Conspiracy Watch | l'Observatoire du conspirationnisme
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Quand le bloc communiste accusait les États-Unis de mener une guerre bactériologique en Corée

Publié par Xavier Desbrosse27 juin 2020

Il s’agit d’un épisode marquant des débuts de la Guerre froide : en 1952, une campagne mondiale de désinformation accusa Washington d'utiliser des armes bactériologiques lors de son intervention aux côtés de la Corée du Sud. Une thèse qui a fait long feu.

Affiche diffusée par le Parti communiste français accusant les Américains de semer la peste et le choléra en Corée et en Chine (1952).

Il y a soixante-dix ans, le 25 juin 1950, la Corée du Nord de Kim Il-sung lançait une vaste offensive contre son voisin du Sud, parvenant à l’envahir presque complètement. Sur fond d’antagonisme Est-Ouest, le conflit a pris dès son origine une dimension mondiale [1]. La partie Nord de la péninsule coréenne est alors soutenue par les régimes communistes voisins, l’URSS et la République populaire de Chine, proclamée en octobre 1949. Volant au secours du Sud, les États-Unis prennent la tête d’une force onusienne composée de seize pays – dont la France, le Royaume-Uni, le Canada, l’Australie, la Thaïlande ou encore la Turquie – et en confient le commandement au général MacArthur. Ce dernier est remplacé en avril 1951 par le général Ridgway qui finit par repousser les Nord-Coréens jusqu’au 38e parallèle.

Si les premières rumeurs de guerre bactériologique datent de 1949, les accusations antiaméricaines se précisent à compter du 22 février 1952 [2], lorsque le ministre des affaires étrangères nord-coréen dénonce auprès du secrétaire général des Nations unies à New York une série d’attaques biologiques qui auraient été commises par l’armée américaine entre janvier et février 1952 : des avions auraient massivement répandu en Corée du Nord des insectes et des rongeurs infectés par des micro-organismes, utilisés comme vecteurs de maladies infectieuses comme la peste, le choléra ou la variole.

Deux jours plus tard, le 24 février, la Chine populaire proteste à son tour officiellement par la voix de son Premier ministre Zhou Enlai. Celui-ci parle d’attaques en cours avec plus de 800 opérations de largage visant 70 cibles sur le  territoire nord-coréen. La nouvelle est aussi sidérante que le crime de guerre est manifeste ! Ces déclarations sont le début d’une mobilisation mondiale du camp communiste contre la « guerre bactériologique américaine » [3].

Désigné comme responsable de la prétendue attaque, Matthew Ridgway devient la cible d’une campagne de dénigrement internationale. En France par exemple, on assiste à une floraison de graffitis dénonçant « Ridgway la peste », « le monstre américain », « le tueur microbien », le « général de la bombe microbienne ». « Ridgway a envoyé la peste et le choléra sur la Corée – Truman envoie Ridgway sur la France – A la porte Ridgway » affirme un tract distribué à Paris le 28 mai 1952. Ce jour-là, une manifestation lancée par le Parti communiste français (PCF) se solde par de violentes échauffourées avec la police, notamment à Paris. Les affrontements débouchent sur l’arrestation du secrétaire général du Parti, Jacques Duclosun épisode passé à la postérité sous le nom de « complot des pigeons » [4].

Les États-Unis ne tardent pas à démentir vigoureusement ces accusions, notamment par la voix de leur secrétaire d’État, Dean Acheson. Des savants du monde entier pointent les incohérences scientifiques des observations et dénoncent une mystification. Le 12 mars 1952, les délégués américains à l’ONU proposent de charger l’Organisation mondiale de la Santé (OMS) et le Comité international de la Croix-Rouge (CICR) de mener l’enquête sur ces accusations. Mais la proposition américaine se heurte à un refus catégorique des autorités nord-coréennes et chinoises.

« Génocide »

Une délégation de l’Association internationale des juristes démocrates (une organisation pro-soviétique) – se rend toutefois sur place peu après les accusations nord-coréennes et chinoises et publie le 31 mars 1952 un premier rapport corroborant les accusations des Nord-Coréens et des Chinois : les États-Unis seraient en train de perpétrer un « génocide et un crime particulièrement odieux contre l’Humanité ».

Les investigations menées par l’armée nord-coréenne confirment sans surprise ces allégations.

