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Sarkozy ou la mise en scène du complot judiciaire

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Dans son Journal d'un prisonnier, Nicolas Sarkozy règle ses comptes avec la justice. Au détriment des faits et en épousant tous les schèmes de l'imaginaire conspirationniste contre les juges et la presse.

Montage CW.

Au soir du verdict, le décor était déjà planté. Condamné le 25 septembre à cinq ans de prison, avec exécution provisoire, pour association de malfaiteurs dans l’affaire du financement libyen, Nicolas Sarkozy sort du tribunal en dénonçant une « injustice » et une « humiliation ». Deux jours plus tard, sur TF1, il bascule dans un registre plus lourd : s’il y a un faux dans le dossier Mediapart, explique-t-il, « c’est qu’il y a eu des faussaires, des manipulateurs et donc un complot ».

Dans une interview à Public Sénat, l'ancien chef de l'État enfonce le clou. Il parle d’« atteinte à toutes les limites de l’État de droit » et assume le mot « complot » pour qualifier l’enquête et le jugement. À droite, une partie des responsables et éditorialistes embraye immédiatement. On hurle aux « juges rouges », à « l’acharnement » contre l’ex-président et, suprême ironie, à l’attaque contre « l’État de droit ». Réactivation du vieux thème du « gouvernement des juges » et de ses déclinaisons complotistes.

C'est pour entretenir l'idée qu'il aurait été victime d'une terrible erreur judiciaire que Nicolas Sarkozy publie, ce mercredi 10 décembre, Le Journal d'un prisonnier (Fayard) dans lequel il narre ses vingt jours d'incarcération. Dans ce livre, il ne se contente pas de clamer son innocence dans l’affaire du financement libyen, pour laquelle, il faut le rappeler, il n'a été condamné ni pour corruption ni pour financement illégal de campagne électoral. Il construit toutefois sur près de 200 pages le récit d'une persécution où se mêlent « complot », « machination », « faussaires » et « minorité agissante » au sein de la justice et des médias. Un imaginaire qui épouse, par endroits, les codes du complotisme, tout en visant d’abord une cible : les magistrats et ceux qu’il présente comme leurs relais : Mediapart en tête.

Un complot plutôt qu’un dossier fourni

Dès les premières pages, l’affaire libyenne n’est plus un dossier judiciaire, mais une fabrication. Sarkozy raconte les accès de colère qu’il dit devoir réprimer en prison en songeant « au complot invraisemblable ourdi pour fabriquer cette sinistre affaire de prétendu financement libyen ». Cette phrase ne laisse pas place au doute : l’affaire n’est pas, pour lui, une instruction discutable ou une erreur de droit, mais une opération montée, volontaire, malveillante.

Un peu plus loin, au moment où il commente le jugement qui considère comme « probable » que la note signée du chef du renseignement extérieur libyen produite par Mediapart soit un faux, il pousse la logique au bout : « Et donc qu’il y a bien eu un complot à l’origine de toute la procédure ». Il rappelle les « dizaines de magistrats et de policiers » mobilisés, les « cinquante-huit commissions rogatoires internationales », les « millions d’euros » dépensés, et conclut qu’on a organisé contre lui une « manipulation de grande ampleur » pour le « persécuter pendant plus de dix ans ».

Cette grille de lecture rejoint mot pour mot ses déclarations télévisées : « s’il y a un faux », il y a forcément « complot », assénait-il au soir de sa condamnation sur le plateau de TF1. Au fond, le livre et la séquence médiatique se complètent. L’analogie n’est pas seulement narrative : elle fournit un schéma à ceux qui, dans son camp, décrivent désormais l’affaire comme le produit d’un « système » de juges politisés et en profitent, ainsi, pour instruire le procès des juges. En oubliant le principal : la condamnation d'un ancien président de la République pour association de malfaiteurs.

« Traquenard »

Dans ce récit, Mediapart occupe une place centrale. Sarkozy parle d’« officine » plutôt que de média, et décrit la publication de la fameuse note libyenne comme « les ficelles d’un grossier traquenard de basse politique ». Selon lui, le document aurait d’abord été proposé au Canard enchaîné, qui l’aurait refusé, avant d’être publié par Mediapart au moment exact où sa campagne de 2012 commençait à remonter.

Le site d’information est accusé de mener depuis treize ans « un combat pour tenter de crédibiliser ce document et de me nuire », en s’adossant à des déclarations de Kadhafi et de son entourage et au témoignage − sujet à caution, il faut bien le dire − de Ziad Takieddine, présenté comme un menteur pathologique. Là encore, la critique d’un travail journalistique, même sévère, relève du débat public normal. Ce qui change de nature, c’est l’enchaînement : Mediapart devient le point de départ d’un complot, la note incarne le « faux » originel, les témoins deviennent des complices, et la justice la machine qui prend le relais et donne corps au complot. Résultat : Sarkozy ne comprend pas et appelle la justice, la vraie, à lancer une nouvelle procédure. Cela pour traquer les « faussaires » et laver l'honneur de l'innocent qu'il clame être.

