'est attiré de sévères critiques de plusieurs historiens, tels que Robert Paxton (y compris dans la revue L'Histoire) ou Robert Tombs, ce dernier qualifiant de « demi-vérité et pas très originale » le « thème général » de l'ouvrage, à savoir que « le grand capital a financé le nazisme et en a tiré profit ».

Or l’Histoire sait se montrer ironique. Car ces interprétations, où le bréviaire marxiste le plus sérieux nourrit parfois l’agit-prop’ la plus agressive, constitueront le terreau, en Occident, d’une théorie complotiste concoctée… par un anticommuniste acharné.

Si ce n’est la Ruhr, c’est donc Wall Street

Des grands banquiers et industriels allemands à leurs homologues américains, il n’y a qu’un pas, que franchit allègrement, en 1976, un professeur américain d’économie, alors en poste à l’Université d'État de Californie à Los Angeles, Antony Sutton (1925-2002) [4].

Son statut professionnel ne doit pas abuser le profane. L’intéressé, en effet, n’a eu de cesse de multiplier les théories les plus paranoïaques. Avant de s’intéresser au nazisme, il avait ainsi prétendu que l’économie et les technologies de l’URSS auraient été totalement conçues et même fournies par l’Occident – et que les GI’s, au Vietnam, auraient affronté des Vietcong munis d’armes d’origine américaine [5]

Par la suite, Sutton connaîtra une dérive de plus en plus marquée vers le complotisme, suspectant tour à tour Wall Street, la Trilatérale, la Skull and Bones Society de déstabiliser sciemment l’économie mondiale, et d’avoir, par le passé, soutenu aussi bien les nazis que les bolcheviques [6]!

Dans Wall Street et l’ascension de Hitler, Sutton assure « qu'un certain nombre d'associations déterminantes ont existé entre des banquiers internationaux de Wall Street et l'ascension de Hitler et la montée du nazisme en Allemagne. » En effet, précise-t-il :

« Wall Street a financé les cartels allemands au milieu des années 1920, lesquels à leur tour ont amené Hitler au pouvoir. Deuxièmement : le financement de Hitler et de ses SS semeurs de terreur provenait en partie de filiales de sociétés américaines, dont celle de Henry Ford en 1922, de versements effectués par IG Farben et General Electric en 1933, et enfin de versements à Heinrich Himmler, jusqu'en 1944, par Standard Oil of New Jersey et la filiale d'ITT. Troisièmement : des multinationales américaines contrôlée par Wall Street ont largement tiré profit du programme de construction militaire de Hitler dans les années 1930 et au moins jusqu'en 1942. Quatrièmement : ces mêmes banquiers internationaux ont utilisé leur influence aux États-Unis pour cacher leur collaboration de guerre et, pour y parvenir, ils ont infiltré le Conseil de contrôle allié en l'Allemagne. » [7]

D’une exégèse marxiste à une théorie complotiste

Le contexte de publication de cette « thèse » n’est pas anodin. Tout d’abord, en effet, l’économie, en Occident, manifeste des signes d’essoufflement (crise de l’énergie, premier choc pétrolier de 1973, montée du chômage, inflation). Or, à la même époque, les firmes multinationales, qui ne cessent de s’accroître, essuient un feu roulant de critiques, pour leurs bénéfices mirobolants, leur tendance à s’affranchir des législations nationales, leur mépris des droits humains et de l’environnement [8].

C’est également à cette période qu’en Occident les opinions publiques redécouvrent les crimes nazis. Le commerce passé de certaines grandes entreprises américaines telles que Ford et General Motors avec l’Allemagne hitlérienne refait surface. Le Sénat des Etats-Unis s’y intéresse dans la première moitié des années 1970 [9], en attendant le cinéma, puisqu’en 1982, le réalisateur français Henri Verneuil, dans son film Mille milliards de dollars, dénonce la complicité d’une multinationale fictive avec le Troisième Reich. Et au cours des années 1990, les banques suisses et diverses grandes entreprises américaines se voient, de nouveau, accusées de « collaboration ».

