Conspiracy Watch | l'Observatoire du conspirationnisme
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Aux sources de l'« islamo-gauchisme »

Publié par Pierre-André Taguieff27 octobre 2020

Dans une tribune publiée hier dans Libération et dont Conspiracy Watch propose ici la version intégrale, l'historien des idées Pierre-André Taguieff* revient sur les origines d'un concept qu'il a contribué à forger et qui désigne la collusion entre des groupes d’extrême gauche et l'islam politique.

Montage : CW.

En France, à entendre les clameurs qui montent de l’arène politico-médiatique, le nouveau grand clivage serait celui qui oppose les « islamo-gauchistes » aux « islamophobes ». Cependant, rares sont ceux qui s’assument soit en tant qu’« islamo-gauchistes », soit en tant qu’« islamophobes », sauf par provocation. L’« islamophobe » ou l’« islamo-gauchiste », c’est toujours l’autre. Il en va de même pour les « extrémistes » de droite ou de gauche, qui refusent une telle qualification. Ces termes d’usage polémique sont des hétéro-désignations. Mais il serait naïf de reprocher à des termes politiques d’être polémiques. Ils le sont tous, d’une façon plus ou moins explicite. En employant ceux dont la force de péjoration est explicite, on vise à stigmatiser un individu ou un groupe, pour de bonnes ou de mauvaises raisons. La question est de savoir si la stigmatisation est justifiée. Quand, par exemple, un antinazi emploie la locution « les nazis », c’est avec l’intention de stigmatiser ouvertement ceux qu’il désigne ainsi. Il en est conscient et pense que son jugement négatif est justifié. Il en va de même avec un anti-islamiste qualifiant d’« islamo-gauchiste » un gauchiste (ou un « extrémisme de gauche ») qui milite avec certains islamistes ou justifie des actions commises par des islamistes.

Face aux « islamophobes » se tiendraient donc les « islamo-gauchistes », censés être islamophiles pour diverses raisons (l’islam est « la religion des pauvres », les musulmans sont les victimes d’un « racisme d’État », de discriminations « systémiques », etc.). Mais l’opposition est faussement claire. Il y a en effet de très nombreux citoyens français, de droite et de gauche, qui considèrent que l’islamisme, sous toutes ses formes, constitue une grave menace pour la cohésion nationale et l’exercice de nos libertés. Peuvent-ils être déclarés « islamophobes » ? C’est là, à l’évidence, un abus de langage et une confusion entretenue stratégiquement par les islamistes eux-mêmes, suivis par les gauchistes qui ont pris leur parti. Ces citoyens sont en vérité « islamismophobes », et ils ont d’excellentes raisons de l’être, au vu des massacres commis par les jihadistes, du séparatisme prôné par les salafistes et des stratégies de conquête des Frères musulmans. Mais ils n’ont rien contre l’islam en tant que religion, susceptible d’être critiquée au même titre que toute religion. Quant aux « islamismophiles » d’extrême gauche, ils sont de deux types : il y a d’abord ceux qui, sur les réseaux sociaux, applaudissent les attaques jihadistes, ensuite ceux qui, intellectuels ou acteurs politiques, s’efforcent de justifier le comportement des islamistes en arguant que ces derniers ne font que réagir aux discriminations dont sont victimes les musulmans, c’est-à-dire à l’« islamophobie ».

Il est de bonne méthode de revenir au moment de la formation de l’expression « islamo-gauchisme » en langue française. Il se trouve que, sur la question, j’ai joué un rôle, ce qui me permet d’intervenir en tant que témoin direct. C’est à partir de mes enquêtes, au début des années 2000 alors que débutait la seconde Intifada, sur des manifestations dites propalestiniennes où des activistes du Hamas, du Jihad islamique et du Hezbollah côtoyaient des militants gauchistes, notamment ceux de la LCR (devenue en 2009 le NPA), que j’ai commencé à employer l’expression « islamo-gauchisme », forgée par mes soins. Au cours de ces mobilisations, les « Allahou akbar » qui fusaient ne gênaient nullement les militants gauchistes présents, pas plus que les appels à la destruction d’Israël sur l’air de « sionistes = nazis ».

