Conspiracy Watch | l'Observatoire du conspirationnisme
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D'Oradour à Boutcha : d'un écran de fumée l'autre

Pour nier sa culpabilité dans le massacre de Boutcha, le régime de Vladimir Poutine a accumulé les allégations les plus contradictoires, cherchant par tous les moyens à retourner l’accusation contre les victimes. De manière remarquable, les nazis avaient usé des mêmes ficelles...

A gauche : une rue de Boutcha (Ukraine) après le retrait des forces russes (1er avril 2022) ; à droite : visite du Général de Gaulle à Oradour-sur-Glane (4 mars 1945).

Abandonnée par l’armée russe en retraite, libérée le 1er avril 2022, Boutcha, petite ville d’Ukraine à cinquante kilomètres au nord de Kiyv, a offert au monde une vision d’épouvante : des centaines de cadavres de civils, certains torturés, ligotés, les yeux bandés, voire victimes de violences sexuelles, jonchant la voie publique ou jetés dans des fosses communes. Au point que « quand les soldats ukrainiens sont arrivés dans la ville, leurs véhicules ont été contraints de slalomer entre les corps de civils abandonnés dans les rues ».

Solidement documenté par plusieurs médias, dont le New York Times (son enquête a été synthétisée en français par Le Monde), confirmé par des images satellites, le massacre perpétré par l’occupant russe continue de faire l’objet d’investigations rigoureuses, notamment par l’O.N.G. Human Rights Watch, mais aussi par la gendarmerie française.

Pour contester l’évidence, le Kremlin et ses petits télégraphistes de la « complosphère », ont employé tous les moyens, non sans se contredire : d’abord nier en bloc sans autre explication ; puis présenter les victimes comme des comédiens ; manipuler l’image ; tronquer les témoignages ; accuser les services de renseignements occidentaux d’avoir organisé une « mise en scène » ; citer à torts et à travers l’exemple du faux charnier roumain de Timisoara ; enfin, en désespoir de cause, prétendre que les victimes auraient été assassinées par l’inévitable régiment Azov (cible favorite de la propagande russe).

Vladimir Poutine lui-même a donné le ton, non sans se ridiculiser une nouvelle fois, affirmant que ces atrocités seraient un « fake », comparable à « la façon dont on a accusé le gouvernement de Bachar Al-Assad de l’emploi d’armes chimiques » (!). Après tout, Moscou avait déjà usé des mêmes procédés de désinformation pour défendre le dictateur syrien lorsque ce dernier gazait son propre peuple...

Pour Vladimir Poutine et ses relais, il s’agit moins d’être cohérents que de semer le trouble. Comme le relève Stephanie Lamy, autrice d'Agora toxica (éd. Detour, 2022), « ce type d’« intox » est produit dans le cadre de la stratégie de l’agresseur, nommée en anglais Darvo (acronyme de deny, attack and reverse victim and offender), pour « attaquer et décrédibiliser les victimes de violences ». » En d’autres termes, peu importe que la propagande se contredise, l’essentiel est de retourner l’accusation, de faire du bourreau un innocent et de la victime un coupable [1]. Or, les nazis n’ont pas agi autrement à la fin de la Seconde Guerre mondiale, pour tenter d’oblitérer leur culpabilité dans le massacre d’Oradour-sur-Glane.

Écran de fumée

10 juin 1944. Quatre jours après le Débarquement allié en Normandie, la division blindée S.S. « Das Reich », chargée de « pacifier » le Sud-Ouest de la France, extermine le village d’Oradour-sur-Glane, dans la Haute-Vienne : les hommes de la bourgade sont exécutés par balles dans les granges, tandis que les femmes et les enfants sont massacrés dans l’église, incendiée et que l’on tente de détruire à l’explosif. Au total, on recensera 642 civils assassinés, dont 221 femmes, 147 écoliers de 6 à 14 ans et 68 enfants de moins de six ans. La localité elle-même est réduite en cendres. Littéralement rayée de la carte [2].

L’anéantissement d’Oradour visait à terroriser la France, si bien qu’il était de l’intérêt des nazis d’en laisser la rumeur se répandre. Mais aux fins de camoufler leur culpabilité, ils s’emploient à diffuser plusieurs « bobards de guerre ». Souvent contradictoires, ces versions ont surtout pour objet et pour effet de créer un écran de fumée. Et elles se rejoignent au moins sur un point : nier l’innocence des victimes.

