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Le rire de JD Vance ou le triomphe de l'épistémologie « conspi-friendly »

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Publié par Rudy Reichstadt21 décembre 2025,

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JD Vance à Alburtis (Pennsylvanie) le 16 décembre 2025 (capture d'écran YouTube).

Susie Wiles est, à la Maison Blanche, la personne la plus puissante après Donald Trump. Vanity Fair a révélé mardi dernier ce que la cheffe de cabinet du président disait de son patron, avec sa « personnalité d’alcoolique » (sic), mais aussi d’Elon Musk (« un consommateur déclaré de kétamine »), de Pam Bondi (la ministre de la justice, critiquée sur sa gestion calamiteuse du dossier Epstein), de Russell Vought (le directeur du budget, dont elle parle comme d'un « extrémiste de droite absolu ») ou encore de JD Vance, qualifié de « théoricien du complot depuis dix ans ». Des propos d’une franchise rare, sortis de leur contexte selon elle, et qui ne lui ont valu aucune réprimande, Susie Wiles étant unanimement décrite dans l’entourage de Trump comme compétente et loyale.

Interrogé le même jour sur les déclarations de Susie Wiles le concernant, le vice-président des États-Unis a commencé par partir dans un grand éclat de rire étouffé avant de concéder qu’il était bien, « parfois », un théoricien du complot. Et d’ajouter immédiatement : « Mais je ne crois que dans les théories du complot qui sont vraies ! » Une pirouette qui lui a valu les applaudissements nourris de son auditoire.

Vance a poursuivi en ayant recours à une ficelle sophistique bien connue : l’homme de paille (ou « straw man »). Une technique consistant à déformer le chef d'accusation qui vous vise − ou l'argument de votre détracteur − pour mieux le réfuter. On sait que JD Vance a qualifié l’un des pires désinformateurs complotistes du monde, Alex Jones, de « diseur de vérité » (« truth-teller »). On sait qu’en dépit de l’absence de la moindre preuve d’une fraude électorale massive, il souscrit au mensonge trumpien selon lequel l’élection présidentielle de 2020 a été « volée » et que le scrutin aurait été délibérément truqué. On sait aussi qu'il a relayé la rumeur fausse et xénophobe selon laquelle des migrants haïtiens auraient volé des chiens, des chats et autres animaux domestiques pour les manger. Mais plutôt que de citer d’authentiques théories du complot avec lesquelles il s'est compromis, Vance choisit de traiter la question par l’ironie, dans un splendide exercice de retournement du stigmate :

« Par exemple, je croyais à cette théorie du complot farfelue, en 2020, selon laquelle il était stupide de faire porter un masque à des enfants de trois ans au plus fort de la pandémie de Covid, et qu'il fallait plutôt les laisser développer leurs compétences linguistiques. Vous savez, je croyais à cette théorie du complot farfelue selon laquelle les médias et le gouvernement dissimulaient le fait que Joe Biden était clairement incapable de faire son boulot. Et je croyais à la théorie du complot selon laquelle Joe Biden essayait de jeter ses adversaires politiques en prison plutôt que de gagner un débat contre son adversaire politique. »

Conclusion : « au moins pour certaines de ces théories du complot, il s'avère qu'une théorie du complot n'est que quelque chose qui était vrai six mois avant que les médias ne l'admettent. »

La technique est manipulatoire : Vance égrène trois exemples qui ne relèvent pas, à proprement parler, du complotisme : son opinion sur le port du masque par les enfants n'avait rien de complotiste ; les préoccupations sur l'état de santé de Joe Biden ont fait l'objet d'une large couverture médiatique avant même son élection comme président des Etats-Unis fin 2020 ; quant à l'idée que Biden voulait jeter ses adversaires en prison plutôt que de les affronter, elle n'est en rien une proposition à laquelle les faits auraient par la suite donné raison, contrairement à ce qu'il suggère.

Quant à l'argument éculé selon lequel les théories du complot ne sont que des vérités ayant six mois d'avance sur les médias, il ne sert qu'à entretenir un écran de fumée autour de la notion de théorie du complot pour mieux botter en touche et détourner l’attention. Car de la même manière qu'une horloge cassée, à l’arrêt, donne l’heure correcte deux fois par jour, ce n’est pas parce qu’une théorie du complot tombe juste accidentellement qu’on a eu raison d’y croire.

