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Pseudo-sciences : « les égyptologues se sentent parfois désarmés »

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Publié par Martin Beraud13 novembre 2025, ,

Entretien avec Franck Monnier, ingénieur et égyptologue, qui déconstruit les mythes pseudo-scientifiques autour de la civilisation pharaonique.*

Montage CW.

Les pyramides d'Égypte ont-elles été construites par des extraterrestres ? Sont-elles alignées sur d'autres monuments à l'autre bout de la planète ? Ont-elles servi de centrales électriques ? Dans un ouvrage passionnant et très documenté, La Science face aux dossiers mystérieux de l'Égypte ancienne, récemment publié chez Actes Sud, Franck Monnier, spécialiste de l’architecture monumentale dans l’Égypte antique, réfute efficacement les théories alternatives les plus populaires autour de la civilisation du Nil.

Conspiracy Watch : Comment en êtes-vous venu à vous intéresser aux mythes pseudo-scientifiques autour de l’Égypte pharaonique ?

Franck Monnier : En me passionnant tout jeune pour l’Égypte ancienne, j’ai commencé par rassembler tout ce que je pouvais trouver sur le sujet. Sans Internet, avec peu de moyens, je me suis surtout procuré des livres de seconde main. Dans les années 1980, les ouvrages de pseudo-archéologie pullulaient, des best-sellers des années 1960-70 : les livres de Robert Charroux par exemple, les collections « L’aventure mystérieuse », chez J’ai Lu, ou « Les énigmes de l'univers », chez Robert Laffont. Je m’y suis plongé et avec le temps, en accumulant et en croisant les informations, j’ai commencé à comprendre ce qu’ils avaient de fumeux. 

CW : C’est la raison de ce livre ?

FM : Oui. Ces théories alternatives sur l’Égypte ancienne nous mettent face à un millefeuille argumentatif qui enchevêtre archéologie, astronomie, géologie ou encore physique. Si bien que les égyptologues se sentent parfois désarmés pour y répondre… Certains créateurs de contenu le font très bien à leur place, sur YouTube par exemple, mais souvent sur un ton sarcastique ou de manière trop superficielle. Quand on tourne en dérision des théoriciens du complot, très populaires sur le net, le risque est d’être contre-productif et de louper la cible. Il m’a semblé nécessaire de répondre de manière sérieuse et argumentée. Et puis, tout ce travail de debunking n'avait jamais été synthétisé dans sa globalité. Je suis égyptologue, mais aussi ingénieur de formation et passionné de sciences, je me suis donc senti légitime pour le faire.

La Science face aux dossiers mystérieux de l'Égypte ancienne, de Franck Monnier (Actes Sud, 2025).

CW : À partir de quand ces théories fumeuses sur l’Égypte ancienne ont-elles commencé à se diffuser ?

FM : Au premier millénaire de notre ère, l'Égypte perd sa religion et son écriture. On ne sait plus lire les hiéroglyphes et son histoire s’oublie peu à peu. Les gens se trouvent confrontés à des vestiges éblouissants qu’ils ne comprennent plus. On conjecture, on imagine. Des rumeurs apparaissent, qui parlent de souterrains, de trésors cachés, de choses fantastiques.  Jusqu’au XIXe siècle, l’Égypte ancienne reste, par ignorance, enveloppée de mystères et de légendes. Ce n’est qu’avec le déchiffrement des hiéroglyphes par Champollion et le développement de l’archéologie qu’on commence à lever le voile sur la civilisation pharaonique. Moi je fais la distinction entre cette ignorance « naturelle » et l’ignorance coupable que certains adoptent délibérément aujourd’hui. Car, d’une certaine manière, c’est une ignorance choisie : l’état des connaissances archéologiques et historiques s’enrichit continuellement, mais on préfère les ignorer pour échafauder des théories marginales.

CW : Il y a l’idée qu’on est face à un mystère irrésolu quant à la construction des pyramides, que tout reste encore à découvrir. Qu’en est-il vraiment ?

FM : Cette idée a souvent servi d'accroche, presque de slogan publicitaire, pour susciter l'intérêt du public, y compris chez certains égyptologues, dans des livres ou des documentaires. Cela a instillé l'idée que le mystère était total, ce qui est complètement faux ! Il reste encore des zones d’ombres, certes, mais dans l'ensemble, nous avons aujourd’hui une vision assez nette du sujet. Disons que nous ne savons pas reconstituer le chantier de « A à Z », mais de « A à W ». On sait d'où venaient les pierres, comment elles ont été extraites, taillées, déplacées et transportées jusqu'au chantier. Il reste que nous n’avons qu’une vague idée de la manière dont elles ont été élevées, car aucun document ne nous le décrit précisément.