Affiche du film « Mille milliards de dollars », de Henri Verneuil (1982).

Sutton s’inscrit dans cet air du temps. S’il s’inspire de l’historiographie marxiste expliquant Hitler par le rôle du « Grand Capital », il porte ces accusations à leur paroxysme, dans la mesure où il ne se limite pas au patronat allemand mais s’attaque à Wall Street, de surcroît dans son ensemble, sans chercher à étudier sérieusement les exemples qu’il cite, ni même à analyser la documentation rassemblée, laquelle se révèle pour le moins lacunaire (essentiellement quelques sources publiées, et quasiment aucune archive).

Sa « thèse » n’a donc rien d’historique, et tout de complotiste, puisqu’elle prête à une vaste conspiration financière et industrielle américaine les pires méfaits du nazisme. Les divagations de Sutton inspireront divers auteurs peu scrupuleux [10], avant d’être chaleureusement recommandés par la mouvance complotiste, d’Étienne Chouard au site Égalité et Réconciliation, en passant par le négationniste et complotiste antisémite Alain Soral [11].

Le « Grand Capital » et Hitler : qui s’est servi de qui ?

Les travaux d’historiens ont pourtant disqualifié tant les exégèses marxistes que leurs prolongements conspirationnistes. Comme l'écrivait Georges Castellan en 1969, « faire de Hitler l'homme des Konzern est une image d'Epinal très simplifiée » [12]. Henry Ashby Turner Jr. (1932-2008) a ainsi établi que le haut patronat allemand, à quelques rares exceptions près (l’industriel Fritz Thyssen, le financier Hjalmar Schacht, le banquier Kurt von Schröder), s’était plutôt méfié du Parti nazi avant sa venue au pouvoir [13] ; un autre chercheur, Peter Hayes, qui a étudié le rôle des milieux d’affaires allemands sous le Troisième Reich (notamment dans la Shoah), est parvenu à des conclusions similaires [14].

Certes, rappellent Turner et Hayes, les grands industriels et financiers allemands de la République de Weimar regrettaient l’époque wilhelmienne, ordonnée et plus défavorable aux classes laborieuses, et n’appréciaient guère les sociaux-démocrates et les communistes. Mais ils ne leur préféraient nullement les nazis, dont le programme politique était hostile au capitalisme ! Et quoique certains hiérarques tels qu’Hermann Göring et Alfred Rosenberg aient tenté d’en aseptiser le contenu à l’attention des milieux d’affaires, ces derniers, dans l’ensemble, ont plutôt soutenu les autres partis conservateurs et nationalistes. En d’autres termes, le « Grand Capital » allemand s’est surtout montré passif devant l’ascension de Hitler. Les ralliements d'industriels ne se sont multipliés qu'à la fin de l'année 1932 et au début de l'année 1933: ils apparaissent ainsi comme la conséquence de l'ascension hitlérienne, et non comme sa cause.

Une fois au pouvoir, le Führer a effectivement recherché la complicité du patronat. Ce dernier, fragilisé par la crise de 1929 et l’instabilité politique du début des années trente, n’était pas en mesure de s’opposer à un régime de plus en plus brutal et totalitaire. Du reste, il ne voyait pas d’un mauvais œil l’élimination de la gauche et des syndicats, non plus que les profits engrangés par le réarmement, ni même, pendant la guerre, la main d’œuvre étrangère venue d’Europe occupée et des camps de concentration. Et puis le Troisième Reich s’est employé à éliminer les patrons juifs et à diviser pour mieux régner, n’hésitant pas à monter l’un contre l’autre ces différents barons de l’industrie et de la banque… qui se concurrençaient déjà, ce qui a favorisé l’émergence de certains conglomérats tels qu’IG Farben [15].

En d’autres termes, le « Grand Capital » allemand, loin de dominer, d’influencer, voire de stipendier Hitler, a davantage subi les événements qu’il ne les a créés – non sans en profiter. Certains de ses membres les plus éminents ont été écartés, d’autres se sont considérablement enrichis, mais, dans l’ensemble, ce sont bel et bien le Führer et son régime qui menaient le jeu.