Mais l’enquête qui a le plus de retentissement est celle issue d’une organisation contrôlée par Moscou, le Conseil mondial de la Paix : à l’automne 1952, paraît le rapport de la « commission scientifique internationale chargée d'examiner les faits concernant la guerre bactériologique en Corée et en Chine ». Présidée par le biochimiste britannique Joseph Needham, elle est composée de scientifiques du monde entier dont le microbiologiste Nikolay Zhukov-Verezhnikov, vice-président de l'Académie des Sciences médicales de l’URSS et… général du KGB. Les travaux de la commission bénéficient du soutien public du prix Nobel de chimie 1935 Frédéric Joliot-Curie [5], par ailleurs membre du Parti communiste.

Les enquêtes relaient toutes les trois la même certitude selon laquelle les États-Unis auraient récupéré les secrets de la guerre bactériologique menée pendant la Seconde Guerre mondiale par les Japonais. L’armée nippone disposait en effet en Mandchourie (Chine septentrionale) d’un centre de recherche baptisé « unité 731 ». Sous le commandement du docteur Ishii, les soldats japonais y testèrent des armes bactériologiques de la fin des années 1930 à 1945.

Ces expériences firent des milliers de victimes. Au début de l’année 1952, les tenants de la thèse du complot bactériologique accusent les États-Unis d’utiliser les méthodes mises au point par l’unité 731.

En pleine Guerre froide, cette accusation permet d’illustrer l’idée d’une séparation du monde en deux camps irréconciliables : d’un côté, les États-Unis étaient dépeints comme les représentants d’une civilisation inhumaine et brutale, à l’image du capitalisme. De l’autre, l’Union soviétique se posait en protectrice des valeurs humanistes face à ce déferlement de cruauté. La prétendue « sale guerre » secrète était un signal pour les peuples du monde : l’heure était venue de choisir son camp. La dénonciation du complot rendait d’ailleurs la question purement formelle : peut-on vraiment choisir entre la santé et la maladie ?

Des accusations fictives

Après un pic d’intérêt, la campagne contre la guerre biologique connaît un déclin dès l’automne 1952. Elle s’éteint après la mort de Staline en mars 1953. Le nouveau pouvoir à Moscou souhaite l’apaisement en Corée et enjoint expressément Mao Zedong de cesser d’évoquer ce prétendu complot bactériologique. Le 2 mai 1953, le Praesidium du Conseil des ministres de l’Union soviétique écrit au dirigeant chinois que « la diffusion dans la presse d'informations sur l'utilisation par les Américains d'armes bactériologiques en Corée était basée sur de fausses informations [et que] les accusations contre les Américains étaient fictives ». « Les travailleurs soviétiques responsables d’avoir participé à la fabrication de la soi-disant "preuve" de l'utilisation d'armes bactériologiques seront sévèrement punis », menace le document dans sa conclusion. Moins de trois mois plus tard, le 27 juillet 1953, un armistice est signé entre les deux Corées et les combats prennent fin.

Depuis les années 1950, les témoignages confirmant la fausseté des allégations de guerre bactériologique américaine en Corée se sont multipliés. Un des journalistes communistes qui avait été un défenseur acharné de cette théorie en 1952, Pierre Daix, fait son mea culpa dans son autobiographie politique en 1976 :

« Ceux qui ont inventé cette extraordinaire diversion – car tout visiblement fut inventé de A à Z – possédaient du génie politique. Ce bourrage de crâne conférait à la chasse aux sorcières qui faisait rage aux États-Unis, une dimension infernale [6]. Quelle n'était pas notre supériorité morale sur l'impérialisme américain ! Je considère aujourd'hui que ma participation de directeur d'un journal du soir dans ce mensonge est une faute aussi grave que ma riposte à Rousset [7]. Fausses nouvelles, excitation à la haine, toute la panoplie du déshonneur pour un journaliste y figure ». [8]

La fin de la Guerre froide voit la publication d’archives, notamment soviétiques, qui confirment les doutes déjà émis à l’époque. Ces documents lèvent le voile sur une partie significative des échanges entre les dirigeants communistes soviétiques, chinois et nord-coréens entre février 1952 et le printemps 1953.

