La chaîne Arte ressort sur sa plateforme « La tribu et le gourou – Gaïaland », une série documentaire de 2022, qui retrace, à l’aide d’archives rares et de témoignages saisissants d’anciens adeptes, la dangereuse dérive d’une communauté d’écologistes manipulés par un redoutable gourou. Entretien avec Yvonne Debeaumarché, la coréalisatrice.*
La presse les avait surnommés les « Indiens ». Eux se sont appelés Écoovie ou la Tribu, une communauté écologiste d’inspiration hippie née dans les années 1970 à Paris. En 1984, ils se lancent dans un tour du monde à pied pour prêcher la paix et le retour à la nature. Mais sous l’influence manipulatrice de son leader mythomane, le Québécois Norman William (Pierre Maltais de son vrai nom), le groupe glisse dans une périlleuse dérive qui le conduira jusqu’au froid glacial du cercle polaire finlandais, dans une atmosphère d’emprise, de mensonges, d’abus sexuels et de mort. Disponible jusqu’à début janvier, cette série documentaire en quatre épisodes propose une plongée intime dans les arcanes de la manipulation sectaire. Un univers où les ponts avec le complotisme sont légion.
Conspiracy Watch : Quelle a été votre approche pour traiter ce sujet ?
Yvonne Debeaumarché : Il était pour nous hors de question de raconter cette histoire en braquant le projecteur sur le gourou, Norman William. On voulait éviter de nourrir la fascination toxique qu’exerce ce type de personnages. L’idée, c’était plutôt de décentrer le récit : ne pas mettre au cœur celui qui a orchestré l’emprise, mais celles et ceux qui l’ont traversée. Nous racontons donc cette dérive sectaire du point de vue des anciens adeptes de la Tribu. Ce sont eux qui, pas à pas, déconstruisent ce qu’ils ont vécu. Dans le premier épisode de la série, ils décrivent la phase de « lune de miel » avec la communauté, avant le glissement sectaire. Puis, peu à peu, l’emprise se dévoile et le spectateur est invité à se questionner : « Et moi, qu’aurais-je fait ? Aurais-je su discerner les premiers signes de l’emprise ? » Un bon documentaire doit avant tout aider le spectateur à se poser les bonnes questions. Ce qui nous intéressait ici, c’était de décrypter la mécanique de la manipulation, de comprendre, sans juger, comment on en vient peu à peu à perdre son esprit critique. Tout le monde peut être manipulable à un endroit ou à un autre et le glissement est toujours progressif. Nous avons tous un point aveugle et peut-être, dans certaines circonstances, le désir inconscient de déléguer une part de notre libre-arbitre, ou de trouver une lecture du monde qui donne l’illusion d’une cohérence totale. Dans la pensée sectaire, comme dans la pensée complotiste, il y a quelque chose de rassurant : tout a une explication, tout a un sens. Cela dispense d’avoir à porter la complexité du monde et la sienne propre.
CW : Quels liens justement avec la pensée complotiste ?
YD : Quand j’ai réalisé la série, j’avais bien sûr en tête le contexte actuel autour du complotisme, l’époque de post-vérité dans laquelle on vit. Même si ce n’est pas le cœur de cette série, le parallèle est évident. On pourrait presque dire que le complotisme est une pensée sectaire à visée universelle, ça repose sur des mécanismes très proches. Un des anciens adeptes le dit d’ailleurs en conclusion de la série, il compare la manipulation qu’il a vécu avec le complotisme actuel en disant qu’« on répète partout que les dirigeants nous mentent, mais on va écouter je ne sais qui sur YouTube ». Dans les années 80, Norman William devait créer une communauté physique autour de lui pour assouvir sa soif d’emprise ; aujourd’hui, il aurait eu accès à un public mondial en quelques vidéos ou posts sur les réseaux sociaux. Sa rhétorique fonctionnait déjà comme une forme de narration paranoïaque, un « Nous » contre « le reste du monde », des récits de complots autour de lui, et l’idée d’une communauté persécutée, pourchassée. Pour moi, les gourous de secte, comme les théoriciens du complot, sont un peu des scénaristes ratés : ils s’appuient sur un fragment de réel ou une intuition juste, qu’ils extrapolent ensuite, déforment et mêlent à leurs obsessions jusqu’à en faire un récit totalisant qu’ils appliquent dangereusement au réel.
CW : La Tribu est porteuse d'une préoccupation écologique ?
