Conspiracy Watch | l'Observatoire du conspirationnisme
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Un totalitarisme exemplaire

Publié par Paul J. Memmi26 août 2020

Bill Gates, « QAnon », « Nouvel Ordre Mondial »... : ces épouvantails brandis à longueur de temps par les complotistes ont aussi pour effet de faire passer au second plan les menaces réelles que font peser les régimes dictatoriaux sur les libertés publiques. Le régime communiste chinois développe depuis des années des systèmes de surveillance numérique d'une efficacité redoutable pour contrôler la population. « Xi Jinping is watching you » – et cette fois-ci, nous dit Paul Memmi, ce n'est pas une théorie du complot !

Montage Conspiracy Watch (crédits : CNN Türk / Twitter).

À Pékin, au nord-ouest de la Cité interdite, l’Académie chinoise des Sciences abrite un élégant bâtiment bleu argenté entouré de mâts à caméras, c’est l’Institut d’Automation, fleuron de la Chine en matière de Recherche & Développement dans les domaines de l’intelligence artificielle (IA), de la biométrie ou de la synthèse vocale.

Si les chercheurs y vont à la cool en shorts et baskets, AirPods vissés aux oreilles, les murs s’affichent de Mao, de Deng Xiaoping et, en plus grand encore, de Xi Jinping, celui qui a fixé son cap à l’institut : la suprématie chinoise en matière d'IA dès 2030.

Cet objectif a un versant sinistre, car Xi attend du numérique un contrôle sociopolitique total –totalitaire au sens d’Arendt, c’est-à-dire s’exerçant jusque dans les sphères privées et intimes. Yuval Noah Harari a montré comment la high-tech pouvait favoriser la tyrannie. Loin de toute dystopie de science-fiction, la République populaire de Chine serait-elle réellement en train d’expérimenter un totalitarisme numérique inédit dans l’Histoire, et ce, à l’échelle de tout un peuple, les Ouïgours ? Telle est la terrifiante question que pose l’enquête que Ross Andersen publie dans The Atlantic.

La Chine est couverte de centaines de millions de caméras de surveillance. À terme, aucun espace public n’est censé leur échapper. Sortir de chez soi, c’est être instantanément identifié au moyen d'une IA traitant un océan de données personnelles, y compris les communications privées ou le génome individuel, ressources qui seront bientôt croisées avec l’historique des déplacements, voyages, contacts privés ou professionnels, lectures ou achats de tout individu. Les informations collectées sont analysées pour prévenir toute « menace à la sécurité. » Le Parti communiste chinois vise une mainmise politique sans précédent sur près de 20% des habitants de cette planète.

Au début de l'épidémie de Covid-19, les citoyens chinois ont été soumis à une notation des risques : un algorithme leur attribuait une couleur – vert, jaune ou rouge – qui leur ouvrait ou leur interdisait l’accès à certains bâtiments ou zones. De tels codes servent déjà à marquer politiquement les individus dans le Xinjiang, région autonome du nord-ouest de la Chine, où plus d'un million (sur 12 millions en Chine) de Ouïgours musulmans sont détenus dans des camps de rééducation – ce qui constitue le plus grand internement de masse du XXIe siècle.

Le PC chinois se méfie depuis longtemps de la religion, et pas seulement par héritage marxiste. En 1850, Hong Xiuquan, un mystique converti par des missionnaires occidentaux, déclencha la Révolte des Taiping qui dura 15 ans et fit près de 30 millions de morts. Dans la Chine actuelle, toute religion concurrente de la doctrine marxiste-léniniste imposée par le parti unique est soit vassalisée, soit éradiquée.

En 2009, après des décennies de discrimination et de confiscation des terres, les Ouïgours de Chine ont organisé des manifestations de masse. Certains éléments radicaux ont commis des attentats-suicide contre les forces de l'ordre. En 2014, Xi a ordonné aux autorités régionales du Xinjiang de détruire leurs mosquées et de raser leurs habitations.

