De nombreuses personnalités accusées de violences sexuelles ont opté pour le complotisme comme instrument de défense médiatico-judiciaire. Décryptage.
L'artillerie lourde. Fin septembre, Tariq Ramadan lançait les premières salves de sa contre-offensive. Définitivement condamné pour viol et contrainte sexuelle par un Tribunal fédéral suisse cet été, le théologien avait organisé une conférence de presse au cabinet de son avocat, Me Pascal-Pierre Garbarini. L'objectif ? Révéler de nouvelles expertises, notamment en stylométrie ou en linguistique, de nature à démontrer son innocence. Des éléments qui « bouleversent ce dossier » assure la robe noire. Tariq Ramadan espère ainsi pouvoir déposer une demande de révision de jugement auprès de la justice helvétique mais également balayer les accusations qui le visent en France. En effet, le prédicateur islamiste doit être jugé en mars prochain pour des viols sur trois femmes.
Le regard sombre, l'homme de 63 ans ne s'est pas contenté de nier les faits. À en croire ses dires et ceux de l'armada d'experts et d'avocats qui l'entourent, il serait la victime d'un « plan », d'un « dessein » machiavélique, d'un « projet » destiné à lui nuire : bref, d'un grand complot ! « Des personnes ont prémédité ces pièges », assure-t-il, réprimant un sanglot. Ce véritable « traquenard » aurait été fomenté par les différentes plaignantes mais aussi, entre autres, par l'essayiste Caroline Fourest ou le paparazzi franco-israélien Jean-Claude Elfassi. C'est d'ailleurs en direction de l’État hébreu et des « réseaux pro-israéliens » que les soutiens de Tariq Ramadan concentrent leurs attaques.
Condamné pour viol en Suisse, l'islamologue continue de crier à la manipulation dans une vidéo aux accents ouvertement conspirationnistes ⤵️ pic.twitter.com/7686CbBDrs
— Conspiracy Watch (@conspiration) September 30, 2025
Tariq Ramadan est loin d'innover. Au contraire. Depuis les premières accusations le concernant, le prédicateur martèle qu'il serait victime d'une alliance concertée entre des femmes déçues d'avoir été éconduites et ses « adversaires idéologiques » déterminés à le faire tomber. En 2017, Yamin Makri, cofondateur de l’Union des jeunes musulmans, un mouvement proche de Ramadan, dénonçait un « complot sioniste international » visant l'intellectuel. Un texte relayé par Hani Ramadan, directeur du Centre islamique de Genève et frère de Tariq. L’agence de presse officielle de la Turquie, Anadolu Agency, évoquait de son côté une « conspiration complotée contre Tariq Ramadan avec des motivations explicitement anti-musulmanes » digne de l'Affaire Dreyfus. En 2021, rebelote. L'islamologue reçoit le soutien inattendu d'Eric Zemmour. Dans son livre La France n’a pas dit son dernier mot (Rubempré, 2021), le futur candidat à l'élection présidentielle consacre un chapitre à son « frère ennemi », qu'il estime victime d'un « piège » tendu, cette fois, par des « féministes ».
Cette rhétorique, Tariq Ramadan n'est pas le seul à l'avoir éprouvée. Difficile de ne pas penser aux « zones d'ombres », au « piège » et au « complot » évoqués par Dominique Strauss-Kahn lors de sa première interview suivant l'épisode de l'affaire du Sofitel de New York en 2011. Ou, plus récemment, aux paroles de l'animateur Sébastien Cauet dénonçant les « faux témoignages » et le « complot » montés contre lui, après le dépôt d'une cinquième plainte l'accusant d'agression sexuelle et de viol début 2024. Une défense de rupture médiatico-judiciaire devenue récurrente et désormais poussée à l'extrême par certaines personnalités proches de la complosphère et accusées de violences sexuelles.