Mauvaise foi

L’expression « islamo-gauchisme » avait sous ma plume une valeur strictement descriptive, désignant une alliance militante de fait entre des milieux islamistes et des milieux d’extrême gauche, au nom de la cause palestinienne, érigée en nouvelle Cause universelle. Elle intervenait dans ce qu’on appelle des « énoncés protocolaires » en logique. J’ai utilisé l’expression dans diverses conférences prononcées en 2002, ainsi que dans des articles portant sur ce que j’ai appelé la « nouvelle judéophobie », fondée sur un antisionisme radical dont l’objectif est l’élimination de l’État juif. Pour ne prendre qu’un exemple, dans mon article synthétique intitulé « L’émergence d’une judéophobie planétaire : islamisme, anti-impérialisme, antisionisme », publié dans la revue Outre-Terre. Revue française de géopolitique (n° 3, janvier-mars 2003, pp. 189-226), j’évoque la « mouvance islamo-gauchiste » en cours de formation (p. 205). J’ai analysé plus longuement le phénomène « islamo-gauchiste » dans mon livre Prêcheurs de haine en 2004, puis dans La Judéophobie des Modernes en 2008.

Il faut par ailleurs être d’une insigne mauvaise foi pour laisser entendre, comme le font certains aujourd’hui sur les réseaux sociaux, que je voulais par là assimiler insidieusement islam et islamisme, alors que tous mes écrits sur la question témoignent du contraire (de La Nouvelle Judéophobie en 2002 à L’Islamisme et nous en 2017), même s’il faut reconnaître que la frontière entre islam (tel ou tel islam) et islamisme (tel ou tel islamisme) ne cesse de se déplacer, rendant souvent difficile la tâche de la définir. Je n’allais pas forger, pour éviter de donner prise aux lectures malveillantes, une expression juste mais un peu lourde du type « islamismo-gauchisme », qui n’aurait d’ailleurs pas empêché des gens de mauvaise foi de s’indigner.

Ceux qui, à l’extrême gauche ou dans certains milieux islamistes, veulent disqualifier l’expression « islamo-gauchisme » en attribuent la création à une origine vénéneuse, à savoir « l’extrême droite ». C’est la manière rituelle de pratiquer, notamment en France, la reductio ad Hitlerum. L’ennui, pour ces critiques pressés, c’est que leur thèse est fausse. Ce qui est vrai, c’est que l’expression a été reprise par des polémistes d’extrême droite, mais ni plus ni moins que par la gauche républicaine ou la droite libérale, ce qui témoigne d’un relatif consensus sur la réalité de la menace. Cela ne veut pas dire qu’elle aurait été suffisamment analysée. Aux jeunes chercheurs de poursuivre à la fois le travail de conceptualisation et les enquêtes de terrain, portant notamment sur l’espace universitaire et les plateformes numériques.

Les récentes interprétations complotistes de la notion, notamment dans certains milieux d’extrême droite, nous conduisent à une réflexion sur les bons et les mauvais usages du terme. Un usage critique de la notion implique de la définir d’une façon contextuelle, en tenant compte des intentions ou des objectifs affichés des énonciateurs, de leurs croyances idéologiques et des situations d’énonciation. Si, par exemple, un activiste d’extrême droite dénonce en même temps le « complot américano-sioniste » et l’« islamo-gauchisme », cette dernière expression n’a pas le même sens que lorsque Jacques Julliard ou Jean-Michel Blanquer l’emploient.

Il faut distinguer les expressions intrinsèquement complotistes et celles qui le sont occasionnellement. Dans la première catégorie, pour désigner l’ennemi absolu, on trouve par exemple « américano-sionistes » et « judéo-croisés », qui font partie de la rhétorique complotiste des salafistes-jihadistes. Le présupposé d’emploi de ces locutions est qu’il existe un complot international fomenté par les Juifs et les Occidentaux (judéo-chrétiens ou athées), ou par les « sionistes » et les Américains (avec le sous-entendu selon lequel l’Amérique est « dirigée par les Juifs » ou constitue une vaste « zone d’occupation sioniste »). Dans la seconde catégorie, pour désigner l’adversaire, on trouve « islamo-gauchistes », dont certains usages politiques, notamment dus à des milieux d’extrême droite, peuvent s’avérer d’inspiration complotiste. Mais l’expression « islamo-gauchisme », comme par exemple « gaucho-lepénisme » (expression forgée naguère par Pascal Perrineau), peut être sollicitée, dans des travaux de science politique, comme un terme descriptif ou catégorisant politiquement neutre, sans la moindre connotation complotiste.

