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Crise de la dermatose nodulaire contagieuse : un terrain de jeu pour la désinformation

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Entre images d’abattages, peur du Mercosur et défiance envers Bruxelles, la DNC alimente une guerre des récits portée par la complosphère, les antivax et certains responsables politiques. Jusqu’aux menaces visant des vétérinaires...

Montage CW.

Dans le Sud-Ouest comme dans les Alpes, des éleveurs regardent partir au camion des animaux parfois nés dans leur ferme. La dermatose nodulaire contagieuse (DNC) n’a rien d’une fiction : c’est une épizootie virale mortelle transmise surtout par des insectes piqueurs qui provoque fièvre, nodules cutanés, chute de lactation et amaigrissement. Elle n’est pas dangereuse pour l’homme, mais elle menace une filière déjà fragilisée par l’empilement des crises sanitaires et économiques.

Depuis l’apparition des premiers foyers en France le 29 juin 2025, l’État applique un protocole radical, celui qui est prévu pour les maladies animales classées « à éradication immédiate » :

1. l'abattage de l’ensemble du troupeau dès qu’un foyer est confirmé, y compris quand une partie des bêtes ne présente a priori aucun symptôme ;

2. la vaccination dans et autour du foyer, avec restrictions de mouvements.

Une stratégie d’endiguement rapide nécessaire pour éviter des pertes bien pires. Car, vacciner l’ensemble du cheptel français (environ 16 millions de bovins) pourrait prendre plusieurs mois et, durant ce délai, la maladie continuerait à circuler. Surtout, une vaccination nationale ferait perdre à la France le statut indemne, ce qui entraînerait des restrictions sur certains échanges, avec un coût économique important. Bref, l’option « vacciner tout, tout de suite » n’a rien d’une solution miracle.

Au 22 décembre, 114 foyers ont été recensés pour l'année 2025 et environ 3 300 bovins abattus, soit 0,02 % du cheptel national. Le gouvernement affirme désormais l’épisode « sous contrôle », mais les blocages routiers et les actions coup-de-poing se poursuivent. Du côté des syndicats agricoles, la FNSEA soutient globalement la ligne gouvernementale, tandis que la Coordination rurale conteste l’abattage systématique.

Sur les barrages, un détail dit l’ampleur de la déflagration : on voit côte à côte deux organisations qui, d’ordinaire, ne s’accordent sur rien. La Coordination rurale, classée tout à droite du paysage syndical, et la Confédération paysanne, ancrée à gauche et chez les écologistes, se retrouvent ponctuellement pour refuser le principe d’un abattage systématique de troupeaux entiers dès la détection d’un seul cas. Alliance de circonstance de camps opposés. Un signal : quand des camps opposés convergent, la crise n’est plus seulement sanitaire, elle devient politique − donc récupérable.

Dans ce contexte, celui des images de bêtes abattues, de barrières sanitaires et de tracteurs sur les autoroutes, la complosphère a trouvé de plus verts patûrages pour y importer une nouvelle guerre des récits. Les mots : « mensonges », « vaccination forcée », « vérités interdites », « massacre » et même « génocide » sont sur toutes les lèvres. De Florian Philippot à Nicolas Dupont-Aignan, en passant par Beatrice Rosen et Francis Lalanne, il n'est question que de faux prétexte et de trahison.

La séquence explose aussi parce qu’elle se superpose à deux griefs déjà prêts à l’emploi : d’un côté, le débat sur l’accord de libre-échange UE–Mercosur, qui cristallise la peur d’une concurrence importée, de l’autre, le sentiment que Bruxelles cherche à réduire les dépenses agricoles. Tous les ingrédients semblent réunis pour que la DNC se transforme en détonateur d’une colère plus profonde.

Florian contre « Big Agro »

Parmi les premiers arguments avancés par les théoriciens du complot, celui d'un massacre inutile des bovins revient avec insistance. Ce que dit le cadre sanitaire est plus contraignant qu’on ne le croit. La DNC est classée, au niveau européen, parmi les maladies animales qui exigent une réponse immédiate : l’idée est d’éviter qu’un foyer local devienne une épizootie endémique, avec fermeture des marchés et pertes massives. L’abattage total est justifié par la possibilité d’animaux infectés mais peu symptomatiques, et par la circulation du virus via les insectes, difficile à contenir dans une seule exploitation. Si le débat sur la proportionnalité de l’abattage total est légitime, la complosphère ne s'embarrasse pas de nuances.

Ainsi, Florian Philippot affirmait-il dès le mois de juillet qu'« on tue des milliers de bêtes parfaitement saines […] pour nous imposer derrière la viande nourrie aux hormones venue du Canada et du Brésil, la viande de synthèse des laboratoires de Bill Gates » (sic). Le président du parti Les Patriotes a ainsi lancé une pétition nationale dénonçant « un bain de sang indescriptible » qui servirait en réalité les objectifs fixés par l'Union européenne à la France de réduire significativement son cheptel bovin d'ici 2035. En réalité, les chiffres cités par la pétition proviennent de la Stratégie nationale bas-carbone, une feuille de route  établie par le gouvernement français pour atteindre la neutralité carbone à l’horizon 2050. Philippot, lui, prétend qu'il s'agit de dépeupler sciemment le cheptel français pour laisser entrer les produits ukrainiens et brésiliens et enrichir « Big Agro » [archive]. Philippe de Villiers parle même de « Grand Remplacement »...