Du commerce, mais point de conspiration

Si le haut patronat allemand a surtout suivi Hitler, qu’en est-il de l’industrie et de la finance anglo-saxonnes ? Plutôt que de complot, c’est de commerce dont il est question.

Sans doute, bien avant la conquête du pouvoir par les nazis, plusieurs sociétés américaines et britanniques, de Ford à General Motors (dont la filiale, Opel, avait introduit le mode de production fordiste dans la métallurgie allemande [16]), de Standard Oil à IBM, d’ITT à Dunlop, de l’Anglo-Persian Oil Company (futur British Petroleum) à la Royal Dutch Shell (anglo-hollandaise), avaient investi en Allemagne [17], au point que 250 entreprises américaines y détenaient des avoirs correspondant à une somme de 450 millions de dollars au début de la Seconde Guerre mondiale [18].

Mais ces investissements étaient notamment intervenus dans les années vingt, et épousaient, à cette époque, la politique étrangère des États-Unis. Washington, en effet, cherchait alors à relancer l’économie allemande après la Première Guerre mondiale, et avait négocié avec les autres vainqueurs un assouplissement progressif des réparations colossales imposées à l’Allemagne en application du Traité de Versailles signé en 1919. Il n’était nullement question d’assister un mouvement nazi qui se revendiquait revanchard et violent – et donc susceptible de remettre en cause cette même politique !

Compromissions coupables, mais nullement décisives

Un célèbre industriel américain a certes été soupçonné d’avoir financé ce parti : Henry Ford. Ce dernier, antisémite viscéral, avait lancé aux États-Unis, dans les années 1920, une vaste de campagne de propagande judéophobe, qui n’a pas échappé à Hitler – lequel lui décernera, en 1938, la Grand-Croix de l'ordre de l'Aigle allemand, plus haute décoration nazie réservée à des ressortissants étrangers. Mais malgré cette parenté idéologique, il n’est pas établi que Ford ait effectivement servi d’argentier des « Chemises Brunes » [19].

Wall Street and the Rise of Hitler, d'Antony C. Sutton.

De grandes entreprises américaines ont également continué à commercer avec le Troisième Reich, comme elles en avaient le droit jusqu’à ce que l’Allemagne déclare la guerre aux États-Unis le 11 décembre 1941. Si, au-delà de cette date, la poursuite de relations d’affaires avec l’Allemagne par certaines d’entre elles (notamment Ford, General Motors et IBM) reste sujet à controverses, et ne se révèle pas, c’est le moins que l’on puisse dire, au-dessus de tout soupçon, on ne peut en déduire que leur rôle dans l’effort de guerre nazi, ainsi que dans la Shoah, ait été décisif [20]. Et comme le montre l’exemple de Ford, leurs filiales allemandes avaient tendance à faire primer les intérêts du régime nazi sur ceux des « maisons mères » [21]

Du reste, le chiffre de 450 millions de dollars d’avoirs américains au sein du Reich au début de la guerre apparaît particulièrement dérisoire en comparaison de l’aide apportée par les États-Unis à la coalition anti-hitlérienne dans le cadre de la loi « prêt-bail » de 1941 à 1945, à savoir plus de 48 milliards de dollars. Bref, les grandes entreprises américaines ont essentiellement soutenu l’effort de guerre allié contre les forces de l’Axe.

Les nazis, jamais si bien servis que par eux-mêmes

Les nazis ne doivent ni au « Grand Capital » allemand, ni à Wall Street les moyens qui leur ont permis de s'emparer du pouvoir. La vérité est à la fois plus simple et plus dérangeante. Car s'il est vrai qu'à Wall Street l'argent ne dort jamais, Hitler et son parti, eux, n'ont pas davantage chômé.

