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Non, l'antisémitisme de gauche n'est malheureusement pas une « fake news »

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Publié par Emmanuel Debono11 novembre 2025,

En contestant l’existence d’un « antisémitisme de gauche », l’historien Julien Théry s’inscrit dans une longue tradition de déni. Une lecture attentive de l’histoire et de ses zones d’ombre montre pourtant combien la gauche a pu, jusqu'à aujourd'hui, relayer des représentations hostiles aux juifs.

Montage CW.

« Face à l’opinion publique mondiale, les Sionistes essaient (…) de retenir la marée des preuves et des critiques. Ils ont recours à l’hypnotisme d’accusations comme celles de "racisme" et d’ "antisémitisme", ridicules et insensées dans une telle situation. » En 1972, l’ambassade soviétique à Paris répondait en ces termes aux accusations d’antisémitisme qui avaient accueilli le bulletin URSS qu’elle venait de publier, et qui devait, l’année suivante, faire l’objet d’une condamnation pour provocation à la haine antisémite [1]. L’argument préfigurait celui que Jean-Luc Mélenchon brandit lors d’un passage sur RTL, le 23 juillet 2014, dans un contexte où des slogans antisionistes radicaux résonnaient bruyamment dans les villes de France : « on ne peut plus réfléchir, on n’a plus le droit de parler. Aussitôt quelqu’un sort le rayon paralysant qui vous traite d’antisémite [2]. » Le fondateur de La France Insoumise allait par la suite utiliser à plusieurs reprises cette expression dont un article de l’historien Julien Théry vient de nous proposer une version actualisée sur le site Hors-Série. « Il est devenu opportun d’imputer (…) aux opposants trop dangereux une souillure ontologique dont le seul soupçon rend quiconque tout à fait infréquentable et inaudible. L’accusation d’antisémitisme a ainsi pris une fonction comparable, à certains égards, à celle que remplissait l’excommunication [3] » juge le médiéviste, professeur à l’Université de Lyon 2, dans un long article visant à assimiler la notion d’« antisémitisme de gauche » à une « grande fake news » (sic).

L’universitaire, qui vole notamment au secours de Jean-Luc Mélenchon et de l’ex-leader du Labour Party Jeremy Corbyn, qui aurait selon lui été victime d’« une imputation d’antisémitisme dépourvue de tout fondement », explique ainsi que cette accusation a été utilisée pour disqualifier les « leaders des grands mouvements de gauche (…) dès lors qu’ils ont représenté une menace sérieuse pour les forces politiques "de gouvernement" (…) ».

Si Julien Théry n’emploie pas le terme de « diabolisation », c’est probablement pour ne pas insister sur le fâcheux parallèle entre LFI, le FN et leurs leaders respectifs, passés maîtres l’un et l’autre dans la provocation verbale. À l’été 2021, l’historien défendait sur Twitter Jean-Luc Mélenchon, lequel, un an plus tôt, investissait la thèse antisémite du peuple juif déicide, en déclarant que Jésus avait été crucifié par « ses propres compatriotes » [4]. Julien Théry usait alors de l’ironie à l’encontre des détracteurs de l’Insoumis : « Dire que les juifs ont fait tuer Jésus est en effet inacceptable. Quand on pense que le Nouveau Testament est en vente libre [5] !!! »

Une « gigantesque manipulation de l’histoire »

C’est donc avant tout en militant politique, et non en spécialiste de l’antisémitisme – qu’il n’est pas –, que Julien Théry vient aujourd’hui contredire ceux, « y compris d’éminents historiens », qui estiment qu’il existe un « antisémitisme de gauche » [6]. L’actualité, évidemment, commande cette réflexion puisqu’il s’agit de libérer la critique antisioniste de toute entrave politique et morale. Le long développement historique conduit d’ailleurs le lecteur, en fin d’article, au cœur du propos ainsi énoncé : « Les trois postulats fondamentaux du sionisme contemporain, à savoir l’existence d’une nation réunissant tous les juifs, sa vocation à édifier un État-nation et le droit de ce dernier à un territoire en Palestine (postulats partageables et partagés par beaucoup d’antisémites) ne sont pas défendables en-dehors de forts parti-pris idéologiques assortis de falsifications historiques. » Autant dire que l’historien n’accorde aucune légitimité à l’État d’Israël, ni à ceux qui, aujourd’hui, se rendent coupables d’apporter leur soutien à « l’entreprise d’extermination des Gazaouis ».