Le champ lexical du livre est très clair et rejoint les mots lâchés par Nicolas Sarkozy et les leaders de la droite au moment du verdict contre un « jugement politique », ou une « volonté d’humilier » l’ancien président. Certains allant même jusqu'à parler de « juges gauchistes », d’« acharnement », de magistrats « masqués » derrière les syndicats. Une violence telle que la présidente du tribunal elle-même recevra des menaces de mort. En signant Le Journal d’un prisonnier, Nicolas Sarkozy redonne corps à ces accusations et va plus loin. Il leur offre un arrière-plan romanesque et une argumentation continue. Une sorte de petit bréviaire de la défense complotiste. Un ex-président de la République ne devrait pas faire ça.

Dreyfus à la barre

Le passage le plus problématique surgit lorsque Nicolas Sarkozy ne se contente plus d'invoquer la figure d'Alfred Dreyfus lors d'interviews à la presse mais assume explicitement la comparaison avec le capitaine d'artillerie, établissant des analogies entre l'affaire Dreyfus et sa propre condamnation. Il écrit que « l’affaire Dreyfus prospéra sur la base de faux documents » quand son affaire à lui débuta, elle aussi, sur « la base du faux de Mediapart doublé des faux témoignages de Takieddine et du clan Kadhafi ». Une affirmation inexacte puisqu'avant 2012 et la date de publication du document de Mediapart, le journal en ligne avait déjà consacré plusieurs dizaines d'articles au financement douteux de la campagne victorieuse de Sarkozy en 2007. Peu importe, pour Nicolas Sarkozy, « les concordances » entre lui et Dreyfus sont « stupéfiantes » : faux au départ, mensonges ensuite, acharnement d’un système qui refuse de reconnaître son erreur.

Pour ne pas rester sur la description de l'affaire Dreyfus faite par Nicolas Sarkozy, le podcast de Philippe Collin sur France Inter est essentiel.

Nicolas Sarkozy établit même un parallèle symbolique douteux entre la dégradation de Dreyfus dans la cour de l'École militaire et le retrait automatique de sa Légion d'honneur du fait de sa condamnation. Parallèle osé toujours entre l'enfermement de Dreyfus à la Santé et le sien dans la même prison. L'ancien président s’enorgueillit à nouveau d'avoir lancé à Yann Barthès, sur le plateau de Quotidien,  : « Au moment de l’affaire Dreyfus, on voit bien de quel côté vous auriez été ! ». Des pages malaisantes où Nicolas Sarkozy semble convaincu d’incarner le camp des justes au détriment de la vérité historique. Car cette analogie n’est pas seulement gonflée, elle brouille les repères. L’affaire Dreyfus, c’est un Français innocent piégé dans les rets de l’antisémitisme, une conjuration politico-militaire déterminée à couvrir un mensonge, et une mobilisation d’intellectuels pour faire éclater la vérité contre la raison d'État (le podcast de Philippe Collin sur France Inter raconte toute l'histoire en détails, ici).

La transposer sur le cas d'un ancien président condamné après un procès public et contradictoire, dans lequel il a été relaxé d’une partie des charges et où la décision est motivée sur des centaines de pages, ce n’est pas un simple effet de style. C’est une manière de suggérer qu’il y aurait, là aussi, un mensonge d’État, des faux, des juges complices – et donc un complot. Une sorte d’« État profond » qui l'aurait conduit à écoper de ces vingt jours d'incarcération... tout en le relaxant de trois chefs d'accusation sur les quatre pour lesquels il a été poursuivi...

« Minorité agissante » et « guerre des pouvoirs »

Le livre ne se limite pas au dossier libyen. Sarkozy affirme qu’« il existe en France, dans nombre de milieux, une minorité d’autant plus agissante qu’elle est peu nombreuse, qui poursuit un combat idéologique contre les politiques, contre la droite, et contre [lui] ». Il met en garde contre ce qui pourrait devenir « une véritable guerre des pouvoirs ».

Cette « minorité » n’est jamais clairement identifiée, mais le lecteur comprend vite : ce sont certains magistrats, certains journalistes, certains éditorialistes. Les syndicats de magistrats, au premier rang desquels le Syndicat de la magistrature, sont accusés de mener un combat politique et de peser sur les carrières et les décisions. L’épisode du « mur des cons », où sa photo était affichée au milieu de responsables de droite, sert de pièce à conviction : comment, demande-t-il en substance, croire à l’impartialité d’un juge qui se réclamerait d’un syndicat ayant tenu ce tableau ?