YD : Oui, originellement, cette communauté se fonde sur une sensibilité écologiste, le retour à la nature, le végétarisme, la nourriture bio, etc. Ces jeunes étaient en quelque sorte des précurseurs, hypersensibles à l’état de la planète et mal à l’aise dans une société individualiste et consumériste. Aujourd’hui, le végétarisme n’a plus rien d'original. À l’époque, l’écologie était un contre-discours marginal auquel les institutions politiques et médiatiques n’accordaient pas de place. Cette absence de reconnaissance a créé une zone grise dans lequel un groupe comme Écoovie a pu s’engouffrer afin de séduire des jeunes gens en quête d’alternatives. Ce qui me semble pertinent, quand on s’intéresse aux phénomènes sectaires, complotistes, ou populistes, c’est de regarder dans quelles failles de la société ces récits s’insinuent. Ces mouvements agissent comme un miroir, révélant les angles morts et les fissures de la société qui les voit émerger. Le premier campement « baba cool » de la Tribu, installé en banlieue parisienne, suscite ainsi très vite la défiance du voisinage et des autorités, autant pour le risque réel de dérives que par un rejet caricatural de tout ce qui sort du « système ». Mais ce rejet a paradoxalement renforcé leur repli. La bascule sectaire se joue là : quand le groupe commence à se couper du monde, à vivre en vase clos, dans un espace sans garde-fous, sans contre-pouvoir. C’est le début d’une forme de déréalisation et la porte ouverte à une emprise plus grande.
CW : C’est là qu’intervient la figure du gourou ?
YD : Oui voilà. Je ne suis pas psy, mais il me semble que les figures de gourous répondent le plus souvent au schéma du pervers narcissique : des personnalités mégalomanes, sans empathie, capables de repérer instinctivement le point aveugle de leurs interlocuteurs et de l’exploiter. Du côté de l’adepte, il y a presque toujours une blessure intime, une fêlure, mais aussi une sensibilité à un malaise collectif plus large, en l’occurrence, ici, l’enjeu écologique. Le phénomène sectaire s’installe au croisement entre ces zones aveugles de la société et les zones blessées ou immatures de l’intime. Certains adeptes de Gaïaland [comme les membres de la secte appelaient leur utopie écologiste − ndlr] étaient en conflit avec leur famille et le gourou a pu occuper la place d’un père symbolique, le groupe celle d’une famille de substitution. Pour le complotisme, le mécanisme se situe à une autre échelle parce que ces récits prospèrent dans un contexte de perte de confiance dans les institutions politiques ou médiatiques, de remise en cause parfois de l’idée même de progrès. On peut voir le succès du complotisme comme le symptôme d’une société profondément anxieuse, en perte de sens et de lien. Dans le cas de Gaïaland, il y avait aussi la notion d’une surpuissance masculine très marquée, avec un culte du sperme présenté comme « vecteur d’esprits », la femme étant réduite à un réceptacle. C’est presque une forme primitive de masculinisme, qui n’est pas sans résonner avec ce que l’on voit ressurgir aujourd’hui.
CW : Certains des anciens adeptes qui témoignent dans votre documentaire semblent encore en partie attachés à leur passé dans cette secte. Comment l’expliquer ?
YD : On ne sort pas indemne d’une telle expérience, qui a duré plus de dix ans pour certains. On peut, d’un côté, dénoncer très lucidement la manipulation qu’on a subie, en avoir un peu honte aussi parfois, et de l’autre éprouver de la nostalgie pour des moments heureux et sincères vécus au sein de la secte. On a cru à ces récits, on a aimé des gens et vécu un quotidien avec eux, quand bien même cette réalité était basée sur une illusion et une manipulation. C’est la dimension post-traumatique de ces expériences, l’empreinte de l’emprise. Dans le cas de cette secte en particulier, c’est le groupe lui-même qui a fini par se dissoudre de l’intérieur, lorsque les adeptes ont perçu les incohérences et les mensonges du gourou. Un fait suffisamment rare pour être souligné. Mais ça ne suffit pas à faire disparaître l’emprise comme par magie. Les personnes que nous avons filmées ont vécu des choses douloureuses, parfois des abus graves, mais aussi des moments qu’elles ont réellement éprouvés comme beaux. Si elles se disaient aujourd’hui que « tout était faux », elles s’effondreraient. Au sortir d’une telle expérience, il faut réapprendre à habiter sa propre intériorité, à distinguer ce qui en soi, dans ses ressentis, était authentique de ce qui a été suggéré ou imposé par le gourou et le groupe. Aujourd’hui encore, concernant les pratiques sexuelles qu’ils ont pu vivre, certains ne savent pas toujours distinguer ce qui relevait de leur consentement et ce qui leur a été imposé par Norman William. Quand quelqu’un a pénétré et envahi votre psychisme, il devient difficile de discerner ce qui venait réellement de soi. On n’aide pas quelqu’un à sortir d’une emprise, en lui disant simplement « vous avez été naïf », mais plutôt en l’accompagnant dans ce questionnement : dans quelle faille, en vous, l’emprise a-t-elle pu trouver prise ? Il faut beaucoup de courage pour entreprendre sa reconstruction. Les personnes qui témoignent dans notre documentaire ont accepté de se regarder en face. Ce n’est pas rien.
* Propos recueillis par Martin Beraud.
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