>>> Lire, sur Conspiracy Watch : Gaza : pourquoi le mot « génocide » pose problème (08/10/2025)

L’« antisémitisme de gauche » se voit donc dénoncé comme une « grande fake news », une « gigantesque manipulation de l’histoire », au service d’un projet génocidaire. Pour cela, l’historien du Moyen Âge s’efforce de montrer en quoi certaines figures du socialisme, au XIXe siècle, ont parfois exprimé des préjugés qui n’étaient que ceux de leur temps. Alphonse Toussenel, Karl Marx, Joseph Proudhon et même Jean Jaurès, chez lesquels il n’est pas difficile, explique l’auteur, de glaner des citations antisémites, mais qui ne seraient pas de nature à structurer la pensée socialiste.

Il faut donner raison à Julien Théry lorsqu’il oppose à ces préjugés l’emprise de l’antisémitisme sur la droite nationaliste, son statut doctrinal, qui l’irrigua tout au long de son histoire (et toujours aujourd’hui) au moment où la gauche cherchait à s’ériger, tant bien que mal, en rempart contre l’antisémitisme. La lecture de cet article inspire toutefois un malaise profond car derrière l’éviction de la notion d’« antisémitisme de gauche » se profile très nettement celle, plus globale, d’un « antisémitisme à gauche » qu’avait mise en lumière l’historien Michel Dreyfus dans un ouvrage fort documenté paru en 2009 [7]. Théry voudrait que la reprise, par certains auteurs, de « la très ancienne imagerie du judaïsme emblématique de l’usure pour symboliser les méfaits du capitalisme », n’ait été qu’épisodique. Sa volonté de relativiser, par exemple, l’antisémitisme d’un Toussenel dont même le Dictionnaire biographique du mouvement ouvrier et du mouvement sociale (Le Maitron) disait qu’« il ne s’agit pas d’une expression malheureuse, ou d’un simple préjugé (comme chez Proudhon), ni d’un simple anticapitalisme juif, mais bien d’une des origines de l’antisémitisme de la fin du siècle [8] », est patente. Au sujet de son livre Les juifs, roi de l’époque. Histoire de la féodalité financière (1845), Théry dédramatise : « le sous-titre suggère bien qu’était ici en cause non pas tant un groupe social réel, d’ailleurs presque inexistant en France à l’époque, qu’un phénomène socio-économique, l’enrichissement par la rente et la spéculation. » Ainsi faudrait-il comprendre que les juifs n’étaient pas visés en tant que tels mais pour ce qu’ils représentaient [9], que cette stigmatisation fut de courte portée puisque les juifs étaient « presque inexistants en France à l’époque », et sans doute que certaines activités usurières pratiquées par des juifs pouvaient expliquer un titre aussi généralisateur. Un Toussenel ne fait pas le socialisme certes, mais peut-on nier que se soient façonnés avec lui, comme avec d’autres, au sein du mouvement social, certains stéréotypes qui allaient par la suite largement inspirer l’extrême droite [10] ? Avec ce transfert idéologique, explique Théry, le nom « juif » « n’allait plus renvoyer de façon abstraite à un état d’esprit, mais à un groupe défini par une essence raciale supposée ». Une question pourrait être posée à l’universitaire : les abstractions sont-elles, en matière de préjugés, si négligeables que cela ? La dénonciation obsessionnelle d’un Rothschild ne fut-elle pas d’une portée considérable dans l’histoire de l’antisémitisme, même si l’extrême droite lui donna ses lettres de noblesse, sans que ne disparaissent ultérieurement, à gauche, toutes références à la « finance juive » [11] ?