Que, mise à toutes les sauces, l’expression « islamo-gauchisme » ait eu, au cours de la dernière décennie, la fortune que l’on sait, je n’en suis pas responsable. Mais ses usages polémiques discutables ne doivent pas empêcher de reconnaître qu’elle désigne un véritable problème, qu’on peut ainsi formuler : comment expliquer et comprendre le dynamisme, depuis une trentaine d’années, des différentes formes prises par l’alliance ou la collusion entre des groupes d’extrême gauche se réclamant du marxisme (ou plutôt d’un marxisme) et des mouvances islamistes de diverses orientations (Frères musulmans, salafistes, jihadistes) ? Pourquoi cette imprégnation islamiste des mobilisations « révolutionnaires » ?

« Judéo-bolchevisme »

Écartons pour finir un argument fallacieux, souvent repris sur les réseaux sociaux, qui consiste à rapprocher, pour la disqualifier, l’expression « islamo-gauchisme » de l’expression « judéo-bolchevisme ». Lorsqu’elle s’est diffusée, au début des années 1920, dans certains milieux anticommunistes et antisémites, l’expression « judéo-bolchevisme » signifiait que le bolchevisme était un phénomène juif et que les bolcheviks étaient en fait des Juifs (ou des « enjuivés »). Il n’en va pas du tout de même avec l’expression « islamo-gauchisme », qui ne signifie pas que le gauchisme est un phénomène musulman ni que les gauchistes sont en fait des islamistes. L’expression ne fait qu’enregistrer un ensemble de phénomènes observables, qui autorisent à rapprocher gauchistes et islamistes : des alliances stratégiques, des convergences idéologiques, des ennemis communs, des visées révolutionnaires partagées, etc.

C’est ainsi qu’on observe, d’une part, que des militants marxistes-léninistes passés au terrorisme, tel Carlos, se sont rapprochés des milieux islamistes, jusqu’à se convertir à l’islam en version Al-Qaïda et à prôner un front islamo-révolutionnaire « contre les Juifs et les croisés ». Et que, d’autre part, des islamistes se sont ralliés au drapeau du tiers-mondisme, puis à celui de l’altermondialisme (tel Tariq Ramadan), avant de donner dans le postcolonialisme et le décolonialisme pour appeler à la destruction des sociétés démocratiques occidentales, accusées de « racisme systémique » – tel a été l’horizon politique des activistes du mouvement des Indigènes de la République (fondé au début de 2005). Dans l’espace « islamo-gauchiste », il faut donc pointer l’islamisme à visage féministe ou antiraciste. Le Collectif contre l’islamophobie en France (CCIF), créé par des islamistes, se présente comme une « association antiraciste » prétendant lutter contre le « racisme antimusulman ».  C’est ainsi, plus généralement, qu’un pseudo-antiracisme importé des campus étatsuniens, représentant une nouvelle forme de racialisme militant désignant « les Blancs » comme les seuls racistes, est devenu à la fois un moyen d’intimidation et un puissant instrument de mobilisation, principalement d’une partie de la jeunesse, endoctrinée sur les réseaux sociaux.

Les querelles de mots ne doivent pas nous empêcher de voir la dure réalité, surtout lorsqu’elle contredit nos attentes ou heurte nos partis pris.

 

* Dernier livre paru, le 14 octobre 2020 : L’Imposture décoloniale. Science imaginaire et pseudo-antiracisme (Éditions de l’Observatoire).

 

Voir aussi :

Christophe Bourseiller : « le complotisme, un symptôme de l’extrémisation de la société »

 

(Ce texte a été complété et enrichi de plusieurs passages puis mis à jour le 27/10/2020 à 17h40.)

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Dans une tribune publiée hier dans Libération et dont Conspiracy Watch propose ici la version intégrale, l'historien des idées Pierre-André Taguieff* revient sur les origines d'un concept qu'il a contribué à forger et qui désigne la collusion entre des groupes d’extrême gauche et l'islam politique.