« Virus idéologiques »

Les Ouïgours qui ont échappé aux camps sont aujourd’hui la population la plus surveillée au monde. Certes, cette surveillance n’est pas qu’immatérielle : elle a pour corollaire l’installation, par le gouvernement central, de milliers de « grands frères et de grandes sœurs » de l’ethnie dominante, les Hans, venus recoloniser les anciennes villes de la route de la soie du Xinjiang. Pour accélérer l’assimilation des Ouïgours, ils partagent leur logement, voire abusent de leurs épouses. Certaines femmes sont contraintes à l’avortement, quand on ne leur impose pas la stérilisation définitive.  La police arrache les enfants non autorisés à leurs parents, lesquels sont alors placés en détention. Ces mesures ont provoqué en trois ans une chute de plus de 60% du taux de natalité dans certaines parties du territoire autonome.

Pendant ce temps, des capteurs reliés aux centres d’IA sont partout actifs, y compris dans les sacs à main ou les poches des pantalons. La police oblige à télécharger des applications-espion qui chassent jour et nuit les « virus idéologiques », analysent les messageries à la recherche d’extraits du Coran et recherchent les mots en arabe jusque dans les fichiers d’images.

Les Ouïgours ne peuvent y échapper, car l’usage de messageries cryptées ou de VPN (un système destiné à naviguer de manière sécurisée ainsi qu'à brouiller les pistes) est interdit. Tout comme le sont certains achats non conformes (tapis de prière) ou la copie de livres musulmans, le téléchargement de sermons ou les dons aux mosquées.

La police vérifie les téléphones aux innombrables points de contrôle, et fait défiler l’historique des communications. Le moindre contact, même indirect, avec quelqu’un qui aurait pénétré dans une mosquée peut coûter la détention. Se tenir à l'écart des réseaux sociaux n'est pas une meilleure solution, car l'inactivité numérique elle-même éveille les soupçons. La police note tout écart de comportement, voire tout comportement : qu’on ait quitté la maison par la porte arrière plutôt que par devant, qu’on passe moins de temps à parler à ses voisins, qu’on consomme davantage d’électricité, possible indice de la présence d’un clandestin…

Images d'un drone survolant une gare de triage lors d'un transfert de détenus ouïghours au Xinjiang en août 2018 (source : Twitter).

Les Ouïgours sont survolés par des drones à forme d’oiseaux, et cernés par des centaines de milliers de caméras de surveillance. Les images sont traitées par des algorithmes faisant correspondre aux visages les clichés pris par la police lors des « contrôles sanitaires » durant lesquels sont recueillies d’autres données sur les corps ouïgours : taille, formule sanguine, empreinte vocale, identification ADN. Certains Ouïgours ont même été livrés à des expériences afin de repérer génétiquement la forme prétendument caractéristique de leur menton et de leurs oreilles.

Le système enregistre toute sortie des quartiers de résidence, tout passage dans les banques, les parcs ou les écoles. Aux stations-essence, un système de reconnaissance faciale identifie les conducteurs, propriétaires ou non du véhicule. En sortie de ville, ils sont obligés de descendre de voiture afin que leur visage et leur carte d'identité soient encore une fois scannés.

Nombre d’Ouïgours se sont fait confisquer leur passeport. Ceux qu’on autorise à voyager doivent rentrer rapidement, sinon la police s’en prend à leurs proches. Pour complaire à la Chine, les pays qui lui sont obligés, même musulmans comme l'Égypte, arrêtent et renvoient les Ouïgours vers leur prison en plein air du Xinjiang.

Panoptique numérique

Dirigeant des organisations parmi les plus complexes du monde, les empereurs chinois ont tôt compris la relation entre flux d'information et pouvoir, ainsi que l’importance du contrôle des populations. Au XIe siècle, un empereur Song constata que les élégantes villes fortifiées de Chine étaient trop distantes et nombreuses pour être surveillées depuis Pékin, il chargea donc leurs habitants de se surveiller mutuellement. Tchang Kaï-chek se soutint de cette ancienne tradition pour débusquer les communistes. Mao acheva d’ériger la délation en système national en quadrillant les villes en autant de cases où les espions locaux gardaient un « œil attentif » sur les comportements contre-révolutionnaires. Face à la Covid-19, les réseaux sociaux chinois mirent en place des hot lines pour que chacun signale un voisin qui cacherait ses symptômes.