Ces fausses accusations ont ensuite été largement oubliées. Néanmoins, depuis les années 1990, périodiquement, des publications se font à nouveau l’écho de cette rumeur. Toutes ont en commun de confesser une méfiance vis-à-vis des États-Unis. Mais elles se distinguent par le degré de certitude qu’elles revendiquent. Une première série de productions est le fait d’auteurs qui ne cachent pas leur sympathie pour le régime nord-coréen. Ceux-ci reprennent, avec quelques précautions d’usage, les arguments déjà utilisés en 1952. On en trouve des exemples aussi bien dans les colonnes du Monde diplomatique, dans un article signé Stephen Endicott et Edward Hagerman et promettant de dévoiler l’« un des secrets les mieux gardés de la Guerre froide » [9], que sur le site de l’Association d'amitié franco-coréenne [10].

La théorie de la guerre bactériologique en Corée est relayée aussi par un second groupe, plus mesuré. Son argumentaire s’est mis en place au moment même où les États-Unis ont été accusés par les Nord-Coréens et les Chinois. Ainsi pouvait-on lire, le 19 mai 1952 dans le journal Le Monde, sous la plume du journaliste spécialiste de l'Asie, Robert Guillain :

« Le réquisitoire dressé par les communistes contre les États-Unis […] n'a pas réussi à nous convaincre. Nous pensons que quiconque se penchera sur le dossier accusateur avec une parfaite objectivité et sans préjugé politique aboutira au même scepticisme. […] La propagande communiste a [cependant] pour elle un argument très efficace quand elle souligne le fait troublant que les États-Unis, s'ils ont signé [le protocole de Genève de 1925 interdisant les armes bactériologiques – ndlr], ne l'ont pas ratifié. »

Avec une naïveté plus ou moins sincère, les auteurs de ces publications esquivent donc la question de la véracité des faits et la remplacent par une interrogation sur les motivations de chaque protagoniste. « A qui profiterait ce crime (s’il était avéré) ? » se demandent-ils [11]. En prétendant prendre de la hauteur, ceux qui adoptent ce point de vue reproduisent largement le dispositif de la propagande communiste de Guerre froide : ils placent les États-Unis sur le banc des accusés, laissent planer l'incertitude sur les faits et en appellent à l’intime conviction tout en attribuant aux victimes désignées du complot le bénéfice du doute.

Malgré quelques tentatives sur les réseaux sociaux, la pandémie de la COVID-19 n’a pas fait réémerger cette légende. Cependant, à l’heure où le monde est ébranlé par la crise sanitaire, force est de constater l’efficacité intacte de la trame complotiste définie en 1952.

 

Notes :
[1] Pierre Grosser, L’histoire du monde se fait en Asie. Une autre vision du XXe siècle, Odile Jacob, 2017.
[2]  Ce texte reprend des éléments issus de Milton Leitenberg, China’s False Allegations of the Use of  Biological Weapons by the United States during the Korean War, Cold War International History Project, Woodrow Wilson international Center for Scholars, Working paper n°78, 2016.
[3] Sur le rôle particulier joué par le Parti communiste français au sein de ce mouvement, voir Yves Santamaria, Le Parti de l'ennemi ? Le Parti communiste français dans la lutte pour la paix (1947-1958), Armand Colin, 2006.
[4] Voir aussi Vanessa Codaccioni, Punir les opposants. PCF et procès politique (1947-1962), CNRS éditions, 2013.
[5]  Michel Pinault, Frédéric Joliot-Curie, Odile Jacob, 2000.
[6] Au même moment, entre 1950 et 1954, le maccarthysme bat son plein aux États-Unis.
[7] Pierre Daix fait ici allusion à la campagne calomnieuse de la presse communiste contre l’ancien déporté et militant trotskiste David Rousset (1912-1997) qui, récipiendaire en 1946 du prix Renaudot pour L’Univers concentrationnaire, dénonça en 1949 l’existence en Union soviétique d’un système général de camps de travail comparable à celui de l’Allemagne nazie. Dans Les Lettres françaises, Daix accusa notamment Rousset d’avoir « accolé à un faux primitif de vulgaires transpositions de ce qui s'est passé dans les camps nazis ».
[8] Pierre Daix, J’ai cru au matin, Laffont, Paris, 1976, pp. 288-289.
[9] « Les armes biologiques de la guerre de Corée », Le Monde diplomatique, juillet 1999.
[10] « Les sales secrets de la guerre de Corée », mars 2010.
[11]  A l’image de l’émission « Rendez-vous avec X » consacrée à « La guerre bactériologique américaine contre la Corée : info ou intox ? », diffusée sur France Inter le 8 février 2014.