« Race sociale »

Quand Julien Théry entend laver Karl Marx de toute accusation d’antisémitisme, en expliquant que le philosophe, lorsqu’il affirmait que « l’argent [était] le dieu jaloux d’Israël, devant qui nul autre dieu ne doit subsister », ne faisait que s’inscrire dans la « grammaire idéologico-politique de son temps, sans y adhérer plus que quiconque », il tranche rapidement une question de fond qui mériterait bien plus d’approfondissement et de nuances. Et lorsque Jean Jaurès évoque la « fièvre du gain » de la « race juive » mais aussi de son habilité à manier « le mécanisme de rapine, de mensonge, de corruption et d’extorsion », l’universitaire pense redresser en citant Jaurès jusqu’au bout : « ce n’est pas la race qu’il faut briser, c’est le mécanisme dont elle se sert, et dont se servent les exploiteurs chrétiens ». Cette précision suffit-elle cependant à atténuer la portée corrosive de ces propos, en situant l’attaque sur le terrain de l’« abstraction » ? Julien Théry aimerait sans doute le croire mais il faut rappeler, ici encore, que c’est en vertu de ce type d’abstraction que s’enkystent et s’actualisent les grands préjugés.

L'antisémitisme à gauche, de Michel Dreyfus (La Découverte, 2009).

Il serait d’ailleurs utile d’aller au-delà des quelques auteurs cités dans ce texte. Bruno Rizzi (1901-1977), par exemple, théoricien marxiste, proche du trotskysme, auteur d’un essai, La Bureaucratisation du monde, paru en 1939, fut condamné en application du décret-loi Marchandeau pour les nombreux propos antijuifs que contenait son texte, dont la considération suivante : « À quoi voulez-vous que l’on puisse moralement réduire un peuple qui, notoirement, et d’une manière ininterrompue a, pendant des siècles, vécu du labeur d’autrui, qui a dépouillé son semblable, étranglant en achetant pour tromper ensuite en revendant ? Quel déchet d’humanité peut bien devenir un peuple qui, pendant des siècles, de père en fils, n’a vécu que pour accumuler des richesses, inventer tous les moyens les plus adroits et immoraux de dépouiller, tromper et rouler son semblable ? » Et Rizzi d’appeler à lutter contre les juifs en tant que « classe » et non en tant que « race » [12]… Nous voici rassurés !

Naturellement, la gauche s’engagea contre les préjugés racistes et antisémites, conformément à une interprétation selon laquelle le patronat cherchait, en les propageant dans l’opinion, à diviser et affaiblir le mouvement social. Mais c’est aussi la Ligue internationale contre l’antisémitisme (Lica, actuelle Licra), très engagée dans la défense du Front populaire, qui publia en juin 1939 un numéro spécial de son journal, Le Droit de Vivre, dédié aux ouvriers (« Prolétaires veux-tu des chaînes ? »), avec le soutien de nombreux cadres syndicaux, tant l’antisémitisme se manifestait dans leurs rangs [13]. L'initiative révélait une situation pour le moins ambivalente : des leaders de gauche, notamment syndicaux, soucieux du problème mais rencontrant des difficultés à aller au-delà de la simple déclaration d'intention, et à contrer dans les rangs des travailleurs la circulation de préjugés relatifs au « capitalisme juif ». Le fantasme de la domination juive était loin d’être absent des esprits à gauche. Le communiste Robert Louzon, qui n’en était pas à sa première diatribe antisémite, fustigeait les juifs à l’été 1939, après l’adoption du décret-loi Marchandeau, partageant en cela l’inspiration de l’extrême droite antisémite qui dénonçait une « loi juive » : « Ils ont été, à travers les siècles, les représentants de la liberté économique et de la libre spéculation intellectuelle (malgré la servitude de leurs observances rituelles) ; désormais, ils ne seront plus que des pourvoyeurs de la correctionnelle [14]. »

Pour Julien Théry – comme pour d’autres historiens –, l’affaire Dreyfus signe le ralliement de la gauche à l’idée que l’antisémitisme est une infâmie réactionnaire à combattre. Ce « tournant crucial » marque à ses yeux le renoncement pour le mouvement ouvrier « à l’assimilation du judaïsme au capitalisme », mais aussi la « volte-face » de celui-ci concernant « cet imaginaire, en faisant de la lutte contre l’antisémitisme une nouvelle cause ». Cette vision pèche toutefois par une généralisation hâtive. Elle passe outre les canaux, discours et relais idéologiques par lesquels l’antisémitisme a pu trouver sa place au sein du mouvement social, notamment par le biais du pacifisme montant face aux dictatures fascistes. Julien Théry, là aussi, esquive la question, parle d’un épisode « monté en épingle » : « lorsqu’un courant de la SFIO, l’ancêtre du Parti socialiste, a reproché injustement aux juifs de pousser à la guerre avec l’Allemagne hitlérienne, il s’agissait de pacifisme et non d’attaques contre le judaïsme. » Mais sait-il que cette accusation de « juif belliciste » fut, notamment au sein de la gauche, l’une des principales attaques contre les juifs dans les années 1930 et pendant la Seconde Guerre mondiale (le thème de la « guerre juive »), comme celle de « sioniste » le sera dans l’après-guerre ?