Retour en 2016. Le 7 octobre, en pleine campagne pour les élections présidentielles américaines, le Washington Post diffuse une vidéo datant de 2005 dans laquelle on peut entendre une discussion entre Donald Trump et le présentateur Billy Bush. Le futur président des États-Unis fait alors référence à la mannequin Arianne Zucker et déclare : « Je ferais mieux de prendre des Tic Tac au cas où je l'embrasserais. Tu sais que je suis automatiquement attiré par les belles femmes... Je les embrasse comme ça. C'est comme un aimant. [...] Je n'attends même pas. Et quand on est une star, on te laisse faire. On peut tout faire... Les attraper par la chatte. On peut tout faire. »
Ces propos suscitent une vague d'indignations. Quelques jours plus tard, de nombreux témoignages de femmes accusant Trump d'attitudes déplacées ou d'agressions sexuelles sont divulgués dans la presse. La réponse du candidat républicain ne se fait pas attendre. Redoublant de violence, il dénonce un « vaste complot » orchestré par le camp démocrate, Hillary Clinton, « l'establishment politique » ou « les sociétés financières et médiatiques ». « Quiconque conteste leur emprise est considéré comme sexiste, raciste, xénophobe et moralement dérangé. Ils vous attaqueront, vous calomnieront, chercheront à détruire votre carrière et votre famille, ils chercheront à détruire tout ce qui vous concerne, y compris votre réputation. Ils mentiront, mentiront, mentiront encore, et encore pire encore », martèle-t-il dans un discours d'un complotisme exacerbé. Cette campagne médiatique serait d'ailleurs la preuve, selon lui, que « toute cette élection est truquée ». Moins de trois semaines plus tard, pourtant, il devient le 45ème président des États-Unis.
Plus récemment, des influenceurs complotistes accusés de violences sexuelles se sont largement inspirés du président américain pour constituer leur ligne de défense, à l'instar du masculiniste Andrew Tate. Depuis 2015, il fait l'objet d'accusations de viols. Installé en Roumanie, le trentenaire est arrêté avec son frère Tristan fin 2022 et accusé d'avoir manipulé des jeunes femmes afin de les forcer à tourner dans des films pornographiques. Il est alors mis en examen pour « organisation d’un groupe criminel, trafic d’êtres humains et viols ». À la même période, son compte est rétabli sur X après son rachat par Elon Musk (il avait été banni en août 2022 après avoir publié des tweets affirmant que les femmes violées portaient une « part de responsabilité »). C'est sur cette plateforme que le trentenaire s'époumone à dénoncer le complot dont il ferait l'objet. « Quiconque a le pouvoir de nuire à leur emprise sur l'esprit des esclaves [est accusé de] "COMPORTEMENT SEXUEL INAPPROPRIÉ". C'est évident et tout le monde sait que c'est faux. Mais les gens VEULENT détester ceux qui réussissent mieux qu'eux, alors ils font semblant de croire que c'est vrai » écrit-il par exemple en janvier 2025.
Ce discours fait mouche auprès de sa base. Comme le souligne le Guardian, Andrew Tate a multiplié les propos « prophétiques » expliquant qu'il allait être censuré et persécuté pour avoir contesté la « vérité officielle », c'est-à-dire celle de « la Matrice ». Pour ses plus fervents adeptes, son arrestation n'est donc pas une source d'inquiétude, mais renforce plutôt la crédibilité de l'influenceur.
Une trajectoire à mettre en parallèle avec celle de Russell Brand. Le comédien, humoriste et animateur britannique, habitué des polémiques, débute sur Internet en 2014. À la faveur de la pandémie de Covid-19, il relance une carrière déclinante en propageant de multiples théories du complot. Très vite, il s'impose comme l'un des mastodontes du milieu, cumulant des millions d'abonnés sur les différentes plateformes. En 2023, le trublion est accusé par quatre femmes. La police ouvre une enquête et Russell Brand est finalement mis en examen en mai 2025 pour viol, agressions sexuelles et attentat à la pudeur. S'il reconnaît avoir été « un toxicomane », un « accro au sexe » et « un imbécile », l'ex-mari de la popstar Katy Perry nie les faits. Il évoque également une « machination obscure » qui aurait été mise en place pour lui nuire, déplorant que la loi soit devenue « une arme » et estime avoir été victime d'une « attaque coordonnée ». Sur Rumble, Russell Brand assure que « les médias, le gouvernement et le pouvoir judiciaire » tentent de trouver « des moyens [de] l'attaquer et de [le] faire taire ». La raison ? Il serait devenu « gênant »...