« Œil attentif » : c’est sciemment que Xi nomme ainsi les caméras de surveillance qui couvriront bientôt toute la Chine. Avec l'IA, il n’a plus besoin du vaste réseau de délateurs nécessaire à Mao. Il lui suffit de pouvoir compter sur les meilleures start-ups chinoises en IA – SenseTime, CloudWalk, Megvii, Hikvision, iFlytek ou Meiya Pico. Quant aux Ouïgours du Xinjiang, seraient-ils sa population test ?

Xi utiliserait-il le Xinjiang comme un laboratoire pour perfectionner les capacités sensorielles et analytiques de son Panoptique numérique, avant d’y soumettre tout son pays ? Après le « génocide exemplaire » (Jean Carzou) de la Turquie contre les Arméniens, s’agirait-il là, pour l’exemple et à l’échelle d’un peuple tout entier, les Ouïgours, d’un totalitarisme numérique voué à être étendu à la Chine tout entière ?

On est porté à le croire quand on sait que la CETC, société d'État qui, pour une grande part, a mis le Xinjiang sous surveillance, se targue à présent d’investir le Zhejiang, le Guangdong et sa métropole de Shenzhen. Ces nouveaux chantiers, destinés, selon CETC, à doter « de bases solides un déploiement national », ne représentent qu'une partie du méga-réseau de surveillance en voie de constitution.

Toutes les données sont horodatées, géolocalisées. Et parce qu'une récente loi oblige à scanner le visage de tout nouveau client en téléphonie mobile, elles sont désormais associées aux images corporelles. SenseTime, co-concepteur du système de surveillance du Xinjiang, s'est récemment vanté que son logiciel identifiait les personnes portant des masques, ce que Hanwang Technology, affirme réussir dans 95 % des cas. Notons que dans les campagnes, ceux qui n’ont pas de mobile font la queue pour se faire scanner le visage en échange d’une batterie de cuisine.

Encore récemment, on doutait que la Chine puisse intégrer tant d’information. Mais en 2018, un hacker a piraté un programme étatique de reconnaissance faciale qui synthétisait un nombre imprévu de flux. Il profilait les Ouïgours selon leurs « traits ethniques », distinguait les yeux ou les bouches ouvertes, les sourires, faisait abstraction des barbes, des lunettes de soleil, enregistrait la date, l'heure et les numéros de série de tout smartphone Wi-Fi passant à portée de chacun. Le programme était l’œuvre de City Brain, un important vecteur de l’IA chinoise, contrôlé et hébergé par la plateforme marchande Alibaba pour le compte de l’État.

Comme son nom l’indique, City Brain synthétise les flux de données provenant d'une multitude de capteurs répartis dans un environnement urbain. Il offre bien des progrès, comme le meilleur chronométrage des feux grâce au comptage des voitures, ou de la cadence des métros par celui des voyageurs. De même, la collecte des déchets est optimisée grâce aux capteurs équipant les poubelles. City Brain peut être paramétré pour retrouver les enfants perdus, ou les bagages abandonnés par des touristes ou des terroristes. Il peut repérer les vagabonds, les sans-abris ou… les émeutiers. Toute personne en danger peut se signaler à ses caméras, et la police accourt.

Interface du système ET City Brain sur la ville chinoise de Hangzhou (source : Alibaba Cloud).

Un système de type City Brain a une capacité de traitement potentiellement illimitée. En plus des images des 2 millions de caméras installées par China Tower avec SenseTime, City Brain peut absorber celles des caméras équipant les réverbères, les magasins, les sonnettes de porte, les véhicules automatisés et, bien sûr, les uniformes des forces de l’ordre. Et ce qui vaut pour les images, vaut pour les sons, captés par toutes sortes d’objets connectés qui prennent le relais dans les endroits aveugles. Les individus sont reconnus par leur empreinte vocale et leurs paroles sont analysées par des algorithmes policiers.

Ainsi, se profile un modèle matriciel de la ville mis à jour à la seconde près. Quiconque n’y serait pas immédiatement identifié deviendrait suspect.

À ce jour, la Chine n’est pas encore à même d’intégrer l’ensemble des données personnelles de ses habitants, mais l’expérience du Xinjiang la fait progresser à grands pas. Et depuis 2015, Xi a rendu obligatoire l’intégration civilo-militaire des R&D touchant aux secteurs stratégiques, et de l’IA au premier chef.