Tout d’abord, en effet, les caisses du Parti étaient alimentées par les adhérents et les sympathisants, par le prix d’entrée aux grands rassemblements et meetings, par les ventes de brochures et de journaux (sans parler des droits d’auteur que Hitler percevait sur l’écoulement de son livre Mein Kampf), par des emprunts divers et variés. Mieux encore, les SA, le bras armé du mouvement, versaient une cotisation obligatoire à une assurance destinée à les indemniser s’ils étaient blessés dans des combats de rue. Enfin, le bénévolat était également de rigueur, ce qui amenait les nazis propriétaires de véhicules à les mettre à la disposition du mouvement. Pareil financement reposait sur une organisation complexe, à flux tendus, mais fanatique et sans faille [22]. Le Parti n'en était pas moins endetté au second semestre 1932, sa situation financière ne s'améliorant qu'en janvier 1933 à la suite du basculement (tardif) de plusieurs industriels [23].

De même, faire de Hitler une marionnette des patrons allemandes et/ou de Wall Street apparaît des plus ridicules. C’est ce même Hitler qui a piloté son Parti vers le pouvoir suprême grâce à d’habiles stratégies électorales, notamment en visant l’adhésion des classes moyennes et les milieux agricoles ébranlés, appauvris par les transformations et les crises économiques des années 1920. C’est encore Hitler qui a manipulé les derniers dirigeants politiques et militaires de la République de Weimar, exploitant leur opportunisme, leurs ambitions, leurs préjugés, leurs convictions (ou leur absence de convictions), leur naïveté aussi, pour les retourner les uns contre les autres et, finalement, être propulsé au poste de Chancelier le 30 janvier 1933 [24].

Quant au réarmement allemand conduit dans les années trente, il reposait surtout sur des manipulations financières allemandes, et n’aurait pu être mené à bien sans une habile prise de contrôle de l’économie par le régime hitlérien. Lequel n’a nullement eu besoin de capitaux américains pour doper son effort de guerre à partir de 1939 : le pillage des territoires occupés, à commencer par la France, a amplement suffi [25].

Dans son Dictionnaire des idées reçues, Flaubert définissait l’argent comme « cause de tout le mal ». Hitler et ses sbires n’ont certes manqué ni d’argent, ni de malfaisance. Mais les transformer en marionnettes du « Grand Capital » revient à adopter une lecture complotiste des événements, elle-même issue d’une analyse marxiste totalement dépassée… et mal digérée. Si, dit-on, « l’argent n’a pas d’odeur », le conspirationnisme, lui, n’en finit pas de produire ses effluves nauséabonds.

 