Le jour de sa comparution, l'acteur a reçu l'appui de l'animateur complotiste Tucker Carlson qui a soutenu que Russell Brand, après avoir « critiqué le gouvernement pour avoir utilisé la Covid afin de transformer le Royaume-Uni en un État totalitaire », était devenu la cible d'accusations « manifestement politiques et absurdes » et « n'avait aucune chance d'obtenir un procès équitable, car la Grande-Bretagne n'est plus un pays libre ». L'ex-présentateur vedette de Fox News a également imploré Donald Trump d'intervenir en faveur du présumé violeur. Une supplique qui a déjà fait ses preuves. Rappelons qu'en février dernier, la Maison Blanche a vraisemblablement fait pression sur le gouvernement roumain pour extrader, vers la Floride, Andrew Tate et son frère, alors sous le coup d'une interdiction de sortie de territoire.
À l'instar de l'influenceur masculiniste et ancien champion de kickboxing, l'image de Russell Brand s'est peu détériorée auprès de ses followers. En devenant l'un des propagateurs les plus zélés du complotisme outre-Manche, le comédien s'est au contraire construit une communauté de fidèles, hermétique à toute critique, persuadée qu'il lutte contre un système qui souhaite l'abattre, et résolue à le défendre contre vents et marées. « Il est très présent dans les médias grand public ; il a justement une chaîne YouTube où il parle de théories du complot à un public qui s'y intéresse avec enthousiasme. Ça peut paraître cynique, mais je pense qu'il s'est construit un public pour des années, un public qui allait ensuite se méfier de toute publication exprimant des allégations. Il savait que cela allait arriver depuis longtemps » soulignait d'ailleurs, en 2023, l'une des accusatrices.
La formule est simple et diablement efficace : devancer les accusations de violences sexuelles en bâtissant une image de « lanceur d'alertes », « d'homme à abattre », de personnalité « anti-système », quitte à user d'une rhétorique complotiste ; marteler que ledit « système » vous veut du mal, qu'il cherche par tous les moyens à vous nuire ; accueillir les révélations par un tonitruant : « Je vous l'avais bien dit ! », puis répéter, ad nauseam.
En France, un homme semble avoir fait de cette méthode une véritable marque de fabrique. Nous sommes en mars 2021. Le très polémique Juan Branco publie un énième essai chez Michel Lafon. Son titre : Abattre l'ennemi. Dans ce brûlot, celui qui se présente comme l’« avocat des Gilets jaunes » revient sur le cas de son idole, Julian Assange. En 2010, le lanceur d'alertes australien est suspecté par la justice suédoise d'avoir violé deux femmes. Faute d’éléments suffisants après le temps écoulé, les poursuites sont abandonnées en 2019 bien que le récit de la plaignante ait été jugé crédible. Entre-temps, le fondateur de Wikileaks a estimé faire l'objet d'une machination orchestrée par les États-Unis, qualifiant la Suède de « satrapie américaine ».
Juan Branco est du même avis. Dans son livre, il ne tarit pas d'éloges sur le parcours d'Assange, « accusé d’une agression sexuelle qui n’avait jamais existé, objet de toutes les rumeurs jusqu’à ce que, quand il eut été détenu en une prison de haute sécurité, l’on décidât que l’entreprise de destruction réputationnelle pouvait cesser ». Dans le même paragraphe, « l'ange noir de Saint-Germain des Près » déplore le sort de ces personnalités ayant vu « leurs vies détruites par le rouleau compresseur d’un appareil politico médiatique s’étant défait de ses limites, et n’ayant plus d’autre objectif que d’écraser, littéralement, quiconque oserait contre l’existant se lever ». Et conclut, inspiré :
« Je pensais à ce qui m’arriverait à mon tour, et à ce que l’on m’annonçait, si je continuais. C’était bien leur vision du monde, que de tuer l’idée en abattant le corps [...]. Le mouvement est toujours le même : isoler, décrédibiliser, puis, s’il le faut, salir le corps en le rendant coupable d’on ne sait quelle transgression, et enfin l’entraver, afin d’étrangler l’idée naissante qui menace de s’y incarner, faisant vriller l’homme qui aura dit la vérité pour l’étouffer. »