Sur le terrain, cette radicalisation ne reste pas cantonnée aux slogans : des blocages ont ciblé des axes routiers, des exploitations ont été encerclées, et des vétérinaires locaux − à qui l’on confie la tâche la plus impopulaire, procéder aux abattages sanitaires − ont été menacés. Le registre change : on ne conteste plus seulement la proportionnalité d’un protocole, on s’en prend à ceux qui l’exécutent, transformés en bras armé d’un système honni.

« Ordre des médecins, ordres des vétérinaires, voix de son maître, à dissoudre », tweete d'ailleurs Florian Philippot [archive]. Parmi les rumeurs qui circulent, celle des 70 vétérinaires qui auraient été radiés de l'Ordre pour avoir refuser d'abattre des élevages. Problème : tout est faux, démenti par les autorités locales et nationales. Le ministère de l’Agriculture, dans sa page de démêlage du vrai du faux sur la DNC, indique de son côté que le Conseil national de l’Ordre des vétérinaires a confirmé qu’aucun praticien n’a été radié pour avoir refusé un abattage. Des rumeurs qui font peser des menaces sur les vétérinaires. À tel point que l’Ordre a été forcé d'alerter sur la montée d’un climat de mise en cause et de menaces visant les vétérinaires, devenus des boucs émissaires commodes d’une crise sanitaire déjà explosive. Peu importe pour Nicolas Dupont-Aignan. Il assure en vidéo que « la dermatose nodulaire n’est qu’un prétexte pour abattre les cheptels en parfaite santé ». Dans la même veine, Silvano Trotta déclare que « tous les vrais experts dénoncent les abattages INUTILES ! ». Un agriculteur ceint d'un bonnet de la Coordination rurale parle de son côté d'une volonté d'« exterminer l'élevage français ». L'actrice et ex-chroniqueuse de l'émission de Cyril Hanouna, Beatrice Rosen, est aussi sur cette ligne. Grimé en joker, Francis Lalanne invite de son côté les agriculteurs à aller « balancer des kilotonnes de merde sur l'Assemblée nationale »...


Le glissement sémantique est double. D’abord, on réduit un arbitrage complexe à une intention − meurtrière en l'occurrence. Ensuite, on transforme une crise sanitaire que personne n'a voulu en complot. La maladie devient secondaire ou presque. Seul compte le récit. Tout ce qui le contredit (l’insecte vecteur, la contagiosité, le risque d’extension) est nié au profit de la thèse d'un obscur complot destiné à mettre les éleveurs à genoux.

Dépeuplement

L’un des récits les plus viraux autour de la DNC consiste à prétendre que Bruxelles profiterait de l’épizootie pour réduire le cheptel au nom du climat − jusqu’à parler de « dépeuplement » planifié. Les Surligneurs ont déconstruit cette affirmation : si la stratégie d’abattage s’inscrit bien dans un cadre européen de santé animale, elle relève de la logique d’éradication immédiate des maladies dites de catégorie A (normalement absentes de l’UE), afin d’éviter l’installation durable de la maladie et les restrictions commerciales qui en découleraient. Autrement dit : l’UE peut imposer des mesures sanitaires (restriction des mouvements, zones réglementées, abattage dans l’unité épidémiologique), mais cela n’a rien à voir avec un plan climat visant à décimer le cheptel français.

Le contresens vient d’une confusion entretenue entre politiques climatiques et politiques sanitaires. Oui, l’agriculture fait partie des secteurs couverts par l’Effort Sharing Regulation qui fixe des objectifs nationaux d’émissions de gaz à effet de serre à horizon 2030. Mais elle ne fixe aucun objectif contraignant de réduction du cheptel bovin et encore moins une injonction de dépeuplement déclenchée par une maladie. Les Surligneurs rappellent d’ailleurs que l’argument d’une baisse ordonnée du cheptel au nom d’objectifs climatiques est infondée.

Les antivax entrent en piste

Un autre accélérateur de l'emballement conspi ?  La vaccination obligatoire. De quoi réactiver tout l'imaginaire antivax. Dans la stratégie officielle, elle complète l’abattage et les restrictions de mouvements. Dans la stratégie complotiste, elle devient le cœur du soupçon. Les narratifs jouent sur un fait réel mais mal compris : des foyers ont concerné des animaux vaccinés. Or l’Anses souligne qu’il faut un délai d'environ trois semaines pour que la protection se mette en place, et qu’aucun vaccin n’est efficace à 100 %.

Cette zone grise suffit pour réactiver l’imaginaire post-Covid. Ainsi, le fondateur de ReInfo Covid, Louis Fouché, dénonce le remake morbide des Gilets Jaunes et du Covid que constituerait la DNC [archive]. Alexandra Henrion-Caude improvise des solutions miracles, évoquant une « disparition des nodules en 3 jours » avec un protocole maison [archive] destiné à contourner la vaccination. Par rapport à l'époque Covid, le vocabulaire a changé, mais la logique demeure :  il existerait un « traitement caché », des  experts seraient « censurés ». Quant au pouvoir en place, il est accusé de mentir.