Néo-antisémitisme

C’est justement dans un paragraphe indigent consacré au « bloc soviétique et l’antisémitisme » que le médiéviste achève de révéler la fragilité de sa démonstration. Le millier de signes consacré au sujet (pour un corps de texte d’environ 35 000 signes) vient affirmer que les cas d’antisémitisme dans cette sphère idéologique « ne ressortissent évidemment pas à l’idéologie communiste propre à ces régimes, mais à une tradition enracinée de très longue date dans la culture des sociétés concernées ». L’affaire sera d’ailleurs réglée selon lui avec le XXe Congrès du Parti communiste de l’Union soviétique, qui, en 1956, « déplora (…) des faits d’antisémitisme ». Le reste de l’exposé rappelle la condamnation effective par Lénine des pogroms et de l’antisémitisme.

L’antisionisme qui fut durablement impulsé par le régime de Staline au sein des pays du bloc socialiste est passablement ignoré par l’auteur (les termes « antisionisme » et « antisionistes » n’apparaissent pas dans l’article), malgré une mention expéditive du « complot des blouses blanches » dont l’antisémitisme ne recoupe pas, est-il dit, l’idéologie communiste. Quid de la persécution des juifs d’URSS sous Krouchtchev, Brejnev ou Andropov [15] ? Quid des discriminations d’État, en URSS, en Tchécoslovaquie ou en Pologne ? De l’action spécifique de la Stasi [16] ? Des Refuzniki interdits d’émigrer en Israël ? Quid aussi, et surtout, de la guerre des Six-Jours, qui constitua un tournant important dans l’histoire de l’antisémitisme contemporain, avec un antisionisme radical propagé par le bloc soviétique, soutien des pays arabes, dont les répercussions furent mondiales ?

À cette époque, en 1968, Jacques Vichniac, connu sous le nom de Jacques Givet, publiait un pamphlet intitulé La gauche contre Israël ? dans lequel l’auteur, ancien résistant et militant anticolonial, qui se définissait comme « gauchiste juif », entendait critiquer une gauche « en train de trahir sa raison d’être » [17]. Son intention était de dénoncer « un état d’esprit des plus troubles où l’antisionisme et l’anti-israélisme, à des degrés divers, traduisent en fait un "néo-antisémitisme" qui, pour être le plus souvent inconscient et se couvrir presque toujours du masque de la bonne conscience, n’en est pas moins une parfaite ignominie » [18].

À cette même époque, l’historien de l’antisémitisme Léon Poliakov (1969) publiait chez Calmann-Lévy De l’antisionisme à l’antisémitisme qui analysait la matrice stalinienne de cette haine d’Israël dérivant en haine des sionistes et finalement de tous les juifs [19]. À cette époque encore (1973), Paul Giniewski faisait paraître quant à lui L’antisionisme, qui comportait cent pages consacrées à « l’antisionisme de gauche » [20]. Il y relevait par exemple l’interrogation suivante d’Edgar Morin qui se demandait, dans son étude consacrée à la rumeur d’Orléans, « si une bonne partie des anges gardiens du Juif-victime, que constituaient les partis et l’intelligenzia de gauche, [n’allaient] pas se muer en archanges soupçonneux, voire menaçants du Juif sioniste [21]. » Et Henry Bulawko, ancien déporté d’Auschwitz et alors secrétaire général du Cercle Bernard Lazare, de s’interroger dans un entretien paru le 15 mai 1970 dans La Presse nouvelle hebdomadaire : « Si on demandait aujourd’hui à un Juif français dans quel camp sont ses amis, ses ennemis, je crois qu’il aurait bien du mal à répondre, ceci à cause de la confusion créée par le conflit israélo-arabe, par la lutte contre le sionisme [22]. »