CW : Pourquoi, selon vous, tant de gens s’obstinent à chercher des explications alternatives ?

FM : Il me semble que ceux à qui la réalité déplait sont de plus en plus nombreux. Quand je me suis intéressé, très jeune, à l’égyptologie, j'étais aussi séduit par l’idée d’une certaine magie derrière le monde réel. Beaucoup de gens ont besoin d’enchantement. D’autres trouvent la réalité décevante, ce qui peut les entraîner à tout rejeter en bloc en mettant dans le même sac, avec les mêmes mots-clés, historiens, politiciens, scientifiques, enseignants, médecins, etc. Pour ceux-là, l’archéologie n’est qu’un prétexte comme un autre pour dénoncer nos institutions. Il est très compliqué de raisonner un esprit en lui parlant d’un sujet qui lui importe finalement peu : les pseudo-sciences sont souvent des instruments de rejet du « système ». Moi j’essaie de montrer que la réalité de l'Égypte ancienne est assez extraordinaire pour que nous n’ayons rien à inventer ! Finalement, si une civilisation « atlante », par exemple, avait construit les pyramides il y a 10 000 ans au lieu d’une civilisation pharaonique il y a 4 500 ans, ça changerait quoi fondamentalement ? Rien ! Il y aurait toujours des gens pour dire que la civilisation atlante n’est qu’une histoire inventée de toutes pièces...

CW : Comment ces discours pseudo-scientifiques se diffusent-ils face à la science dite « mainstream » ?

FM : Ce terme « mainstream » m’amuse un peu parce qu’en réalité, ce sont eux, les ténors de l’archéologie alternative, qui occupent tout l’espace sur les réseaux. Mais aussi à la télévision : Alien Theory est régulièrement diffusé par une chaîne de la TNT, les documentaires de Jacques Grimault l’ont été pendant longtemps, ceux de Graham Hancock cartonnent sur Netflix. En face, il n’y a pas vraiment de discours qui vienne les contrebalancer. Les diffuseurs réfléchissent en termes de parts de marché, ils savent qu’il y a une demande, un public large qui veut entendre « qu'on nous cache des choses ». Ce qui rend les théoriciens alternatifs très attractifs, et c’est sans doute l’une des clés de leur succès, c’est qu’ils montrent qu’on peut réussir et être entendu sans avoir les compétences. Pour de nombreuses personnes, l’école a pu être une expérience douloureuse. Et là, vous avez des gens qui vous expliquent que les scientifiques ont tout faux, que le savoir acquis ne vaut rien et que la vérité de chacun peut prédominer sur tout le reste. C’est révolutionnaire ! N’importe quelle opinion peut valoir celle d’un spécialiste qui a consacré sa vie à l’étude du sujet. Votre opinion individuelle peut triompher sur la connaissance collective.

CW : En avril 2023, il y a eu pas mal de bruit autour des propos du chanteur Gims affirmant que les pyramides d’Égypte auraient été des antennes électriques

FM : Oui, c’est l’exemple dont on me parle toujours ! Remonter le fil de ces théories est un peu long. Il faut remonter jusqu’aux années 1930, avec les travaux d’un certain Alfred Bovis, un « radiesthésiste » français, donc concrètement, un monsieur qui joue du pendule. Dans une obscure brochure sur la radiesthésie, il publie un article imaginant que la Grande pyramide agirait sur les corps : selon lui, placer un bout de viande à l'intérieur d'une petite pyramide en carton alignée sur le nord, le fera sécher plutôt que pourrir. Le pouvoir que confère la forme de l’édifice expliquerait notamment la conservation des momies... Cela reste assez confidentiel, mais curieusement, dans les années 1940-50, un ingénieur tchèque, Karel Drbal, rebondit dessus et dépose un brevet sur un concept de pyramide métallique qui, alignée au nord toujours, permettrait de ré-aiguiser des lames de rasoir usées... Dans les années 1960, des auteurs occidentaux travaillant sur les recherches parapsychologiques dans le bloc de l’Est tombent sur cette invention « géniale » et font paraître un ouvrage. Et là c’est l’explosion : des dizaines de livres paraissent ensuite dans les années 1970, avec un succès énorme, et tout le monde se met à croire au pouvoir magique des pyramides. Des industriels s’adonnent même à des recherches pour exploiter ce potentiel filon. Non seulement on croit que la pyramide agit sur les corps, mais on va jusqu’à prétendre qu’elle augmenterait la capacité de concentration et, surtout, les pouvoirs paranormaux. Dans les années 1970, on vend des chapeaux et des tentes en forme de pyramides pour méditer, produits qui sont d’ailleurs toujours en vente à des prix exorbitants. Il ne reste qu’un pas à franchir pour imaginer que les pyramides produisent une forme d’énergie…