Hasard du calendrier, le 30 avril 2021 – soit quelques semaines après la publication d'Abattre l'ennemi –, la presse révèle qu'une jeune femme a déposé une main courante contre Juan Branco. Elle l'accuse de lui avoir imposé un rapport sexuel après qu’ils aient consommé de la Lamaline (un opiacé), lors d’une soirée. En juin, Médiapart diffuse (dans une enquête débutée en 2019 !) les témoignages de plusieurs femmes qui dénoncent le comportement de l'avocat. Juan Branco est finalement mis en examen pour viol en novembre. Depuis, sa défense est aussi prévisible que virulente. Estimant « être un ennemi d’État qui se fait mettre en examen pour un viol au codoliprane [la Lamaline – ndlr] », il multiplie les allusions à un complot tramé contre sa personne ou fustige une justice « au-delà de la pourriture ». Et s'interroge : « Qui orchestrait ? »
Le 12 décembre 2024, c'est au tour de Libération de présenter les témoignages de quatre femmes accusant Juan Branco de violences sexuelles prétendument commises entre 2017 et 2019. Deux jours auparavant, l’avocat déclarait être candidat à la présidentielle de 2027 et se fendait d'un violent monologue sur les affaires qui le visent. « Ils me veulent mort, vocifère-t-il. Jamais une telle agglomération de pouvoirs ne s’était, en France, réunie pour abattre un avocat. » Un « timing […] troublant » selon les journalistes et auteurs de l'enquête, qui précisent avoir envoyé leurs questions... la veille de cette annonce. Peu de temps après la publication de l'article, Juan Branco assure qu'« à peine l’hypothèse d’une candidature [à la présidentielle] énoncée », Libération aurait été « activé », au même titre que certaines personnalités comme notre collaborateur Tristan Mendès France, pour tenter de lui « mordre les mollets ». Dans un autre post, le polémiste déplore « l’instrumentalisation de la lutte contre les violences sexuelles à des fins de pouvoir », destinée à « servir des intérêts », avec la compromission d'une justice « laide et aberrante » qui ne sert qu'à « détruire des victimes ou des faux accusés ».
Dans sa croisade personnelle, Juan Branco et ses soutiens n'hésitent pas à jeter l'opprobre sur le mouvement MeToo ou sur certaines victimes de violences sexuelles. Sur le compte X de Aurores, le pseudo-projet politique lancé par l'avocat, on fustige la « folie » dans laquelle serait tombée la justice et la société françaises dans le cadre de l'affaire Gérard Depardieu. L'acteur, reconnu coupable d'agression sexuelle, y est décrit comme la victime d'une « machine à détruire des innocents ». L'été dernier, le même compte dénonçait « l'escroquerie Pélicot » en la qualifiant « d'une des plus grandes opérations de propagande à l'échelle mondiale ». Pour rappel, Gisèle Pélicot a été violée pendant près de dix ans par au moins une cinquantaine d’hommes après que son mari l’a droguée.
À ce stade, précisons que la plupart des personnalités mentionnées dans cet article demeurent présumées innocentes et que des accusations infamantes peuvent être utilisées pour faire taire des opposants, en particulier dans des pays où la justice est soumise au pouvoir politique et où le droit à un procès juste et équitable n’est pas garanti.
Reste que Donald Trump, Andrew Tate, Russel Brand, Juan Branco ou Tariq Ramadan sont loin d'avoir été discrédités par ces accusations. La plupart en ont profité pour renforcer leur communauté, dénonçant - au choix - une machination « sioniste » ou un complot « féministe », orchestrés de concert par la justice, les médias, ou de sombres réseaux financiers et politiques. Surtout, ces hommes n'ont cessé de se défendre entre eux. Donald Trump a contribué à faire extrader Andrew Tate de Roumanie, tandis que ce dernier a pris sa défense, ainsi que celle de Julian Assange et Russel Brand, sur les réseaux sociaux : « Soi-disant, Donald Trump est un violeur. […] Soi-disant, Russel Brand est un violeur. Soi-disant, je suis un violeur. Soi-disant, Julian Assange est un violeur. Etc.Tout ça, c'est des conneries, et ça ne s'arrêtera pas tant qu'on ne tiendra pas tête à la mafia et qu'on ne leur dira pas d'aller se faire foutre. »
Dès 2017, Juan Branco expliquait quant à lui ne s'être « jamais intéressé à Tariq Ramadan » mais regrettait que « de telles méthodes soient utilisées contre quiconque ». Deux ans plus tard, en 2019, le prédicateur lui renvoie l'ascenseur. Des échanges de bons procédés, en somme.
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