Le gouvernement disposera bientôt d'un profilage de ses 1,5 milliard de citoyens. À chacun sera associé en temps réel un crédit politique variant avec le risque qu’il représente pour le Parti, et comparable au crédit social de Sesame Credit, une autre filiale d’Alibaba, où l’on perd ses droits élémentaires (santé, fiscalité, justice) si l’on a déplu – les erreurs de calcul étant tolérées car, au final, elles poussent à l’autodiscipline.

La Chine est le cadre idéal pour expérimenter cette surveillance policière totale. Sa population est ultra-majoritairement connectée, équipée de plus d'un milliard de smartphones, tous dotés de capteurs sophistiqués. Chacun d'eux enregistre les requêtes des moteurs de recherche, les sites visités, les paiements effectués.

Son système de surveillance perfectionné chez elle, la Chine l’exporte clés en mains chez les dictateurs qui sévissent le long des si habilement nommées « routes de la Soie. »

Elle s'est récemment lancée dans de colossaux projets d'infrastructure pour ouvrir ces fameuses « routes » : mégapoles, ports, barrages, liaisons routières et ferroviaires à grande vitesse. Mais ces réalisations ne remodèleront pas l'Histoire comme son infrastructure numérique, laquelle pourrait modifier l'équilibre des pouvoirs entre l'individu et l'État dans le monde entier.

L'émergence d'un Bloc dirigé par la Chine et doté de ses capacités en IA pourrait faire dérailler l’histoire mondiale en privant des milliards d'individus de toute liberté politique effective. Il ne s’agit pas là d’un complot mondial, mais d’une politique mondiale constante, quoique clairement proclamée il n’y a que quelques mois.

On l’a constaté avec la Covid-19, la Chine n’hésite pas à inventer des théories du complot, mais le danger que représentent ses capacités en matière de surveillance des populations est bien réel. Seuls les Chinois eux-mêmes peuvent l’écarter. Quant aux démocraties, qui, elles, soumettent l’IA au contrôle démocratique et à des instances de pouvoir séparées, elles doivent impérativement conserver l’avantage technologique. Car la surpuissance de l’intelligence artificielle change immédiatement toute dictature contemporaine en système totalitaire.

 

Voir aussi :

Antoine Bondaz : « Pékin veut faire oublier la censure et la répression associées à la gestion de la crise »

Un rapport constate un déferlement de racisme anti-chinois sur les réseaux sociaux

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Montage Conspiracy Watch (crédits : CNN Türk / Twitter).

À Pékin, au nord-ouest de la Cité interdite, l’Académie chinoise des Sciences abrite un élégant bâtiment bleu argenté entouré de mâts à caméras, c’est l’Institut d’Automation, fleuron de la Chine en matière de Recherche & Développement dans les domaines de l’intelligence artificielle (IA), de la biométrie ou de la synthèse vocale.

Si les chercheurs y vont à la cool en shorts et baskets, AirPods vissés aux oreilles, les murs s’affichent de Mao, de Deng Xiaoping et, en plus grand encore, de Xi Jinping, celui qui a fixé son cap à l’institut : la suprématie chinoise en matière d'IA dès 2030.

Cet objectif a un versant sinistre, car Xi attend du numérique un contrôle sociopolitique total –totalitaire au sens d’Arendt, c’est-à-dire s’exerçant jusque dans les sphères privées et intimes. Yuval Noah Harari a montré comment la high-tech pouvait favoriser la tyrannie. Loin de toute dystopie de science-fiction, la République populaire de Chine serait-elle réellement en train d’expérimenter un totalitarisme numérique inédit dans l’Histoire, et ce, à l’échelle de tout un peuple, les Ouïgours ? Telle est la terrifiante question que pose l’enquête que Ross Andersen publie dans The Atlantic.

La Chine est couverte de centaines de millions de caméras de surveillance. À terme, aucun espace public n’est censé leur échapper. Sortir de chez soi, c’est être instantanément identifié au moyen d'une IA traitant un océan de données personnelles, y compris les communications privées ou le génome individuel, ressources qui seront bientôt croisées avec l’historique des déplacements, voyages, contacts privés ou professionnels, lectures ou achats de tout individu. Les informations collectées sont analysées pour prévenir toute « menace à la sécurité. » Le Parti communiste chinois vise une mainmise politique sans précédent sur près de 20% des habitants de cette planète.