Montage : CW.

En France, à entendre les clameurs qui montent de l’arène politico-médiatique, le nouveau grand clivage serait celui qui oppose les « islamo-gauchistes » aux « islamophobes ». Cependant, rares sont ceux qui s’assument soit en tant qu’« islamo-gauchistes », soit en tant qu’« islamophobes », sauf par provocation. L’« islamophobe » ou l’« islamo-gauchiste », c’est toujours l’autre. Il en va de même pour les « extrémistes » de droite ou de gauche, qui refusent une telle qualification. Ces termes d’usage polémique sont des hétéro-désignations. Mais il serait naïf de reprocher à des termes politiques d’être polémiques. Ils le sont tous, d’une façon plus ou moins explicite. En employant ceux dont la force de péjoration est explicite, on vise à stigmatiser un individu ou un groupe, pour de bonnes ou de mauvaises raisons. La question est de savoir si la stigmatisation est justifiée. Quand, par exemple, un antinazi emploie la locution « les nazis », c’est avec l’intention de stigmatiser ouvertement ceux qu’il désigne ainsi. Il en est conscient et pense que son jugement négatif est justifié. Il en va de même avec un anti-islamiste qualifiant d’« islamo-gauchiste » un gauchiste (ou un « extrémisme de gauche ») qui milite avec certains islamistes ou justifie des actions commises par des islamistes.

Face aux « islamophobes » se tiendraient donc les « islamo-gauchistes », censés être islamophiles pour diverses raisons (l’islam est « la religion des pauvres », les musulmans sont les victimes d’un « racisme d’État », de discriminations « systémiques », etc.). Mais l’opposition est faussement claire. Il y a en effet de très nombreux citoyens français, de droite et de gauche, qui considèrent que l’islamisme, sous toutes ses formes, constitue une grave menace pour la cohésion nationale et l’exercice de nos libertés. Peuvent-ils être déclarés « islamophobes » ? C’est là, à l’évidence, un abus de langage et une confusion entretenue stratégiquement par les islamistes eux-mêmes, suivis par les gauchistes qui ont pris leur parti. Ces citoyens sont en vérité « islamismophobes », et ils ont d’excellentes raisons de l’être, au vu des massacres commis par les jihadistes, du séparatisme prôné par les salafistes et des stratégies de conquête des Frères musulmans. Mais ils n’ont rien contre l’islam en tant que religion, susceptible d’être critiquée au même titre que toute religion. Quant aux « islamismophiles » d’extrême gauche, ils sont de deux types : il y a d’abord ceux qui, sur les réseaux sociaux, applaudissent les attaques jihadistes, ensuite ceux qui, intellectuels ou acteurs politiques, s’efforcent de justifier le comportement des islamistes en arguant que ces derniers ne font que réagir aux discriminations dont sont victimes les musulmans, c’est-à-dire à l’« islamophobie ».

Il est de bonne méthode de revenir au moment de la formation de l’expression « islamo-gauchisme » en langue française. Il se trouve que, sur la question, j’ai joué un rôle, ce qui me permet d’intervenir en tant que témoin direct. C’est à partir de mes enquêtes, au début des années 2000 alors que débutait la seconde Intifada, sur des manifestations dites propalestiniennes où des activistes du Hamas, du Jihad islamique et du Hezbollah côtoyaient des militants gauchistes, notamment ceux de la LCR (devenue en 2009 le NPA), que j’ai commencé à employer l’expression « islamo-gauchisme », forgée par mes soins. Au cours de ces mobilisations, les « Allahou akbar » qui fusaient ne gênaient nullement les militants gauchistes présents, pas plus que les appels à la destruction d’Israël sur l’air de « sionistes = nazis ».