Ainsi, le lendemain du massacre d’Oradour, le premier rapport d’activité expédié par ses auteurs se limite à indiquer : « Après perquisition de la localité, celle-ci a été incendiée. Presque dans chaque maison étaient entreposées des munitions. [….] Bilan : 548 morts ennemis, deux des nôtres blessés. » [3] Ou comment réduire le massacre à une simple bataille, quitte à prétendre frauduleusement que le village était rempli de munitions, alors qu’Oradour ne comprenait aucun maquis, comme il le ressort des rapports – bien renseignés – de l’administration de Vichy [4].

Les jours suivants, alors que les détails du drame commencent à être connus de la population, la propagande allemande croit bon d’accumuler les mensonges : des munitions se trouvaient dans le village ; les S.S., en entrant à Oradour, y auraient été accueillis « par des coups de feu, tuant un soldat et en blessant un autre » ; les Allemands n’auraient eu d’autre choix que de fusiller la population masculine en guise d’otages. « Les femmes et les enfants avaient été rassemblées par la troupe dans l’église pour leur sécurité. Sous l’église, les terroristes ont placé un dépôt d’explosifs et de munitions qui a pris feu pendant les combats et a déterminé une explosion qui a détruit l’église. » [5]

Tout de même, chez l’occupant, l’incohérence domine. Après s’être rendu sur les lieux du crime le 13 juin 1944, le Préfet régional de Vichy est informé par un représentant du Sicherheitsdienst (le S.D., service de sécurité S.S. plus connu sous le nom de Gestapo) que le drame résulterait d’une « expédition punitive » fomentée par un officier allemand capturé et « molesté » à Oradour – et qui, par bonheur, aurait réussi à s’évader [6]. Mais le massacre en lui-même n’est pas nié.

Extrait du rapport du Préfet Marc Freund-Valade au gouvernement de Vichy du 15 juin 1944 – Archives départementales de la Haute-Vienne, 986 W 481.

L’allégation selon laquelle ce massacre découlerait d’une initiative isolée – mais légitime – d’un officier S.S. est également propagée à l’attention de la presse française par le responsable allemand de la censure militaire le 19 juin 1944 [7]. Cette fois, point de munitions dans l’église, nulle explosion non plus, et l’idée d’une « bavure » des Waffen S.S. est pour la première fois expressément suggérée – mais l’innocence des victimes reste crânement niée.

L’occupant, en effet, se plaît à prétendre que des soldats allemands auraient été tués ou maltraités à Oradour avant l’arrivée de la division « Das Reich » : « Six cents personnes auraient été tuées [à Oradour], précise un compte-rendu de l’administration militaire allemande à Clermont-Ferrand le 14 juin 1944. Un sous-lieutenant de la 2. S.S.-Panzer-Division « Das Reich » a été capturé à Nieul (8 kilomètres N.-O. de Limoges) a été capturé et emmené à Oradour. Il a pu s’échapper. Le corps d’un officier-payeur a été retrouvé et montrait des traces de sévices. Toute la population masculine d'Oradour a été fusillée. » Et le rapport d’ajouter : « Les femmes et les enfants avaient fui vers l'église. L'église a pris feu. Des explosifs étaient entreposés dans l'église. Des femmes et des enfants ont également péri. » [8] Point de bataille, cette fois, mais un incendie accidentel imputable, de nouveau, à d’imaginaires dépôts de munitions.

Une « enquête » allemande réduite à sa plus simple expression

Bavure ou représailles ? Bataille ou accident ? Toujours est-il que le régime de Vichy ne se satisfait guère de ces explications contradictoires, d’autant qu’il cherche alors à redorer son blason auprès de la population française. Le 10 juillet 1944, il transmet aux autorités d’occupation des protestations détaillées [9]. En réponse, le haut-commandement allemand, tout en feignant de s’offusquer, ouvre une vague enquête, au cours de laquelle les différentes autorités sollicitées se renvoient la balle [10].

Le 4 janvier 1945, le « juge-juriste » de la division « Das Reich », Detlef Okrent, finit par adresser à sa hiérarchie une brève attestation rédigée « de mémoire », qui synthétise les éléments de langage élaborés en juin 1944.

Sans surprise, Okrent commence par recycler l’allégation selon laquelle Oradour aurait été peuplé de terroristes : un officier S.S. et son chauffeur y auraient été molestés ; l’officier se serait évadé, mais le chauffeur aurait été torturé à mort ; et « peu de temps auparavant, un convoi sanitaire de la Wehrmacht d’environ 10 hommes fut attaqué dans ce village par des terroristes et les hommes massacrés » [11].