Notes :
[1] Richard Evans, Le Troisième Reich, vol. I : L’avènement, Paris, Flammarion, 2009, p. 310 (trad. de l’anglais).
[2] Voir notamment Jean Lopez et Lasha Otkhmezuri, Barbarossa. 1941. La guerre absolue, Paris, Passés composés, 2019 et Livre de Poche, 2021, p. 609-610. Les communistes ne sont certes pas seuls à accorder aux milieux d’affaires un rôle démesuré dans l’Allemagne hitlérienne, puisque cette interprétation imprègne également divers courants intellectuels occidentaux pendant la Seconde Guerre mondiale (notamment le philosophe allemand Franz Neumann dans son célèbre ouvrage consacré aux structures du régime nazi, Behemoth. The Structure and Practice of National Socialism, New York, Oxford University Press, 1942 et 1944, et Chicago, Ivan R. Dee, 2009), au point que certains ministres américains envisagent de démanteler l'industrie allemande. Toutefois, l’épuration conduite par les Alliés en Allemagne occidentale à partir de 1945 épargne largement les grands banquiers et industriels, si utiles pour rebâtir le pays alors qu’émerge la Guerre Froide − voir l’analyse, à dominante marxiste, de Grietje Baars, « Capitalism’s Victor’s Justice? The Hidden Stories Behind the Prosecution of Industrialists Post-WWII », in Kevin Jon Heller/Gerry Simpson (dir.), The Hidden Histories of War Crimes Trials, Oxford, Oxford University Press, p. 163-192.
[3] Voir, à titre d’exemple, Daniel Guérin, Fascisme et grand capital, publié en 1936 puis en 1945, en 1965 et dernièrement chez Libertalia en 2014. De même, l’économiste marxiste Charles Bettelheim décrit l’idéologie nazie comme subordonnée au « capital monopoleur » et au « capital banquier », à qui le régime aurait offert les moyens d’écraser toute opposition intérieure, puis de conquérir l’Europe (Charles Bettelheim, L'Économie allemande sous le nazisme, un aspect de la décadence du capitalisme, Paris, Marcel Rivière, 1946).
[4] Antony Sutton, Wall Street and the Rise of Hitler, Seal Beach, '76 Press, 1976. Traduction française : Wall Street et l’ascension de Hitler, La Fenderie, Le Retour aux Sources, 2012. Sutton était d’origine britannique et avait acquis la nationalité américaine en 1962.
[5] Antony Sutton, National Suicide. Military Aid to the Soviet Union, New Rochelle, Arlington House, 1973.
[6] Voir Pierre-André Taguieff, La Foire aux Illuminés. Esotérisme, théorie du complot, extrémisme, Paris, Mille et Une Nuits, qui qualifie Sutton de « figure majeure du conspirationnisme américain » (Annexe IV).
[7] Sutton, Wall Street et l’ascension de Hitler, op. cit., p. 255.
[8] Sur les polémiques suscitées par les firmes multinationales dans les années 1970, voir Raymond Vernon, Les entreprises multinationales, la souveraineté nationale en péril, Paris, Calmann-Lévy, 1973 (trad. de l’anglais) et, du même auteur, Storm over the Multinationals. The Real Issue, Cambridge, Harvard University Press, 1977. L’entreprise International Telephone and Telegraph (ITT) s’est ainsi livrée à une intense campagne contre le président socialiste chilien Salvador Allende avec la CIA, et a été soupçonnée d’avoir soutenu le coup d’État du général Pinochet en 1973.
[9] Voir United States Congress, Senate, Committee on the Judiciary, Subcommittee on Antitrust and Monopoly, The Industrial Reorganization Act: Hearings, Ninety-third Congress, First Session [-Ninety-fourth Congress, First Session], on S. 1167, Volume 4, Part 1, Washington DC, US Government Printing Office, 1973.
[10] Notamment James et Suzanne Pool, Who financed Hitler. The secret funding of Hitler's rise to power. 1919-1933, Londres, Raven Books, 1978 et, plus récemment, Jacques R. Pauwels, Big Business avec Hitler, Bruxelles, Aden, 2013 (trad. du néerlandais). Commentant ce dernier ouvrage, l’historien allemand Roman Köster a indiqué que « l'auteur ignore ou déforme simplement les résultats de la recherche historique des dernières décennies ».
[11] Voir notamment Alain Soral, Comprendre l’empire. Demain la gouvernance globale ou la révolte des nations ?, Paris, Editions Blanche, 2011, p. 57-58.
[12] Georges Castellan, L'Allemagne de Weimar 1918-1933, Paris, Armand Colin, 1969, p. 396.