Mauvaise foi

L’expression « islamo-gauchisme » avait sous ma plume une valeur strictement descriptive, désignant une alliance militante de fait entre des milieux islamistes et des milieux d’extrême gauche, au nom de la cause palestinienne, érigée en nouvelle Cause universelle. Elle intervenait dans ce qu’on appelle des « énoncés protocolaires » en logique. J’ai utilisé l’expression dans diverses conférences prononcées en 2002, ainsi que dans des articles portant sur ce que j’ai appelé la « nouvelle judéophobie », fondée sur un antisionisme radical dont l’objectif est l’élimination de l’État juif. Pour ne prendre qu’un exemple, dans mon article synthétique intitulé « L’émergence d’une judéophobie planétaire : islamisme, anti-impérialisme, antisionisme », publié dans la revue Outre-Terre. Revue française de géopolitique (n° 3, janvier-mars 2003, pp. 189-226), j’évoque la « mouvance islamo-gauchiste » en cours de formation (p. 205). J’ai analysé plus longuement le phénomène « islamo-gauchiste » dans mon livre Prêcheurs de haine en 2004, puis dans La Judéophobie des Modernes en 2008.

Il faut par ailleurs être d’une insigne mauvaise foi pour laisser entendre, comme le font certains aujourd’hui sur les réseaux sociaux, que je voulais par là assimiler insidieusement islam et islamisme, alors que tous mes écrits sur la question témoignent du contraire (de La Nouvelle Judéophobie en 2002 à L’Islamisme et nous en 2017), même s’il faut reconnaître que la frontière entre islam (tel ou tel islam) et islamisme (tel ou tel islamisme) ne cesse de se déplacer, rendant souvent difficile la tâche de la définir. Je n’allais pas forger, pour éviter de donner prise aux lectures malveillantes, une expression juste mais un peu lourde du type « islamismo-gauchisme », qui n’aurait d’ailleurs pas empêché des gens de mauvaise foi de s’indigner.

Ceux qui, à l’extrême gauche ou dans certains milieux islamistes, veulent disqualifier l’expression « islamo-gauchisme » en attribuent la création à une origine vénéneuse, à savoir « l’extrême droite ». C’est la manière rituelle de pratiquer, notamment en France, la reductio ad Hitlerum. L’ennui, pour ces critiques pressés, c’est que leur thèse est fausse. Ce qui est vrai, c’est que l’expression a été reprise par des polémistes d’extrême droite, mais ni plus ni moins que par la gauche républicaine ou la droite libérale, ce qui témoigne d’un relatif consensus sur la réalité de la menace. Cela ne veut pas dire qu’elle aurait été suffisamment analysée. Aux jeunes chercheurs de poursuivre à la fois le travail de conceptualisation et les enquêtes de terrain, portant notamment sur l’espace universitaire et les plateformes numériques.

Les récentes interprétations complotistes de la notion, notamment dans certains milieux d’extrême droite, nous conduisent à une réflexion sur les bons et les mauvais usages du terme. Un usage critique de la notion implique de la définir d’une façon contextuelle, en tenant compte des intentions ou des objectifs affichés des énonciateurs, de leurs croyances idéologiques et des situations d’énonciation. Si, par exemple, un activiste d’extrême droite dénonce en même temps le « complot américano-sioniste » et l’« islamo-gauchisme », cette dernière expression n’a pas le même sens que lorsque Jacques Julliard ou Jean-Michel Blanquer l’emploient.

Il faut distinguer les expressions intrinsèquement complotistes et celles qui le sont occasionnellement. Dans la première catégorie, pour désigner l’ennemi absolu, on trouve par exemple « américano-sionistes » et « judéo-croisés », qui font partie de la rhétorique complotiste des salafistes-jihadistes. Le présupposé d’emploi de ces locutions est qu’il existe un complot international fomenté par les Juifs et les Occidentaux (judéo-chrétiens ou athées), ou par les « sionistes » et les Américains (avec le sous-entendu selon lequel l’Amérique est « dirigée par les Juifs » ou constitue une vaste « zone d’occupation sioniste »). Dans la seconde catégorie, pour désigner l’adversaire, on trouve « islamo-gauchistes », dont certains usages politiques, notamment dus à des milieux d’extrême droite, peuvent s’avérer d’inspiration complotiste. Mais l’expression « islamo-gauchisme », comme par exemple « gaucho-lepénisme » (expression forgée naguère par Pascal Perrineau), peut être sollicitée, dans des travaux de science politique, comme un terme descriptif ou catégorisant politiquement neutre, sans la moindre connotation complotiste.