Après ce nouveau déni d’innocence, Okrent passe à l’action « de représailles » proprement dite, non sans verser dans le surnaturel : les Waffen S.S., « dès la phase d’approche », auraient essuyé des tirs « de carabines et de mitrailleuses » (!). « Après avoir réduit la résistance, on s’assura d’un nombre d’armes considérable lors de la fouille des maisons. Il se produisit alors dans presque toutes les maisons des explosions qui provenaient de munitions qu’on tenait cachées. Les explosions étaient si fortes que l’officier commandant les opérations dut retenir ses hommes pour assurer leur sécurité. Etant donné les circonstances, cette manière de procéder semble tout à fait justifiée du point de vue militaire. » [12] Des femmes et des enfants assassinés dans l’église, Okrent ne dit mot. Et « l’enquête » allemande n’ira pas plus loin.

Le régime de Vichy n’attendra pas les résultats de ladite « investigation » pour livrer sa propre « explication ». Le 27 juillet 1944, Xavier Vallat, ex-Commissaire général aux Questions juives devenu porte-parole officiel du gouvernement pétainiste, affirme à Radio-Paris que si, à Oradour, « d’autres Français, désobéissant eux aussi aux conseils et aux ordres du Maréchal, n’avaient pas causé, au nom d’un faux patriotisme, des troubles graves, des soldats allemands n’auraient pas été amenés à faire supporter à une population innocente la cruelle conséquence des méfaits de quelques bandits » [13].

Récapitulons. Dans les jours qui suivent la destruction d’Oradour, les nazis s’emploient à la justifier, par tous les moyens. Selon eux, le village était rempli de munitions et les habitants étaient des maquisards qui ont tué et torturé des Allemands. Le massacre des femmes et des enfants dans l’église est soit passé sous silence, soit imputé à un incendie ou à une explosion déclenchée par des munitions qui y auraient été entreposées par les « terroristes », sachant que la cause de la présence des victimes dans l’édifice religieux varie d’une explication à l’autre. Le régime de Vichy, sans remettre en cause le massacre lui-même, reprendra à son compte au moins une affirmation allemande, à savoir que des maquisards auraient été présents à Oradour et auraient, par leur trahison, causé d’injustes représailles.

Une telle mise en scène n’est pas neuve. Elle s’inscrit même dans une pratique fort courante de l’armée allemande, comme en témoigne le massacre du village de Komméno, en Grèce, le 16 août 1943 : même prétexte fantaisiste (des « terroristes » grecs auraient tiré sur des soldats allemands, si bien qu’il fallait nettoyer leur repaire) ; même phraséologie assimilant des civils à des « ennemis » ; même bobard selon lequel la localité aurait été saturée de munitions adverses [14].

L’essentiel, pour les assassins, reste de nier le crime en bloc, et surtout que s’impose l’idée selon laquelle les victimes n’en sont pas, qu’elles restent l’ennemi, et qu’en définitive elles l’ont bien cherché. En Ukraine, le régime de Vladmir Poutine ne fait pas exception à la règle, allant jusqu’à décorer la formation militaire accusée d’avoir perpétré le massacre de Boutcha. Pour sauver les apparences, il faut bien tuer la vérité.

 