Au début de l'épidémie de Covid-19, les citoyens chinois ont été soumis à une notation des risques : un algorithme leur attribuait une couleur – vert, jaune ou rouge – qui leur ouvrait ou leur interdisait l’accès à certains bâtiments ou zones. De tels codes servent déjà à marquer politiquement les individus dans le Xinjiang, région autonome du nord-ouest de la Chine, où plus d'un million (sur 12 millions en Chine) de Ouïgours musulmans sont détenus dans des camps de rééducation – ce qui constitue le plus grand internement de masse du XXIe siècle.

Le PC chinois se méfie depuis longtemps de la religion, et pas seulement par héritage marxiste. En 1850, Hong Xiuquan, un mystique converti par des missionnaires occidentaux, déclencha la Révolte des Taiping qui dura 15 ans et fit près de 30 millions de morts. Dans la Chine actuelle, toute religion concurrente de la doctrine marxiste-léniniste imposée par le parti unique est soit vassalisée, soit éradiquée.

En 2009, après des décennies de discrimination et de confiscation des terres, les Ouïgours de Chine ont organisé des manifestations de masse. Certains éléments radicaux ont commis des attentats-suicide contre les forces de l'ordre. En 2014, Xi a ordonné aux autorités régionales du Xinjiang de détruire leurs mosquées et de raser leurs habitations.

« Virus idéologiques »

Les Ouïgours qui ont échappé aux camps sont aujourd’hui la population la plus surveillée au monde. Certes, cette surveillance n’est pas qu’immatérielle : elle a pour corollaire l’installation, par le gouvernement central, de milliers de « grands frères et de grandes sœurs » de l’ethnie dominante, les Hans, venus recoloniser les anciennes villes de la route de la soie du Xinjiang. Pour accélérer l’assimilation des Ouïgours, ils partagent leur logement, voire abusent de leurs épouses. Certaines femmes sont contraintes à l’avortement, quand on ne leur impose pas la stérilisation définitive.  La police arrache les enfants non autorisés à leurs parents, lesquels sont alors placés en détention. Ces mesures ont provoqué en trois ans une chute de plus de 60% du taux de natalité dans certaines parties du territoire autonome.

Pendant ce temps, des capteurs reliés aux centres d’IA sont partout actifs, y compris dans les sacs à main ou les poches des pantalons. La police oblige à télécharger des applications-espion qui chassent jour et nuit les « virus idéologiques », analysent les messageries à la recherche d’extraits du Coran et recherchent les mots en arabe jusque dans les fichiers d’images.

Les Ouïgours ne peuvent y échapper, car l’usage de messageries cryptées ou de VPN (un système destiné à naviguer de manière sécurisée ainsi qu'à brouiller les pistes) est interdit. Tout comme le sont certains achats non conformes (tapis de prière) ou la copie de livres musulmans, le téléchargement de sermons ou les dons aux mosquées.

La police vérifie les téléphones aux innombrables points de contrôle, et fait défiler l’historique des communications. Le moindre contact, même indirect, avec quelqu’un qui aurait pénétré dans une mosquée peut coûter la détention. Se tenir à l'écart des réseaux sociaux n'est pas une meilleure solution, car l'inactivité numérique elle-même éveille les soupçons. La police note tout écart de comportement, voire tout comportement : qu’on ait quitté la maison par la porte arrière plutôt que par devant, qu’on passe moins de temps à parler à ses voisins, qu’on consomme davantage d’électricité, possible indice de la présence d’un clandestin…

Images d'un drone survolant une gare de triage lors d'un transfert de détenus ouïghours au Xinjiang en août 2018 (source : Twitter).

Les Ouïgours sont survolés par des drones à forme d’oiseaux, et cernés par des centaines de milliers de caméras de surveillance. Les images sont traitées par des algorithmes faisant correspondre aux visages les clichés pris par la police lors des « contrôles sanitaires » durant lesquels sont recueillies d’autres données sur les corps ouïgours : taille, formule sanguine, empreinte vocale, identification ADN. Certains Ouïgours ont même été livrés à des expériences afin de repérer génétiquement la forme prétendument caractéristique de leur menton et de leurs oreilles.