Au terme de sa plaidoirie contre le bulletin URSS, en 1973, Robert Badinter concluait, implacable : « Si c’est toute la défense contre le mal, si c’est toute l’espérance de justice et de fraternité que porte un monde qui se veut socialiste, alors le procès d’aujourd’hui a presque une signification désespérée, parce que si le socialisme est aussi impuissant que cela contre les vieilles bêtes et les vieux démons, alors quel recours reste-t-il à ceux qui croient au socialisme [23] ? » C’était il y a plus de cinquante ans, et l’on a cru découvrir, lorsque La France Insoumise a affirmé ses positions antisionistes dans le débat public, ponctué des « petites phrases » de Jean-Luc Mélenchon – et ce malgré la densité des analyses produites sur le sujet depuis des années –, qu’il y avait un sujet sur la gauche et l’antisémitisme…

À la recherche de la gauche rempart…

Quand Julien Théry estime que le « corpus d’idées » hostile aux juifs, développé par les premiers penseurs du mouvement ouvrier, « n’eut de pérennité que dans l’autre camp », ne va-t-il pas très vite en besogne ? Quand il affirme que « c’en était fini des stéréotypes antisémites à gauche, sauf cas marginaux, après ce moment charnière » que fut l’affaire Dreyfus, ne cultive-t-il pas le déni ? Quand il affirme que le « seul antisémitisme moderne » est celui de la droite nationaliste, ne renonce-t-il pas à une forme d’objectivité historique qui lui imposerait, a minima, d’analyser ce que pesa l’année 1967 (absente de l’article) dans cette histoire au temps long ?

Le fait de se demander s’il existe un antisémitisme « de gauche » ou « à gauche » constitue finalement ici, purement et simplement, une technique de brouillage et de diversion. Lorsque le médiéviste, remettant à leur place les spécialistes de l’antisémitisme contemporain, décrète que la notion d’« antisémitisme de gauche » est une « idée très récente », qui « n’existait pas avant le début du XXIe siècle et ne s’est vraiment affirmée qu’à la fin des années 2010 » (sic), il ignore quoi qu’il en soit un large pan de l’historiographie et de l’analyse, qu’il ne connaît pas ou ne veut pas connaître. Cette omission ne surprend guère au regard des positions indigénistes qu’il exprime en conclusion, parlant d’une « instrumentalisation des juifs » et de « jeux pervers joués à leur détriment par les élites dirigeantes occidentales ». Renvoyer à Houria Bouteldja « pour prolonger » l’analyse en dit long sur l’arrière-plan idéologique de cette entreprise de disculpation.

Que la droite nationale-populiste ou l’extrême droite cherchent aujourd’hui, de manière éhontée, à masquer la place structurante qui fut celle de l’antisémitisme au sein de leur histoire ne devrait pas interdire à un historien de considérer le rapport de la gauche à la question, ce qu’elle put avoir de matriciel, ses ambivalences, ses zones d’ombre, mais aussi ces moments où elle affirma sans ambiguïté ni détour que les préjugés antijuifs déshonoraient l’humanité.

Cette réflexion est absente d’un article qui illustre parfaitement certaines carences actuelles dans la compréhension de l’antisémitisme – et les travers d’une démarche « académo-militante [24] » qui questionne la déontologie disciplinaire. Il ne suffit ainsi pas que l’antisémitisme ne soit pas revendiqué et assumé comme tel, par des individus ou des courants politiques, pour qu’il ne soit pas. Cette dimension de l’analyse est, bien heureusement, familière aux spécialistes du sujet.

 

Notes :