Notes :
[1] La méthode « Darvo » a déjà été maintes fois décrite par le passé, notamment par l’historienne Nadine Fresco, qui rappelait la « logique du chaudron » pour exposer les manipulations négationnistes.
[2] Ce massacre constitue le point culminant d’une série d’atrocités commises alors dans la région par cette même formation – voir la liste dressée dans le réquisitoire définitif du commandant Guille, substitut du Commissaire du Gouvernement près le Tribunal militaire de Bordeaux, du 12 mars 1951, p. 18-23 bis – Archives de la Justice militaire, carton 551, liasse XII (cote 430). Notamment, le 9 juin, à Tulle, la « Das Reich », qui vient de reconquérir la ville prématurément libérée par la Résistance, rafle 5 000 otages, pend 99 d’entre eux et en déporte 149 autres.
[3] Fac-similé reproduit dans L’Humanité, 5 février 1953. Voir également Karl Stitzer, Mordprozess Oradour, Berlin, Dietz Verlag, 1954, p. 52 ; Ahlrich Meyer, L’occupation allemande en France 1940-1944, Toulouse, Privat, 2002, p. 195 (trad. de l’allemand) ; Reimund Schnabel, Le Dossier des S.S., Paris, Perrin, 1967, p. 238-239 (trad. de l’allemand).
[4] Voir à ce titre les rapports mensuels de la sous-préfecture de Rochechouart aux archives départementales de la Haute-Vienne, cote 185 W 1/58.
[5] Extrait cité par Jean-Paul Pierrot, « L’invention du mensonge », L’Humanité, 8 juillet 1994. Document reproduit partiellement en fac-similé dans L’Humanité, 4 février 1953.
[6] Cette allégation s’inspire d’un fait réel, mais sans rapport aucun avec Oradour. Le 9 juin 1944, un sous-lieutenant S.S., Karl Gerlach, et son chauffeur, sont inopinément faits prisonniers par la Résistance près de Nieul. Alors que les Résistants s’apprêtent à l’exécuter, Gerlach s’évade, mais son chauffeur est tué. Cet épisode sera régulièrement monté en épingle, pendant et après la guerre, pour tenter de « justifier » le massacre, alors que Gerlach n’a jamais mis les pieds à Oradour. Voir la mise au point de Michel Baury, Résistance. Les derniers témoignages, Paris, Jourdan, 2019, p. 43-62.
[7] « Bien entendu, nous n’excusons pas ce qui s’est passé, et le ou les officiers de ce régiment seront punis, s’ils ne l’ont pas déjà été. La troupe allemande n’est pas allée là-bas au hasard. C’était un bourg plein de maquis, un asile du maquis. La veille et le matin même on avait tiré sur des voitures d’officiers allemands. Les Allemands étaient donc en état de légitime défense. En ce qui concerne ce qui s’est passé à l’église, où les femmes et les enfants avaient été envoyés pour y être mis en sécurité, nous ne comprenons pas ce qui est arrivé, nous essayons de le savoir ! Après tout, Messieurs, il y a davantage de femmes et d’enfants victimes des bombes anglaises qu’à Oradour. » Cité dans Pierre Poitevin, Dans l’enfer d’Oradour. Le plus monstrueux crime de guerre, Limoges, Publications du Centre, 1944, p. 118-119.
[8] T.M.I., vol. XXXVII, doc. F-257, p. 18.
[9] T.M.I., vol. XXXVII, doc. F-673, p. 338-341.
[10] Début mars 1945, le chef de l’état-major suprême de la Wehrmacht, le Maréchal Keitel, en sera encore à réclamer de « continuer l’étude de l’affaire [d’Oradour] avec toute l’énergie nécessaire ». T.M.I., vol. VI, p. 428-429.
[11] Comme pour l’épisode relatif à l’évasion du sous-lieutenant S.S. Karl Gerlach, cette allégation s’inspire d’un fait réel, mais sans lien avec Oradour : le 8 juin 1944, un camion de la Wehrmacht était tombé dans une embuscade au lieu-dit La Betoulle, à la limite des communes de Breuilaufa et de Berneuil : quatre ou cinq soldats allemands avaient été tués (ainsi qu’un Français qu’ils avaient réquisitionné), cinq ou six autres capturés, emmenés dans les bois avant d’être fusillés par les maquisards (Baury, Résistance. Les derniers témoignages, op. cit., p. 21-41).
[12] Attestation reproduite dans Peter Przybylski et Horst Busse, Mörder von Oradour, Berlin, Militärverlag der Deutschen Demokratischen Republik, 1984, p. 99-100. Trad. française d’après Jean-Jacques Fouché, Oradour. La politique et la justice, Saint-Paul, Lucien Souny, 2004, p. 50-51.
[13] Cité dans Henri Noguères, Histoire de la Résistance en France, tome IX : D’Overlord à la fin du Vercors, Genève, Famot, 1982, p. 138 (éd. originale : vol. V, Paris, Robert Laffont, 1981, p. 133).
[14] Le rapport transmis au commandement militaire à Athènes par la 1ère division allemande de montagne, chargée du massacre du village de Komméno le 16 août 1943, mentionnait : « 150 ennemis tués, quelques têtes de bétail, armes à main de fabrication italienne. Explosion de grandes quantités de munitions pendant l’incendie du village. » Un précédent rapport, interne à la division, était plus franc, parlant de « 150 civils tués ». Voir Mark Mazower, Dans la Grèce d’Hitler (1941-1944), Paris, Les Belles Lettres, 2002, p. 212 (trad. de l’anglais).