Troisième récit : celui de la dissémination volontaire. En août 2025, une rumeur affirmait en effet que des carcasses euthanasiées en Savoie auraient été déplacées vers le Cantal pour répandre la maladie. Le Dauphiné Libéré raconte comment cette théorie a enflé à partir d’une vidéo virale, au point de pousser à des appels à mobilisation devant un centre d’équarrissage. La viralité de la rumeur a poussé la ministre Annie Genevard à réagir à un tweet de Florian Philippot : « Cessez de propager de fausses informations ».

Ingérence russe

Comme à chaque épisode, la désinformation ne naît pas ex nihilo. Ainsi, plusieurs journalistes et spécialistes ont observé une hausse rapide des discussions sur X, Facebook et TikTok à partir du 11 décembre, avec un pic le 13. Le journaliste Raphaël Grably souligne un indicateur parlant : parmi les 27 posts les plus repartagés sur X (plus de 2 000 republications chacun), 22 émanent de comptes ultra-droite, complotistes ou antivax. Autrement dit : la crise existe, mais sa mise en récit virale est largement structurée par des acteurs qui ont déjà leurs grilles de lecture – et leurs audiences.

Le compte Twitter Agoratlas, en partenariat avec Visibrain, a étudié l'empreinte des récits autour de la dermatose nodulaire. Sur les près de 500 000 tweets analysés, pour une empreinte de 4,1 milliards de vues, il se trouve que la majorité des posts et interactions se trouvent au sein des communautés Reconquête, et les sphères souverainistes et complotistes. Ainsi Reconquête, est très présent dans la contestation du Mercosur qui serait à l'origine de cette crise sanitaire animale. Le parti zemmouriste requalifie la crise en « complot mondialiste » contre la souveraineté alimentaire, distille des soupçons sur les vaccins bovins pour souder un électorat ultraconservateur autour d’un récit de persécution. Le tout en partageant un tweet qui renvoie vers un site Reconquête qui en profite pour recueillir des adresses mails en vue des échéances électorales à venir. Agoratlas et Visibrain mettent également en valeur les chaînes Telegram d'AuBonTouiteFrançais et Vérité diffusée dans l'amplification du mouvement. 

Le Rassemblement national (RN) n'est pas en reste dans cette récupération politique, cependant il le fait de façon sibylline. En remettant une pièce dans la machine à colère pour capter le vote d’éleveurs à bout. À l’Assemblée comme sur les réseaux, certains députés comme Laurent Jacobelli ou Sébastien Chenu relaient des images d’abattages et accusent l’État de « sacrifier l’agriculture française sur l’autel de Bruxelles ». Une rhétorique anti-UE parfaitement alignée sur leur logiciel. Objectif : fragiliser le gouvernement, mais surtout baliser la route des municipales de mars 2026, où le RN rêve de mairies rurales − en Occitanie comme dans les Alpes, territoires frappés par la DNC.

Plus grave encore, la DNC est devenue le terrain d'une vaste opération de déstabilisation orchestrée depuis l'étranger. Au moins 16 sites de médias fictifs francophones affiliés au réseau Storm-1516 (une opération russe de manipulation de l'information), cherchent activement depuis le 11 décembre à amplifier en ligne le mouvement des agriculteurs. Cette offensive ne se limite pas à la Russie. Des tentatives d'ingérence intègrent également un réseau pro-iranien et la sphère ultraconservatrice anglophone. L'objectif commun est clair : exploiter la détresse du monde agricole pour amplifier le rejet de l'Union européenne et des institutions françaises.

capture d'écran du compte X de David Colon

Ce cocktail d’indignation et de peur rejoue, presque à l’identique, les polémiques de l’ère Covid : on y retrouve les mêmes entrepreneurs de colère (antivax, souverainistes et ultradroite, souvent perméables au récit pro-Kremlin) qui avaient fait leur miel du « Great Reset » et des fantasmes sur les vaccins. Aujourd’hui, la crise agricole combinée à la défiance endémique à l'égard du pouvoir qui s'était déjà manifestée pendant le mouvement des Gilets jaunes puis lors de la contestation contre les mesures visant à endiguer la pandémie de Covid-19, nourrit la thématique populiste d'une « guerre contre les paysans ». L'hystérisation du débat, règle d'or de la propagande conspirationniste.

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à propos de l'auteur
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David Medioni
Journaliste indépendant, David Medioni anime l'émission « Les Déconspirateurs ». Il collabore à Franc-Tireur, La Tribune et CB News. Directeur de l'Observatoire des médias de la Fondation Jean-Jaurès, il est également le fondateur et le rédacteur en chef du magazine littéraire en ligne Ernest. Essayiste, il a publié plusieurs essais aux éditions de l'Aube : Être en train. Récits sur les rails, Eloge de la séduction, L'an zéro du tourisme (avec Jean Viard), et Quand l'info épuise (avec Guénaëlle Gault).
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