CW : Comment ça se passe ?

FM : C’est le Britannique Christopher Dunn qui est l’inventeur de ce concept de pyramide centrale électrique. On trouve encore tous ses livres sur les grandes plateformes. Son raisonnement, c’est que pour tailler aussi précisément des blocs, les Égyptiens devaient forcément avoir des outils très avancés, à percussions ultrasoniques. Il leur fallait donc une source d’électricité pour les alimenter. Mais laquelle ? Pourquoi pas la Grande pyramide ? À partir de là, il réinvente la structure interne de la Grande pyramide en centrale productrice d'énergie qui transforme les ondes telluriques en rayonnement micro-ondes. Je donne dans mon livre le schéma de son raisonnement alambiqué, c’est un millefeuille argumentatif très indigeste, truffé d’éléments faux ou inventés.Il pose une hypothèse radicale, puis cherche par tous les moyens à la justifier, en évitant soigneusement tout ce qui pourrait la contredire, quitte à ridiculiser les points de vue traditionnels. Son raisonnement est anti-scientifique, mais il est très commun dans les courants ésotériques, où l'intuition prévaut sur tout. En adoptant la posture de visionnaires, voire parfois de prophètes, ces auteurs arrivent à s’attirer de très nombreux adeptes.

Franck Monnier (crédit : Label News).

CW : Certains remettent en cause l’identité des bâtisseurs des pyramides, parlant d’Africains noirs ou à l’inverse de civilisations à la peau blanche, voire d’extra-terrestres... Qu’en pensez-vous ?

FM : En niant l’identité égyptienne des bâtisseurs des pyramides, on leur retire leur histoire et on en fait des objets vierges dont on peut faire ce qu’on veut. Ça devient un instrument politique, un outil de propagande. La preuve de l’existence d’une civilisation plus ancienne et plus évoluée dont on nous cacherait l’existence, qu’elle soit noire pour les afrocentristes ou blanche pour les suprémacistes blancs. L’origine extraterrestre, c’est la forme la plus extrême de ces théories « disruptives », le rejet acharné du savoir établi. Mais pour moi, ce sont surtout les institutions, et plus largement la société, qui sont dans le viseur. Il ne s’agit pas tant d’ignorance que d’une posture radicale, même si l’une tend naturellement à renforcer l’autre.

CW : Certains parlent d’un alignement sur un même axe de monuments spectaculaires à travers les continents. C’est troublant ?

FM : On peut arriver à déceler des pseudo-alignements entre des monuments qui sont d’époques et d’aires géographiques totalement différentes. Par exemple entre un temple cambodgien à Angkor, la Grande pyramide d’Égypte et une pyramide maya au Mexique. Avec l’idée qu'il y a eu une civilisation, à un moment donné, qui a coordonné la construction de tous ces monuments. C'est un peu de la numérologie géométrique, on peut faire dire tout et son contraire à des mesures prises aléatoirement : plus leur nombre est vaste, plus on a de chances de trouver des correspondances. Il y a tellement de monuments dans le monde, qu’on peut tous jouer à trouver des alignements. C’est facile, ça marche bien et, à peu de frais, on peut ainsi brosser une théorie en clamant « j’ai découvert quelque chose d’extraordinaire » !

CW : Vous l’avez évoqué, beaucoup ont imaginé d’incroyables réseaux souterrains sous les pyramides. Pourtant leurs aménagements intérieurs, en réalité, sont plutôt dépouillés n’est-ce pas ?