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A gauche : une rue de Boutcha (Ukraine) après le retrait des forces russes (1er avril 2022) ; à droite : visite du Général de Gaulle à Oradour-sur-Glane (4 mars 1945).

Abandonnée par l’armée russe en retraite, libérée le 1er avril 2022, Boutcha, petite ville d’Ukraine à cinquante kilomètres au nord de Kiyv, a offert au monde une vision d’épouvante : des centaines de cadavres de civils, certains torturés, ligotés, les yeux bandés, voire victimes de violences sexuelles, jonchant la voie publique ou jetés dans des fosses communes. Au point que « quand les soldats ukrainiens sont arrivés dans la ville, leurs véhicules ont été contraints de slalomer entre les corps de civils abandonnés dans les rues ».

Solidement documenté par plusieurs médias, dont le New York Times (son enquête a été synthétisée en français par Le Monde), confirmé par des images satellites, le massacre perpétré par l’occupant russe continue de faire l’objet d’investigations rigoureuses, notamment par l’O.N.G. Human Rights Watch, mais aussi par la gendarmerie française.

Pour contester l’évidence, le Kremlin et ses petits télégraphistes de la « complosphère », ont employé tous les moyens, non sans se contredire : d’abord nier en bloc sans autre explication ; puis présenter les victimes comme des comédiens ; manipuler l’image ; tronquer les témoignages ; accuser les services de renseignements occidentaux d’avoir organisé une « mise en scène » ; citer à torts et à travers l’exemple du faux charnier roumain de Timisoara ; enfin, en désespoir de cause, prétendre que les victimes auraient été assassinées par l’inévitable régiment Azov (cible favorite de la propagande russe).

Vladimir Poutine lui-même a donné le ton, non sans se ridiculiser une nouvelle fois, affirmant que ces atrocités seraient un « fake », comparable à « la façon dont on a accusé le gouvernement de Bachar Al-Assad de l’emploi d’armes chimiques » (!). Après tout, Moscou avait déjà usé des mêmes procédés de désinformation pour défendre le dictateur syrien lorsque ce dernier gazait son propre peuple...

Pour Vladimir Poutine et ses relais, il s’agit moins d’être cohérents que de semer le trouble. Comme le relève Stephanie Lamy, autrice d'Agora toxica (éd. Detour, 2022), « ce type d’« intox » est produit dans le cadre de la stratégie de l’agresseur, nommée en anglais Darvo (acronyme de deny, attack and reverse victim and offender), pour « attaquer et décrédibiliser les victimes de violences ». » En d’autres termes, peu importe que la propagande se contredise, l’essentiel est de retourner l’accusation, de faire du bourreau un innocent et de la victime un coupable [1]. Or, les nazis n’ont pas agi autrement à la fin de la Seconde Guerre mondiale, pour tenter d’oblitérer leur culpabilité dans le massacre d’Oradour-sur-Glane.

Écran de fumée

10 juin 1944. Quatre jours après le Débarquement allié en Normandie, la division blindée S.S. « Das Reich », chargée de « pacifier » le Sud-Ouest de la France, extermine le village d’Oradour-sur-Glane, dans la Haute-Vienne : les hommes de la bourgade sont exécutés par balles dans les granges, tandis que les femmes et les enfants sont massacrés dans l’église, incendiée et que l’on tente de détruire à l’explosif. Au total, on recensera 642 civils assassinés, dont 221 femmes, 147 écoliers de 6 à 14 ans et 68 enfants de moins de six ans. La localité elle-même est réduite en cendres. Littéralement rayée de la carte [2].

L’anéantissement d’Oradour visait à terroriser la France, si bien qu’il était de l’intérêt des nazis d’en laisser la rumeur se répandre. Mais aux fins de camoufler leur culpabilité, ils s’emploient à diffuser plusieurs « bobards de guerre ». Souvent contradictoires, ces versions ont surtout pour objet et pour effet de créer un écran de fumée. Et elles se rejoignent au moins sur un point : nier l’innocence des victimes.

Ainsi, le lendemain du massacre d’Oradour, le premier rapport d’activité expédié par ses auteurs se limite à indiquer : « Après perquisition de la localité, celle-ci a été incendiée. Presque dans chaque maison étaient entreposées des munitions. [….] Bilan : 548 morts ennemis, deux des nôtres blessés. » [3] Ou comment réduire le massacre à une simple bataille, quitte à prétendre frauduleusement que le village était rempli de munitions, alors qu’Oradour ne comprenait aucun maquis, comme il le ressort des rapports – bien renseignés – de l’administration de Vichy [4].