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Affiche diffusée par le Parti communiste français accusant les Américains de semer la peste et le choléra en Corée et en Chine (1952).

Il y a soixante-dix ans, le 25 juin 1950, la Corée du Nord de Kim Il-sung lançait une vaste offensive contre son voisin du Sud, parvenant à l’envahir presque complètement. Sur fond d’antagonisme Est-Ouest, le conflit a pris dès son origine une dimension mondiale [1]. La partie Nord de la péninsule coréenne est alors soutenue par les régimes communistes voisins, l’URSS et la République populaire de Chine, proclamée en octobre 1949. Volant au secours du Sud, les États-Unis prennent la tête d’une force onusienne composée de seize pays – dont la France, le Royaume-Uni, le Canada, l’Australie, la Thaïlande ou encore la Turquie – et en confient le commandement au général MacArthur. Ce dernier est remplacé en avril 1951 par le général Ridgway qui finit par repousser les Nord-Coréens jusqu’au 38e parallèle.

Si les premières rumeurs de guerre bactériologique datent de 1949, les accusations antiaméricaines se précisent à compter du 22 février 1952 [2], lorsque le ministre des affaires étrangères nord-coréen dénonce auprès du secrétaire général des Nations unies à New York une série d’attaques biologiques qui auraient été commises par l’armée américaine entre janvier et février 1952 : des avions auraient massivement répandu en Corée du Nord des insectes et des rongeurs infectés par des micro-organismes, utilisés comme vecteurs de maladies infectieuses comme la peste, le choléra ou la variole.

Deux jours plus tard, le 24 février, la Chine populaire proteste à son tour officiellement par la voix de son Premier ministre Zhou Enlai. Celui-ci parle d’attaques en cours avec plus de 800 opérations de largage visant 70 cibles sur le  territoire nord-coréen. La nouvelle est aussi sidérante que le crime de guerre est manifeste ! Ces déclarations sont le début d’une mobilisation mondiale du camp communiste contre la « guerre bactériologique américaine » [3].

Désigné comme responsable de la prétendue attaque, Matthew Ridgway devient la cible d’une campagne de dénigrement internationale. En France par exemple, on assiste à une floraison de graffitis dénonçant « Ridgway la peste », « le monstre américain », « le tueur microbien », le « général de la bombe microbienne ». « Ridgway a envoyé la peste et le choléra sur la Corée – Truman envoie Ridgway sur la France – A la porte Ridgway » affirme un tract distribué à Paris le 28 mai 1952. Ce jour-là, une manifestation lancée par le Parti communiste français (PCF) se solde par de violentes échauffourées avec la police, notamment à Paris. Les affrontements débouchent sur l’arrestation du secrétaire général du Parti, Jacques Duclosun épisode passé à la postérité sous le nom de « complot des pigeons » [4].

Les États-Unis ne tardent pas à démentir vigoureusement ces accusions, notamment par la voix de leur secrétaire d’État, Dean Acheson. Des savants du monde entier pointent les incohérences scientifiques des observations et dénoncent une mystification. Le 12 mars 1952, les délégués américains à l’ONU proposent de charger l’Organisation mondiale de la Santé (OMS) et le Comité international de la Croix-Rouge (CICR) de mener l’enquête sur ces accusations. Mais la proposition américaine se heurte à un refus catégorique des autorités nord-coréennes et chinoises.

« Génocide »

Une délégation de l’Association internationale des juristes démocrates (une organisation pro-soviétique) – se rend toutefois sur place peu après les accusations nord-coréennes et chinoises et publie le 31 mars 1952 un premier rapport corroborant les accusations des Nord-Coréens et des Chinois : les États-Unis seraient en train de perpétrer un « génocide et un crime particulièrement odieux contre l’Humanité ».

Les investigations menées par l’armée nord-coréenne confirment sans surprise ces allégations.

Mais l’enquête qui a le plus de retentissement est celle issue d’une organisation contrôlée par Moscou, le Conseil mondial de la Paix : à l’automne 1952, paraît le rapport de la « commission scientifique internationale chargée d'examiner les faits concernant la guerre bactériologique en Corée et en Chine ». Présidée par le biochimiste britannique Joseph Needham, elle est composée de scientifiques du monde entier dont le microbiologiste Nikolay Zhukov-Verezhnikov, vice-président de l'Académie des Sciences médicales de l’URSS et… général du KGB. Les travaux de la commission bénéficient du soutien public du prix Nobel de chimie 1935 Frédéric Joliot-Curie [5], par ailleurs membre du Parti communiste.