FM : Tout dépend des monuments. Certains présentent vraiment des réseaux souterrains complexes, parfois sur des centaines de mètres voire des kilomètres, comme la pyramide de Djoser à Saqqarah. Les explorateurs ou les pillards qui ont découvert ces galeries ont sans doute raconté leurs exploits, ce qui a laissé supposer qu’il pouvait exister d’autres tombeaux semblables un peu partout dans le pays. Il y a encore des souterrains à découvrir, c'est certain. Mais ils n’ont rien à voir avec les théories abracadabrantes que l’on rencontre sur les réseaux sociaux, où tout est poussé à l'extrême. La plus invraisemblable, qui a fait du bruit en mars dernier, défend l’existence de cavités géantes sous le plateau de Gizeh, soutenues par des piliers de 600 mètres de haut. Qui peut imaginer une pyramide de plusieurs millions de tonnes être soutenue par des piliers de 600 mètres de haut, au-dessus d’une grotte gigantesque ? Ça n'a aucun sens du point de vue géologique ou structurel. Le succès de cette annonce soulève à mon sens un autre sérieux problème : le relai par des médias traditionnels des théories les plus absurdes. C’est un phénomène nouveau. Je n’aime pas le dire, mais se pose aussi la question d'une culture générale de plus en plus défaillante. Il y a encore quelques années, les journalistes auraient su d’eux-mêmes que cette théorie était absurde, sans qu’il soit besoin d’en appeler à des experts. L’intégrité doit aussi être questionnée lorsqu’on choisit de se soumettre au diktat du buzz.

CW : Parmi les nombreuses théories autour de l’édification des pyramides, il y en a une qui affirme que la maçonnerie n’est pas faite de blocs extraits de carrières de calcaire, mais de blocs moulés, des sortes de briques géantes, faites d’une forme antique de béton. Que penser de cette théorie ?

FM : C'est l’une des théories de construction les plus populaires quand on évoque les pyramides. On la doit au géochimiste français Joseph Davidovits qui la formule dans les années 1970. C’est un chercheur très compétent dans son domaine, mais qui, comme de nombreux autres, a choisi d’échafauder une théorie sans connaître l’état réel de l’archéologie égyptienne. Le principe des pierres moulées, a priori, pourquoi pas ? Mais nous disposons de tellement d'éléments qui montrent que ce n'est pas le cas... Sur les sites, on peut voir que les blocs sont tous de formes et de dimensions différentes. Or, quand on produit des éléments modulaires avec un moule, ils répondent généralement à une norme, à des dimensions identiques. C’est d’ailleurs ainsi que les Égyptiens fabriquaient des briques, avec lesquelles ils ont bâti de nombreux monuments, où les briques sont toutes de la même taille. Par ailleurs, il n’y a aucune trace de coffrage sur les blocs de pierre, alors qu’on y on voit partout des marques de taille au ciseau. On a retrouvé de nombreuses carrières antiques, et on a des documents en hiéroglyphes sur le transport des blocs : pourquoi se seraient-ils embêtés à extraire puis déplacer des gros blocs, s’ils avaient su les mouler ? À la pyramide de Khéops, on trouve des blocs de calcaire nummulitique, dont l’examen montre qu’il s’agit d’une roche n’ayant subi aucune transformation. Malgré tout cela, il existe une vaste communauté qui continue de défendre cette idée de la pierre artificielle, avec des études très pointues, certaines paraissant dans des revues scientifiques, mais qui ne se soucient jamais de vérifier la validité des données sur le plan archéologique. Là encore, les journaux scientifiques qui publient ce genre de théories ont une grosse part de responsabilité. L’année dernière par exemple, PLOS ONE, une grande revue scientifique, a fait paraître un article expliquant qu’un Français avait découvert un système d'ascenseur hydraulique pour construire la pyramide de Djoser. Le contenu est à la fois absurde et d’une vacuité abyssale sur le plan technique. Pourtant, toutes les revues de vulgarisation scientifique et les médias sérieux l’ont relayé, sans aucune prise de recul vis-à-vis de PLOS ONE. C’est très préoccupant : si des grandes revues scientifiques en arrivent à moudre le grain de contenus pseudo-scientifiques, où sont les repères désormais ?

 

* Propos recueillis par Martin Beraud.

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à propos de l'auteur
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Martin Beraud
Martin Beraud est documentariste free lance. Il s'occupe notamment de la réalisation de l'émission « Les Déconspirateurs ».
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