Dans ce cadre, chaque décision qui le touche devient le symptôme d’une dérive : la détention provisoire ordonnée malgré son appel serait « d’une brutalité inouïe », l’exécution provisoire de la peine serait, elle, une manière de contourner son droit effectif à un deuxième procès tandis que la « sévérité » du jugement signerait la preuve que « toutes les limites de l’État de droit » ont été franchies. Ce raccourci opéré par Nicolas Sarkozy ne tient pas une seconde à l'examen des faits. Plusieurs dizaines de magistrats, syndiqués ou non, de droite, de gauche, se sont penchés sur le dossier du financement libyen. Ils ont tranché et ont même écarté certains chefs d'accusation. Rien donc ne vient étayer l'accusation de minorité agissante évoquée par Nicolas Sarkozy.

Ce discours rejoint, là encore, les réactions à chaud d’une partie de la droite. Au lendemain du verdict, certains parlent de « juges rouges » qui auraient « pris le pouvoir », d’autres d’un « gouvernement des juges » menaçant la démocratie. Le livre donne une architecture à ces indignations dispersées : un petit groupe militant, des syndicats « idéologiques », une haine ancienne (il remonte à l’affaire Nelly Cremel et à ses déclarations sur le juge d’application des peines), et une « guerre » contre lui qui se poursuivrait aujourd’hui.

Le vocabulaire employé n’est pas neutre. Sarkozy affirme que « cette obsession à faire de [lui] un coupable idéal ramenait l’État de droit en France à bien peu de choses ». Plus loin, il écrit que « les faussaires, les comploteurs, les menteurs ne peuvent pas gagner sur le long terme » et promet, en creux, une forme de revanche, tout en se défendant d’aimer la vengeance. La référence insistante au Comte de Monte-Cristo et à son héros, Edmond Dantès, qui finit par retrouver et punir ses dénonciateurs, n’est pas seulement littéraire : elle installe l’idée d’une injustice radicale, qui appelle tôt ou tard correction.

Le Comte de Monte-Cristo, d'Alexandre Dumas
Même Edmond Dantès est appelé à la rescousse par Nicolas Sarkozy...

Le Parquet national financier (PNF) est lui aussi pris pour cible. Sarkozy raconte comment il dit au chef du PNF qu’il sera « le premier responsable d’un scandale judiciaire sans précédent », se réservant pour lui le rôle de « victime ». Il reproche au parquet d’avoir construit l’accusation sur la base du faux présenté par Mediapart, puis de ne pas avoir cherché les « faussaires » une fois ce faux admis comme probable par le jugement.

Là encore, on peut tout à fait discuter du bien-fondé d’une exécution provisoire, de la sévérité d’une peine ou de la manière dont la justice financière fonctionne. Mais le livre va plus loin : il suggère que des magistrats, des journalistes, des témoins auraient sciemment construit un faux, entretenu des mensonges, puis verrouillé le système pour empêcher la vérité d’émerger.

Un glissement problématique

Quand un ex-chef de l’État affirme, livre à l’appui, que sa condamnation est le résultat d’une machination, il ne critique plus seulement une décision : il entame la confiance dans l’institution qui l’a rendue. Le jugement, de son côté, insiste sur « des faits d’une gravité exceptionnelle » et sur l’atteinte portée à la probité publique par les agissements des prévenus (sept autres ont été condamnés aux côtés de Nicolas Sarkozy, dont l’ancien secrétaire général de l’Élysée Claude Guéant et l’ancien ministre Brice Hortefeux).

De plus ce récit rejoint, presque point par point, les matrices rhétoriques de la complosphère : un complot plutôt qu’un dossier, une minorité cachée plutôt que des désaccords politiques, des juges partiaux plutôt que des débats de procédure, et, à la fin, la promesse qu’un jour, « l’histoire » réhabilitera la victime et dévoilera les vrais coupables. Le Journal d’un prisonnier n’est pas un tract conspirationniste. C’est un livre de défense, écrit à la première personne, par un homme qui se vit comme injustement accablé. Mais en choisissant ce vocabulaire – complot, faussaires, juges militants, Dreyfus –  Nicolas Sarkozy offre à toute une famille politique un récit clef en main : celui d’une justice devenue actrice d’une « guerre des pouvoirs ». Ce glissement mérite d’être pris au sérieux. Car, derrière les mots, il y a un message simple : si la justice condamne, c’est qu’elle complote. Ce qui n’est plus seulement une ligne de défense mais une invitation à cesser de reconnaître le verdict des juges.

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à propos de l'auteur
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David Medioni
Journaliste indépendant, David Medioni anime l'émission « Les Déconspirateurs ». Il collabore à Franc-Tireur, La Tribune et CB News. Directeur de l'Observatoire des médias de la Fondation Jean-Jaurès, il est également le fondateur et le rédacteur en chef du magazine littéraire en ligne Ernest. Essayiste, il a publié plusieurs essais aux éditions de l'Aube : Être en train. Récits sur les rails, Eloge de la séduction, L'an zéro du tourisme (avec Jean Viard), et Quand l'info épuise (avec Guénaëlle Gault).
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