Que, mise à toutes les sauces, l’expression « islamo-gauchisme » ait eu, au cours de la dernière décennie, la fortune que l’on sait, je n’en suis pas responsable. Mais ses usages polémiques discutables ne doivent pas empêcher de reconnaître qu’elle désigne un véritable problème, qu’on peut ainsi formuler : comment expliquer et comprendre le dynamisme, depuis une trentaine d’années, des différentes formes prises par l’alliance ou la collusion entre des groupes d’extrême gauche se réclamant du marxisme (ou plutôt d’un marxisme) et des mouvances islamistes de diverses orientations (Frères musulmans, salafistes, jihadistes) ? Pourquoi cette imprégnation islamiste des mobilisations « révolutionnaires » ?

« Judéo-bolchevisme »

Écartons pour finir un argument fallacieux, souvent repris sur les réseaux sociaux, qui consiste à rapprocher, pour la disqualifier, l’expression « islamo-gauchisme » de l’expression « judéo-bolchevisme ». Lorsqu’elle s’est diffusée, au début des années 1920, dans certains milieux anticommunistes et antisémites, l’expression « judéo-bolchevisme » signifiait que le bolchevisme était un phénomène juif et que les bolcheviks étaient en fait des Juifs (ou des « enjuivés »). Il n’en va pas du tout de même avec l’expression « islamo-gauchisme », qui ne signifie pas que le gauchisme est un phénomène musulman ni que les gauchistes sont en fait des islamistes. L’expression ne fait qu’enregistrer un ensemble de phénomènes observables, qui autorisent à rapprocher gauchistes et islamistes : des alliances stratégiques, des convergences idéologiques, des ennemis communs, des visées révolutionnaires partagées, etc.

C’est ainsi qu’on observe, d’une part, que des militants marxistes-léninistes passés au terrorisme, tel Carlos, se sont rapprochés des milieux islamistes, jusqu’à se convertir à l’islam en version Al-Qaïda et à prôner un front islamo-révolutionnaire « contre les Juifs et les croisés ». Et que, d’autre part, des islamistes se sont ralliés au drapeau du tiers-mondisme, puis à celui de l’altermondialisme (tel Tariq Ramadan), avant de donner dans le postcolonialisme et le décolonialisme pour appeler à la destruction des sociétés démocratiques occidentales, accusées de « racisme systémique » – tel a été l’horizon politique des activistes du mouvement des Indigènes de la République (fondé au début de 2005). Dans l’espace « islamo-gauchiste », il faut donc pointer l’islamisme à visage féministe ou antiraciste. Le Collectif contre l’islamophobie en France (CCIF), créé par des islamistes, se présente comme une « association antiraciste » prétendant lutter contre le « racisme antimusulman ».  C’est ainsi, plus généralement, qu’un pseudo-antiracisme importé des campus étatsuniens, représentant une nouvelle forme de racialisme militant désignant « les Blancs » comme les seuls racistes, est devenu à la fois un moyen d’intimidation et un puissant instrument de mobilisation, principalement d’une partie de la jeunesse, endoctrinée sur les réseaux sociaux.

Les querelles de mots ne doivent pas nous empêcher de voir la dure réalité, surtout lorsqu’elle contredit nos attentes ou heurte nos partis pris.

 

* Dernier livre paru, le 14 octobre 2020 : L’Imposture décoloniale. Science imaginaire et pseudo-antiracisme (Éditions de l’Observatoire).

 

Voir aussi :

Christophe Bourseiller : « le complotisme, un symptôme de l’extrémisation de la société »

 

(Ce texte a été complété et enrichi de plusieurs passages puis mis à jour le 27/10/2020 à 17h40.)

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à propos de l'auteur
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Pierre-André Taguieff
Philosophe, politiste et historien des idées, directeur de recherche au CNRS, Pierre-André Taguieff a publié de très nombreux travaux sur le conspirationnisme et l'antisémitisme. On peut citer notamment La Foire aux « Illuminés ». Ésotérisme, théorie du complot, extrémisme (Fayard/Mille et une nuits, 2005), Court Traité de complotologie (Fayard/Mille et une nuits, 2013), Criminaliser les Juifs. Le mythe du “meurtre rituel” et ses avatars (éditions Hermann, 2020) ou encore Théories du complot : populisme et complotisme (Entremises éditions, 2023).
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