Les jours suivants, alors que les détails du drame commencent à être connus de la population, la propagande allemande croit bon d’accumuler les mensonges : des munitions se trouvaient dans le village ; les S.S., en entrant à Oradour, y auraient été accueillis « par des coups de feu, tuant un soldat et en blessant un autre » ; les Allemands n’auraient eu d’autre choix que de fusiller la population masculine en guise d’otages. « Les femmes et les enfants avaient été rassemblées par la troupe dans l’église pour leur sécurité. Sous l’église, les terroristes ont placé un dépôt d’explosifs et de munitions qui a pris feu pendant les combats et a déterminé une explosion qui a détruit l’église. » [5]

Tout de même, chez l’occupant, l’incohérence domine. Après s’être rendu sur les lieux du crime le 13 juin 1944, le Préfet régional de Vichy est informé par un représentant du Sicherheitsdienst (le S.D., service de sécurité S.S. plus connu sous le nom de Gestapo) que le drame résulterait d’une « expédition punitive » fomentée par un officier allemand capturé et « molesté » à Oradour – et qui, par bonheur, aurait réussi à s’évader [6]. Mais le massacre en lui-même n’est pas nié.

Extrait du rapport du Préfet Marc Freund-Valade au gouvernement de Vichy du 15 juin 1944 – Archives départementales de la Haute-Vienne, 986 W 481.

L’allégation selon laquelle ce massacre découlerait d’une initiative isolée – mais légitime – d’un officier S.S. est également propagée à l’attention de la presse française par le responsable allemand de la censure militaire le 19 juin 1944 [7]. Cette fois, point de munitions dans l’église, nulle explosion non plus, et l’idée d’une « bavure » des Waffen S.S. est pour la première fois expressément suggérée – mais l’innocence des victimes reste crânement niée.

L’occupant, en effet, se plaît à prétendre que des soldats allemands auraient été tués ou maltraités à Oradour avant l’arrivée de la division « Das Reich » : « Six cents personnes auraient été tuées [à Oradour], précise un compte-rendu de l’administration militaire allemande à Clermont-Ferrand le 14 juin 1944. Un sous-lieutenant de la 2. S.S.-Panzer-Division « Das Reich » a été capturé à Nieul (8 kilomètres N.-O. de Limoges) a été capturé et emmené à Oradour. Il a pu s’échapper. Le corps d’un officier-payeur a été retrouvé et montrait des traces de sévices. Toute la population masculine d'Oradour a été fusillée. » Et le rapport d’ajouter : « Les femmes et les enfants avaient fui vers l'église. L'église a pris feu. Des explosifs étaient entreposés dans l'église. Des femmes et des enfants ont également péri. » [8] Point de bataille, cette fois, mais un incendie accidentel imputable, de nouveau, à d’imaginaires dépôts de munitions.

Une « enquête » allemande réduite à sa plus simple expression

Bavure ou représailles ? Bataille ou accident ? Toujours est-il que le régime de Vichy ne se satisfait guère de ces explications contradictoires, d’autant qu’il cherche alors à redorer son blason auprès de la population française. Le 10 juillet 1944, il transmet aux autorités d’occupation des protestations détaillées [9]. En réponse, le haut-commandement allemand, tout en feignant de s’offusquer, ouvre une vague enquête, au cours de laquelle les différentes autorités sollicitées se renvoient la balle [10].

Le 4 janvier 1945, le « juge-juriste » de la division « Das Reich », Detlef Okrent, finit par adresser à sa hiérarchie une brève attestation rédigée « de mémoire », qui synthétise les éléments de langage élaborés en juin 1944.

Sans surprise, Okrent commence par recycler l’allégation selon laquelle Oradour aurait été peuplé de terroristes : un officier S.S. et son chauffeur y auraient été molestés ; l’officier se serait évadé, mais le chauffeur aurait été torturé à mort ; et « peu de temps auparavant, un convoi sanitaire de la Wehrmacht d’environ 10 hommes fut attaqué dans ce village par des terroristes et les hommes massacrés » [11].