Le système enregistre toute sortie des quartiers de résidence, tout passage dans les banques, les parcs ou les écoles. Aux stations-essence, un système de reconnaissance faciale identifie les conducteurs, propriétaires ou non du véhicule. En sortie de ville, ils sont obligés de descendre de voiture afin que leur visage et leur carte d'identité soient encore une fois scannés.

Nombre d’Ouïgours se sont fait confisquer leur passeport. Ceux qu’on autorise à voyager doivent rentrer rapidement, sinon la police s’en prend à leurs proches. Pour complaire à la Chine, les pays qui lui sont obligés, même musulmans comme l'Égypte, arrêtent et renvoient les Ouïgours vers leur prison en plein air du Xinjiang.

Panoptique numérique

Dirigeant des organisations parmi les plus complexes du monde, les empereurs chinois ont tôt compris la relation entre flux d'information et pouvoir, ainsi que l’importance du contrôle des populations. Au XIe siècle, un empereur Song constata que les élégantes villes fortifiées de Chine étaient trop distantes et nombreuses pour être surveillées depuis Pékin, il chargea donc leurs habitants de se surveiller mutuellement. Tchang Kaï-chek se soutint de cette ancienne tradition pour débusquer les communistes. Mao acheva d’ériger la délation en système national en quadrillant les villes en autant de cases où les espions locaux gardaient un « œil attentif » sur les comportements contre-révolutionnaires. Face à la Covid-19, les réseaux sociaux chinois mirent en place des hot lines pour que chacun signale un voisin qui cacherait ses symptômes.

« Œil attentif » : c’est sciemment que Xi nomme ainsi les caméras de surveillance qui couvriront bientôt toute la Chine. Avec l'IA, il n’a plus besoin du vaste réseau de délateurs nécessaire à Mao. Il lui suffit de pouvoir compter sur les meilleures start-ups chinoises en IA – SenseTime, CloudWalk, Megvii, Hikvision, iFlytek ou Meiya Pico. Quant aux Ouïgours du Xinjiang, seraient-ils sa population test ?

Xi utiliserait-il le Xinjiang comme un laboratoire pour perfectionner les capacités sensorielles et analytiques de son Panoptique numérique, avant d’y soumettre tout son pays ? Après le « génocide exemplaire » (Jean Carzou) de la Turquie contre les Arméniens, s’agirait-il là, pour l’exemple et à l’échelle d’un peuple tout entier, les Ouïgours, d’un totalitarisme numérique voué à être étendu à la Chine tout entière ?

On est porté à le croire quand on sait que la CETC, société d'État qui, pour une grande part, a mis le Xinjiang sous surveillance, se targue à présent d’investir le Zhejiang, le Guangdong et sa métropole de Shenzhen. Ces nouveaux chantiers, destinés, selon CETC, à doter « de bases solides un déploiement national », ne représentent qu'une partie du méga-réseau de surveillance en voie de constitution.

Toutes les données sont horodatées, géolocalisées. Et parce qu'une récente loi oblige à scanner le visage de tout nouveau client en téléphonie mobile, elles sont désormais associées aux images corporelles. SenseTime, co-concepteur du système de surveillance du Xinjiang, s'est récemment vanté que son logiciel identifiait les personnes portant des masques, ce que Hanwang Technology, affirme réussir dans 95 % des cas. Notons que dans les campagnes, ceux qui n’ont pas de mobile font la queue pour se faire scanner le visage en échange d’une batterie de cuisine.

Encore récemment, on doutait que la Chine puisse intégrer tant d’information. Mais en 2018, un hacker a piraté un programme étatique de reconnaissance faciale qui synthétisait un nombre imprévu de flux. Il profilait les Ouïgours selon leurs « traits ethniques », distinguait les yeux ou les bouches ouvertes, les sourires, faisait abstraction des barbes, des lunettes de soleil, enregistrait la date, l'heure et les numéros de série de tout smartphone Wi-Fi passant à portée de chacun. Le programme était l’œuvre de City Brain, un important vecteur de l’IA chinoise, contrôlé et hébergé par la plateforme marchande Alibaba pour le compte de l’État.