Les enquêtes relaient toutes les trois la même certitude selon laquelle les États-Unis auraient récupéré les secrets de la guerre bactériologique menée pendant la Seconde Guerre mondiale par les Japonais. L’armée nippone disposait en effet en Mandchourie (Chine septentrionale) d’un centre de recherche baptisé « unité 731 ». Sous le commandement du docteur Ishii, les soldats japonais y testèrent des armes bactériologiques de la fin des années 1930 à 1945.

Ces expériences firent des milliers de victimes. Au début de l’année 1952, les tenants de la thèse du complot bactériologique accusent les États-Unis d’utiliser les méthodes mises au point par l’unité 731.

En pleine Guerre froide, cette accusation permet d’illustrer l’idée d’une séparation du monde en deux camps irréconciliables : d’un côté, les États-Unis étaient dépeints comme les représentants d’une civilisation inhumaine et brutale, à l’image du capitalisme. De l’autre, l’Union soviétique se posait en protectrice des valeurs humanistes face à ce déferlement de cruauté. La prétendue « sale guerre » secrète était un signal pour les peuples du monde : l’heure était venue de choisir son camp. La dénonciation du complot rendait d’ailleurs la question purement formelle : peut-on vraiment choisir entre la santé et la maladie ?

Des accusations fictives

Après un pic d’intérêt, la campagne contre la guerre biologique connaît un déclin dès l’automne 1952. Elle s’éteint après la mort de Staline en mars 1953. Le nouveau pouvoir à Moscou souhaite l’apaisement en Corée et enjoint expressément Mao Zedong de cesser d’évoquer ce prétendu complot bactériologique. Le 2 mai 1953, le Praesidium du Conseil des ministres de l’Union soviétique écrit au dirigeant chinois que « la diffusion dans la presse d'informations sur l'utilisation par les Américains d'armes bactériologiques en Corée était basée sur de fausses informations [et que] les accusations contre les Américains étaient fictives ». « Les travailleurs soviétiques responsables d’avoir participé à la fabrication de la soi-disant "preuve" de l'utilisation d'armes bactériologiques seront sévèrement punis », menace le document dans sa conclusion. Moins de trois mois plus tard, le 27 juillet 1953, un armistice est signé entre les deux Corées et les combats prennent fin.

Depuis les années 1950, les témoignages confirmant la fausseté des allégations de guerre bactériologique américaine en Corée se sont multipliés. Un des journalistes communistes qui avait été un défenseur acharné de cette théorie en 1952, Pierre Daix, fait son mea culpa dans son autobiographie politique en 1976 :

« Ceux qui ont inventé cette extraordinaire diversion – car tout visiblement fut inventé de A à Z – possédaient du génie politique. Ce bourrage de crâne conférait à la chasse aux sorcières qui faisait rage aux États-Unis, une dimension infernale [6]. Quelle n'était pas notre supériorité morale sur l'impérialisme américain ! Je considère aujourd'hui que ma participation de directeur d'un journal du soir dans ce mensonge est une faute aussi grave que ma riposte à Rousset [7]. Fausses nouvelles, excitation à la haine, toute la panoplie du déshonneur pour un journaliste y figure ». [8]

La fin de la Guerre froide voit la publication d’archives, notamment soviétiques, qui confirment les doutes déjà émis à l’époque. Ces documents lèvent le voile sur une partie significative des échanges entre les dirigeants communistes soviétiques, chinois et nord-coréens entre février 1952 et le printemps 1953.

Ces fausses accusations ont ensuite été largement oubliées. Néanmoins, depuis les années 1990, périodiquement, des publications se font à nouveau l’écho de cette rumeur. Toutes ont en commun de confesser une méfiance vis-à-vis des États-Unis. Mais elles se distinguent par le degré de certitude qu’elles revendiquent. Une première série de productions est le fait d’auteurs qui ne cachent pas leur sympathie pour le régime nord-coréen. Ceux-ci reprennent, avec quelques précautions d’usage, les arguments déjà utilisés en 1952. On en trouve des exemples aussi bien dans les colonnes du Monde diplomatique, dans un article signé Stephen Endicott et Edward Hagerman et promettant de dévoiler l’« un des secrets les mieux gardés de la Guerre froide » [9], que sur le site de l’Association d'amitié franco-coréenne [10].