[1] Voir le déroulé de cette affaire dans le chapitre 16 (« Les premiers pas de la loi Pleven. La poupée de Dijon. Le bulletin URSS ») dans Emmanuel Debono, Le racisme dans le prétoire. Antisémitisme, racisme et xénophobie devant la justice, Paris, PUF, 2019, pp. 608-628. Ce fut la première application de la loi du 1er juillet 1972 contre le racisme.
[2] Lire à ce sujet Milo Lévy-Bruhl, « La France insoumise, Jean-Luc Mélenchon et l’antisémitisme », in Alexandre Bande, Pierre-Jérôme Biscarat & Rudy Reichstadt (dir.), Histoire politique de l’antisémitisme en France (Robert Laffont, 2024), pp. 296-299.
[3] On peut lire également un peu plus loin que l’accusation d’antisémitisme a « toujours été conçue par les dirigeants israéliens comme un "dôme de fer" misant sur la culpabilité du judéocide européen pour neutraliser les oppositions internationales ».
[4] Vives réactions après les propos de Mélenchon sur Jésus crucifié par « ses propres compatriotes », La Croix, 17 juillet 2020.
[5] Tweet de Julien Théry du 30 août 2021 [archive].
[6] Pour une réflexion récente sur le sujet, voir la note de Bernard Bruneteau & Stéphane Courtois, Les gauches antisémites (1. De Proudhon à la révolution bolchévique 2. La détermination totalitaire), Fondation pour l’innovation politique, 23 juin 2025.
[7] Michel Dreyfus, L’antisémitisme à gauche. Histoire d’un paradoxe, de 1830 à nos jours, Paris, La Découverte, 2009.
[8] Notice TOUSSENEL Alphonse, version mise en ligne le 20 février 2009, dernière modification le 7 octobre 2024.
[9] Cette sous-partie de l’article de Julien Théry est intitulée « "Le judaïsme", autre nom du règne de l’argent et de l’exploitation capitaliste ».
[10] Dans La France juive (Flammarion, 1886), Édouard Drumont rend hommage à plusieurs reprises au « chef d’œuvre » de Toussenel.
[11] Voir par exemple le discours de Benoît Frachon au 36e Congrès du syndicat (11-17 juin 1967), où le secrétaire évoque une cérémonie au Mur des Lamentations à laquelle assistaient « deux représentants d’une tribu cosmopolite de banquiers bien connus dans tous les pays du monde : Alain et Edmond de Rothschild. » (L’Humanité, 17 juin 1967)
[12] Sur l’affaire Rizzi, lire Emmanuel Debono, Le racisme dans le prétoire… op. cit., pp. 100-103.
[13] Sur cette opération, lire Emmanuel Debono, Aux origines de l’antiracisme. La Licra 1927-1940, Paris, CNRS Éditions, 2012, pp. 367-371 (« Un Droit de Vivre pour les masses ouvrières »).
[14] Robert Louzon, Solidarité internationale antifasciste, 3 août 1939.
[15] Lire notamment Sarah Fainberg, Les discriminés. L’antisémitisme soviétique après Staline, Paris, Fayard, 2014.
[16] Gilles Karmasyn, « Le Drang nach westen de l’antisémitisme soviétique et son cheval de Troie « l’"antisionisme" », Le DDV, 7 septembre 2024.
[17] Jacques Givet, La Gauche contre Israël ?, Paris, Jean-Jacques Pauvert, 1968.
[18] Ibid., p. 12.
[19] Léon Poliakov, De l’antisionisme à l’antisémitisme, Paris, Calmann-Lévy, 1969.
[20] Paul Giniewski, L’antisionisme, Bruxelles, Éditions de la Librairie encyclopédique, 1973.
[21] Ibid., p. 63. Edgard Morin, La rumeur d’Orléans, Paris, Éditions du Seuil, 1969.
[22] La Presse nouvelle hebdomadaire, 15 mai 1970. Il s’agit d’un entretien croisé avec Charles Palant, secrétaire général du Mouvement contre le racisme, l’antisémitisme et pour la paix (MRAP), Henry Bulawko, secrétaire du Cercle Bernard Lazare, et André Gisselbrecht, germaniste, professeur à l’université de Vincennes.
[23] « 1973, Badinter plaide contre l’antisionisme », Revue K, 15 octobre 2025. Plaidoirie de Robert Badinter du 26 mars 1973 présentée et annotée par Emmanuel Debono.
[24] Nathalie Heinich, Ce que le militantisme fait à la recherche, (tracts n°29), Paris, Gallimard, 2021.

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à propos de l'auteur
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Emmanuel Debono
Emmanuel Debono est historien. Rédacteur en chef de la revue Le DDV, il est l’auteur de Aux origines de l’antiracisme. La LICA, 1927-1940 (CNRS Éditions, 2012) et de Le racisme dans le prétoire (PUF, 2019).
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