Après ce nouveau déni d’innocence, Okrent passe à l’action « de représailles » proprement dite, non sans verser dans le surnaturel : les Waffen S.S., « dès la phase d’approche », auraient essuyé des tirs « de carabines et de mitrailleuses » (!). « Après avoir réduit la résistance, on s’assura d’un nombre d’armes considérable lors de la fouille des maisons. Il se produisit alors dans presque toutes les maisons des explosions qui provenaient de munitions qu’on tenait cachées. Les explosions étaient si fortes que l’officier commandant les opérations dut retenir ses hommes pour assurer leur sécurité. Etant donné les circonstances, cette manière de procéder semble tout à fait justifiée du point de vue militaire. » [12] Des femmes et des enfants assassinés dans l’église, Okrent ne dit mot. Et « l’enquête » allemande n’ira pas plus loin.

Le régime de Vichy n’attendra pas les résultats de ladite « investigation » pour livrer sa propre « explication ». Le 27 juillet 1944, Xavier Vallat, ex-Commissaire général aux Questions juives devenu porte-parole officiel du gouvernement pétainiste, affirme à Radio-Paris que si, à Oradour, « d’autres Français, désobéissant eux aussi aux conseils et aux ordres du Maréchal, n’avaient pas causé, au nom d’un faux patriotisme, des troubles graves, des soldats allemands n’auraient pas été amenés à faire supporter à une population innocente la cruelle conséquence des méfaits de quelques bandits » [13].

Récapitulons. Dans les jours qui suivent la destruction d’Oradour, les nazis s’emploient à la justifier, par tous les moyens. Selon eux, le village était rempli de munitions et les habitants étaient des maquisards qui ont tué et torturé des Allemands. Le massacre des femmes et des enfants dans l’église est soit passé sous silence, soit imputé à un incendie ou à une explosion déclenchée par des munitions qui y auraient été entreposées par les « terroristes », sachant que la cause de la présence des victimes dans l’édifice religieux varie d’une explication à l’autre. Le régime de Vichy, sans remettre en cause le massacre lui-même, reprendra à son compte au moins une affirmation allemande, à savoir que des maquisards auraient été présents à Oradour et auraient, par leur trahison, causé d’injustes représailles.

Une telle mise en scène n’est pas neuve. Elle s’inscrit même dans une pratique fort courante de l’armée allemande, comme en témoigne le massacre du village de Komméno, en Grèce, le 16 août 1943 : même prétexte fantaisiste (des « terroristes » grecs auraient tiré sur des soldats allemands, si bien qu’il fallait nettoyer leur repaire) ; même phraséologie assimilant des civils à des « ennemis » ; même bobard selon lequel la localité aurait été saturée de munitions adverses [14].

L’essentiel, pour les assassins, reste de nier le crime en bloc, et surtout que s’impose l’idée selon laquelle les victimes n’en sont pas, qu’elles restent l’ennemi, et qu’en définitive elles l’ont bien cherché. En Ukraine, le régime de Vladmir Poutine ne fait pas exception à la règle, allant jusqu’à décorer la formation militaire accusée d’avoir perpétré le massacre de Boutcha. Pour sauver les apparences, il faut bien tuer la vérité.

 