La théorie de la guerre bactériologique en Corée est relayée aussi par un second groupe, plus mesuré. Son argumentaire s’est mis en place au moment même où les États-Unis ont été accusés par les Nord-Coréens et les Chinois. Ainsi pouvait-on lire, le 19 mai 1952 dans le journal Le Monde, sous la plume du journaliste spécialiste de l'Asie, Robert Guillain :

« Le réquisitoire dressé par les communistes contre les États-Unis […] n'a pas réussi à nous convaincre. Nous pensons que quiconque se penchera sur le dossier accusateur avec une parfaite objectivité et sans préjugé politique aboutira au même scepticisme. […] La propagande communiste a [cependant] pour elle un argument très efficace quand elle souligne le fait troublant que les États-Unis, s'ils ont signé [le protocole de Genève de 1925 interdisant les armes bactériologiques – ndlr], ne l'ont pas ratifié. »

Avec une naïveté plus ou moins sincère, les auteurs de ces publications esquivent donc la question de la véracité des faits et la remplacent par une interrogation sur les motivations de chaque protagoniste. « A qui profiterait ce crime (s’il était avéré) ? » se demandent-ils [11]. En prétendant prendre de la hauteur, ceux qui adoptent ce point de vue reproduisent largement le dispositif de la propagande communiste de Guerre froide : ils placent les États-Unis sur le banc des accusés, laissent planer l'incertitude sur les faits et en appellent à l’intime conviction tout en attribuant aux victimes désignées du complot le bénéfice du doute.

Malgré quelques tentatives sur les réseaux sociaux, la pandémie de la COVID-19 n’a pas fait réémerger cette légende. Cependant, à l’heure où le monde est ébranlé par la crise sanitaire, force est de constater l’efficacité intacte de la trame complotiste définie en 1952.

 

Notes :
[1] Pierre Grosser, L’histoire du monde se fait en Asie. Une autre vision du XXe siècle, Odile Jacob, 2017.
[2]  Ce texte reprend des éléments issus de Milton Leitenberg, China’s False Allegations of the Use of  Biological Weapons by the United States during the Korean War, Cold War International History Project, Woodrow Wilson international Center for Scholars, Working paper n°78, 2016.
[3] Sur le rôle particulier joué par le Parti communiste français au sein de ce mouvement, voir Yves Santamaria, Le Parti de l'ennemi ? Le Parti communiste français dans la lutte pour la paix (1947-1958), Armand Colin, 2006.
[4] Voir aussi Vanessa Codaccioni, Punir les opposants. PCF et procès politique (1947-1962), CNRS éditions, 2013.
[5]  Michel Pinault, Frédéric Joliot-Curie, Odile Jacob, 2000.
[6] Au même moment, entre 1950 et 1954, le maccarthysme bat son plein aux États-Unis.
[7] Pierre Daix fait ici allusion à la campagne calomnieuse de la presse communiste contre l’ancien déporté et militant trotskiste David Rousset (1912-1997) qui, récipiendaire en 1946 du prix Renaudot pour L’Univers concentrationnaire, dénonça en 1949 l’existence en Union soviétique d’un système général de camps de travail comparable à celui de l’Allemagne nazie. Dans Les Lettres françaises, Daix accusa notamment Rousset d’avoir « accolé à un faux primitif de vulgaires transpositions de ce qui s'est passé dans les camps nazis ».
[8] Pierre Daix, J’ai cru au matin, Laffont, Paris, 1976, pp. 288-289.
[9] « Les armes biologiques de la guerre de Corée », Le Monde diplomatique, juillet 1999.
[10] « Les sales secrets de la guerre de Corée », mars 2010.
[11]  A l’image de l’émission « Rendez-vous avec X » consacrée à « La guerre bactériologique américaine contre la Corée : info ou intox ? », diffusée sur France Inter le 8 février 2014.

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à propos de l'auteur
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Xavier Desbrosse
Xavier Desbrosse est professeur agrégé dans le secondaire. Chercheur en histoire culturelle, il est correspondant départemental de l'Institut d'Histoire du Temps Présent (IHTP).
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