Comme son nom l’indique, City Brain synthétise les flux de données provenant d'une multitude de capteurs répartis dans un environnement urbain. Il offre bien des progrès, comme le meilleur chronométrage des feux grâce au comptage des voitures, ou de la cadence des métros par celui des voyageurs. De même, la collecte des déchets est optimisée grâce aux capteurs équipant les poubelles. City Brain peut être paramétré pour retrouver les enfants perdus, ou les bagages abandonnés par des touristes ou des terroristes. Il peut repérer les vagabonds, les sans-abris ou… les émeutiers. Toute personne en danger peut se signaler à ses caméras, et la police accourt.

Interface du système ET City Brain sur la ville chinoise de Hangzhou (source : Alibaba Cloud).

Un système de type City Brain a une capacité de traitement potentiellement illimitée. En plus des images des 2 millions de caméras installées par China Tower avec SenseTime, City Brain peut absorber celles des caméras équipant les réverbères, les magasins, les sonnettes de porte, les véhicules automatisés et, bien sûr, les uniformes des forces de l’ordre. Et ce qui vaut pour les images, vaut pour les sons, captés par toutes sortes d’objets connectés qui prennent le relais dans les endroits aveugles. Les individus sont reconnus par leur empreinte vocale et leurs paroles sont analysées par des algorithmes policiers.

Ainsi, se profile un modèle matriciel de la ville mis à jour à la seconde près. Quiconque n’y serait pas immédiatement identifié deviendrait suspect.

À ce jour, la Chine n’est pas encore à même d’intégrer l’ensemble des données personnelles de ses habitants, mais l’expérience du Xinjiang la fait progresser à grands pas. Et depuis 2015, Xi a rendu obligatoire l’intégration civilo-militaire des R&D touchant aux secteurs stratégiques, et de l’IA au premier chef.

Le gouvernement disposera bientôt d'un profilage de ses 1,5 milliard de citoyens. À chacun sera associé en temps réel un crédit politique variant avec le risque qu’il représente pour le Parti, et comparable au crédit social de Sesame Credit, une autre filiale d’Alibaba, où l’on perd ses droits élémentaires (santé, fiscalité, justice) si l’on a déplu – les erreurs de calcul étant tolérées car, au final, elles poussent à l’autodiscipline.

La Chine est le cadre idéal pour expérimenter cette surveillance policière totale. Sa population est ultra-majoritairement connectée, équipée de plus d'un milliard de smartphones, tous dotés de capteurs sophistiqués. Chacun d'eux enregistre les requêtes des moteurs de recherche, les sites visités, les paiements effectués.

Son système de surveillance perfectionné chez elle, la Chine l’exporte clés en mains chez les dictateurs qui sévissent le long des si habilement nommées « routes de la Soie. »

Elle s'est récemment lancée dans de colossaux projets d'infrastructure pour ouvrir ces fameuses « routes » : mégapoles, ports, barrages, liaisons routières et ferroviaires à grande vitesse. Mais ces réalisations ne remodèleront pas l'Histoire comme son infrastructure numérique, laquelle pourrait modifier l'équilibre des pouvoirs entre l'individu et l'État dans le monde entier.

L'émergence d'un Bloc dirigé par la Chine et doté de ses capacités en IA pourrait faire dérailler l’histoire mondiale en privant des milliards d'individus de toute liberté politique effective. Il ne s’agit pas là d’un complot mondial, mais d’une politique mondiale constante, quoique clairement proclamée il n’y a que quelques mois.

On l’a constaté avec la Covid-19, la Chine n’hésite pas à inventer des théories du complot, mais le danger que représentent ses capacités en matière de surveillance des populations est bien réel. Seuls les Chinois eux-mêmes peuvent l’écarter. Quant aux démocraties, qui, elles, soumettent l’IA au contrôle démocratique et à des instances de pouvoir séparées, elles doivent impérativement conserver l’avantage technologique. Car la surpuissance de l’intelligence artificielle change immédiatement toute dictature contemporaine en système totalitaire.

 

Voir aussi :

Antoine Bondaz : « Pékin veut faire oublier la censure et la répression associées à la gestion de la crise »

Un rapport constate un déferlement de racisme anti-chinois sur les réseaux sociaux

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Paul J. Memmi
Paul Memmi est docteur en sémiolinguistique, qu'il a enseignée à l'Université de Paris-X Nanterre.
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