Notes :
[1] La méthode « Darvo » a déjà été maintes fois décrite par le passé, notamment par l’historienne Nadine Fresco, qui rappelait la « logique du chaudron » pour exposer les manipulations négationnistes.
[2] Ce massacre constitue le point culminant d’une série d’atrocités commises alors dans la région par cette même formation – voir la liste dressée dans le réquisitoire définitif du commandant Guille, substitut du Commissaire du Gouvernement près le Tribunal militaire de Bordeaux, du 12 mars 1951, p. 18-23 bis – Archives de la Justice militaire, carton 551, liasse XII (cote 430). Notamment, le 9 juin, à Tulle, la « Das Reich », qui vient de reconquérir la ville prématurément libérée par la Résistance, rafle 5 000 otages, pend 99 d’entre eux et en déporte 149 autres.
[3] Fac-similé reproduit dans L’Humanité, 5 février 1953. Voir également Karl Stitzer, Mordprozess Oradour, Berlin, Dietz Verlag, 1954, p. 52 ; Ahlrich Meyer, L’occupation allemande en France 1940-1944, Toulouse, Privat, 2002, p. 195 (trad. de l’allemand) ; Reimund Schnabel, Le Dossier des S.S., Paris, Perrin, 1967, p. 238-239 (trad. de l’allemand).
[4] Voir à ce titre les rapports mensuels de la sous-préfecture de Rochechouart aux archives départementales de la Haute-Vienne, cote 185 W 1/58.
[5] Extrait cité par Jean-Paul Pierrot, « L’invention du mensonge », L’Humanité, 8 juillet 1994. Document reproduit partiellement en fac-similé dans L’Humanité, 4 février 1953.
[6] Cette allégation s’inspire d’un fait réel, mais sans rapport aucun avec Oradour. Le 9 juin 1944, un sous-lieutenant S.S., Karl Gerlach, et son chauffeur, sont inopinément faits prisonniers par la Résistance près de Nieul. Alors que les Résistants s’apprêtent à l’exécuter, Gerlach s’évade, mais son chauffeur est tué. Cet épisode sera régulièrement monté en épingle, pendant et après la guerre, pour tenter de « justifier » le massacre, alors que Gerlach n’a jamais mis les pieds à Oradour. Voir la mise au point de Michel Baury, Résistance. Les derniers témoignages, Paris, Jourdan, 2019, p. 43-62.
[7] « Bien entendu, nous n’excusons pas ce qui s’est passé, et le ou les officiers de ce régiment seront punis, s’ils ne l’ont pas déjà été. La troupe allemande n’est pas allée là-bas au hasard. C’était un bourg plein de maquis, un asile du maquis. La veille et le matin même on avait tiré sur des voitures d’officiers allemands. Les Allemands étaient donc en état de légitime défense. En ce qui concerne ce qui s’est passé à l’église, où les femmes et les enfants avaient été envoyés pour y être mis en sécurité, nous ne comprenons pas ce qui est arrivé, nous essayons de le savoir ! Après tout, Messieurs, il y a davantage de femmes et d’enfants victimes des bombes anglaises qu’à Oradour. » Cité dans Pierre Poitevin, Dans l’enfer d’Oradour. Le plus monstrueux crime de guerre, Limoges, Publications du Centre, 1944, p. 118-119.
[8] T.M.I., vol. XXXVII, doc. F-257, p. 18.
[9] T.M.I., vol. XXXVII, doc. F-673, p. 338-341.
[10] Début mars 1945, le chef de l’état-major suprême de la Wehrmacht, le Maréchal Keitel, en sera encore à réclamer de « continuer l’étude de l’affaire [d’Oradour] avec toute l’énergie nécessaire ». T.M.I., vol. VI, p. 428-429.
[11] Comme pour l’épisode relatif à l’évasion du sous-lieutenant S.S. Karl Gerlach, cette allégation s’inspire d’un fait réel, mais sans lien avec Oradour : le 8 juin 1944, un camion de la Wehrmacht était tombé dans une embuscade au lieu-dit La Betoulle, à la limite des communes de Breuilaufa et de Berneuil : quatre ou cinq soldats allemands avaient été tués (ainsi qu’un Français qu’ils avaient réquisitionné), cinq ou six autres capturés, emmenés dans les bois avant d’être fusillés par les maquisards (Baury, Résistance. Les derniers témoignages, op. cit., p. 21-41).
[12] Attestation reproduite dans Peter Przybylski et Horst Busse, Mörder von Oradour, Berlin, Militärverlag der Deutschen Demokratischen Republik, 1984, p. 99-100. Trad. française d’après Jean-Jacques Fouché, Oradour. La politique et la justice, Saint-Paul, Lucien Souny, 2004, p. 50-51.
[13] Cité dans Henri Noguères, Histoire de la Résistance en France, tome IX : D’Overlord à la fin du Vercors, Genève, Famot, 1982, p. 138 (éd. originale : vol. V, Paris, Robert Laffont, 1981, p. 133).
[14] Le rapport transmis au commandement militaire à Athènes par la 1ère division allemande de montagne, chargée du massacre du village de Komméno le 16 août 1943, mentionnait : « 150 ennemis tués, quelques têtes de bétail, armes à main de fabrication italienne. Explosion de grandes quantités de munitions pendant l’incendie du village. » Un précédent rapport, interne à la division, était plus franc, parlant de « 150 civils tués ». Voir Mark Mazower, Dans la Grèce d’Hitler (1941-1944), Paris, Les Belles Lettres, 2002, p. 212 (trad. de l’anglais).

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à propos de l'auteur
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Nicolas Bernard
Nicolas Bernard, avocat, contribue régulièrement à Conspiracy Watch depuis 2017. Il co-anime avec Gilles Karmasyn le site Pratique de l’Histoire et Dévoiements négationnistes (PHDN.org). Il est également l’auteur, aux éditions Tallandier, de La Guerre germano-soviétique (« Texto », 2020), de La Guerre du Pacifique (« Texto », 2019) et de Oradour-sur-Glane, 10 juin 1944. Histoire d’un massacre dans l’Europe nazie (2024).
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