Mais au-delà de l’agilité rhétorique, ce qui frappe dans cette séquence, c’est que sans probablement en avoir conscience, Vance nous renseigne sur son épistémologie implicite.

Pour schématiser, disons qu’il y a deux grandes manières d’aborder le phénomène complotiste. L’approche « classique », qui court de Karl Popper à Cass Sunstein, et l’approche réhabilitatrice (ou « conspi-friendly »), représentée notamment par le philosophe Charles Pigden et à laquelle se rattache JD Vance.

La première approche considère que le terme de « théorie du complot » désigne, par définition, une proposition fausse, ou à tout le moins fautive, dans sa logique ou son raisonnement. David Aaronovitch la définit ainsi comme « la supposition non nécessaire d’une conspiration là où d’autres explications sont plus probables ». Autrement dit, toute théorie du complot est présumée fausse. Cela ne signifie pas que toute explication par le complot soit nécessairement invalide : le 11 septembre 2001, dans les minutes qui suivent le crash du premier avion dans la tour Nord du World Trade Center, on ignore si ce qui vient d’arriver est accidentel ou délibéré. Dans ces conditions, formuler l’hypothèse d’un attentat terroriste – et donc d’un complot – n’a absolument rien d’illégitime, c’est même on ne peut plus logique. L’explication par le complot est donc parfois la meilleure disponible. En revanche, récuser la réalité de cet attentat terroriste et le présenter comme un « inside job » – un complot interne américain –, c’est promouvoir un cadre explicatif affecté d’un vice épistémique insurmontable (le manque de cohérence et de preuve) et reposant sur un millefeuille de spéculations fantaisistes et de fausses informations, le tout véhiculé par des sources généralement réputées pour leur défaut de fiabilité.

La seconde approche fait de la théorie du complot une grille de lecture comme une autre, plaidant pour qu'elle soit vue comme un mode rationnel d’appréhension de l’actualité et de la réalité historique. Elle revient à considérer les théories du complot comme des hypothèses de travail a priori légitimes. Pour cela, elle les nimbe d’une sorte de présomption de lucidité. Loin d’être tenues en suspicion, les théories du complot sont créditées ici d’une sorte de capacité heuristique, l’explication par une intention malveillante et secrète étant jugée spontanément parmi les plus vraisemblables ou contenant au minimum un « noyau de vérité ».

Se réclamant d’une conception exigeante de la démocratie, l'approche classique nourrit généralement une attitude d’intransigeance à l’égard des théories du complot. Elle envisage la lutte contre le complotisme comme une nécessité civique et une pratique d’assainissement du débat public qui vise, ultimement, à sauvegarder les conditions de possibilité d’un espace de discussion démocratique « basé sur des faits ».

A contrario, l'approche réhabilitatrice caricature souvent la simple critique des théories du complot comme une entreprise sournoise de pathologisation de toutes les opinions « dissidentes » ou hétérodoxes. Elle a d’ailleurs tendance à interpréter la lutte contre le complotisme comme une stratégie de domination, un outil de contrôle, de censure et donc d’appauvrissement du débat public. Et à nier que le complotisme, à l'égard duquel elle autorise la plus grande complaisance, puisse lui-même constituer un instrument de pouvoir et de manipulation.

Comment s'étonner qu'elle puisse caractériser la théorie de la connaissance tacite de la « conspicratie » qui, à travers Donald Trump et JD Vance, est en train de se mettre en place aux États-Unis ?

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à propos de l'auteur
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Rudy Reichstadt
Directeur de Conspiracy Watch, Rudy Reichstadt est expert associé à la Fondation Jean-Jaurès et chroniqueur pour l'hebdomadaire Franc-Tireur. Co-auteur du film documentaire « Complotisme : les alibis de la terreur », il a publié chez Grasset L'Opium des imbéciles. Essai sur la question complotiste (2019) et Au cœur du complot (2023) et a co-dirigé Histoire politique de l'antisémitisme en France. De 1967 à nos jours, chez Robert Laffont (2024). Il a également participé à l'élaboration du rapport « Les Lumières à l’ère numérique » dans le cadre de la commission Bronner (2022). Depuis 2021, il co-anime avec Tristan Mendès France le podcast « Complorama » sur France Info.
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