[13] Henry Ashby Turner, German Big Business and the Rise of Hitler, Oxford, Oxford University Press, 1985. Egalement, Chris Whetton, Hitler’s Fortune, Barnsley, Pen and Sword, 2004, p. 139-165. Voir, en français, la synthèse d’Henry Rousso, « Le grand capital a-t-il soutenu Hitler ? », in L’Histoire (éd.), L’Allemagne de Hitler 1933-1945, Paris, Seuil, 1991, p. 149-169. Dès 1952, George W. F. Hallgarten, tout en surestimant l’aide apportée par les milieux d’affaires à Hitler au début des années trente, relativisait considérablement leur rôle (« Adolf Hitler and German Heavy Industry, 1931-1933 », The Journal of Economic History, vol. 12, n°3, 1952, p. 222-246).
[14] Peter Hayes, Industry and Ideology. IG Farben in the Nazi Era, Cambridge/Londres/New York, Cambridge University Press, 1987.
[15] Sur ce point, outre Turner, German Big Business and the Rise of Hitler, op. cit., p. 272-339 et Hayes, Industry and Ideology, op. cit., voir Adam Tooze, Le salaire de la destruction. Formation et ruine de l’économie nazie, Paris, Les Belles Lettres, 2012 (trad. de l’anglais).
[16] Tooze, Le salaire de la destruction, op. cit., p. 165.
[17] Tooze, Le salaire de la destruction, op. cit., p. 147-148.
[18] Research findings about Ford-Werke under the Nazi regime, Ford Motor Company, 2001, p. I et 5.
[19] Voir notamment Whetton, Hitler’s Fortune, op. cit., p. 177-183 et Neil Baldwin, Henry Ford and the Jews. The mass production of hate, New York, PublicAffairs, 2001, p. 183-189.
[20] IBM a été accusé d’avoir facilité l’extermination des Juifs en fournissant sciemment aux nazis des technologies d’identification et de recensement (Edwin Black, IBM et l’Holocauste. L’alliance stratégique entre l’Allemagne nazie et la plus puissante multinationale américaine, Paris, Robert Laffont, 2001 – trad. de l’anglais). Cependant, cette thèse a été sévèrement contestée par plusieurs historiens, lesquels ont notamment rappelé que l’Allemagne n’avaient nullement eu besoin des systèmes d’IBM pour mener à bien la Shoah – voir, entre autres, Michael Thad Allen, « Stranger than Science Fiction: Edwin Black, IBM, and the Holocaust », Technology and Culture, vol. 43, n°1, janvier 2002, p. 150-154, ainsi que les critiques d’Annette Wieviorka, « Un beau sujet gâché », Le Monde, 13 février 2001.
[21] Simon Reich, « Corporate Social Responsibility and the Issue of Compensation. The Case of Ford and Nazi Germany », in Francis R. Nicosia et Jonathan Huener (dir.), Business and Industry in Nazi Germany, New York/Oxford, Berghahn Books, 2004, p. 118-119.
[22] Turner, German Big Business and the Rise of Hitler, op. cit., p. 115-124.
[23] Castellan, L'Allemagne de Weimar, op. cit., p. 396 et Gilbert Badia, Histoire de l'Allemagne contemporaine, vol. I : 1917-1933, Pars, Editions Sociales, 1962, p. 319.
[24] François Delpla, Une histoire du IIIe Reich, Paris, Perrin, 2014, p. 29-45, ainsi que Hitler 30 janvier 1933, la véritable histoire, Saint-Malo, Pascal Galodé, 2013. Voir également Henry Ashby Turner, Jr., Hitler. Janvier 33. Les trente jours qui ébranlèrent le monde, Paris, Calmann-Lévy, 1997 (trad. de l'anglais), qui, non sans sous-estimer le talent manoeuvrier de Hitler, attribue sa prise du pouvoir à une série d'erreurs de calcul des dirigeants civils et militaires de la République de Weimar.
[25] Tooze, Le salaire de la destruction, op. cit.

Afficher plus

Inscrivez-vous à notre newsletter 

Depuis dix-sept ans, Conspiracy Watch contribue à sensibiliser aux dangers du complotisme en assurant un travail d’information et de veille critique sans équivalent. Pour pérenniser nos activités, le soutien de nos lecteurs est indispensable.  

Faire un don !
à propos de l'auteur
[show_profile_image]
Nicolas Bernard
Nicolas Bernard, avocat, contribue régulièrement à Conspiracy Watch depuis 2017. Il co-anime avec Gilles Karmasyn le site Pratique de l’Histoire et Dévoiements négationnistes (PHDN.org). Il est également l’auteur, aux éditions Tallandier, de La Guerre germano-soviétique (« Texto », 2020), de La Guerre du Pacifique (« Texto », 2019) et de Oradour-sur-Glane, 10 juin 1944. Histoire d’un massacre dans l’Europe nazie (2024).
TOUS LES ARTICLES DE Nicolas Bernard
Partager :
Conspiracy Watch | l'Observatoire du conspirationnisme
Bluesky
© 2007-2025 Conspiracy Watch | Une réalisation de l'Observatoire du conspirationnisme (association loi de 1901) avec le soutien de la Fondation pour la Mémoire de la Shoah.
cross