Conspiracy Watch | l'Observatoire du conspirationnisme
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Le complot invité des JT

Publié par Daniel Schneidermann23 décembre 2006,

Si l'on souhaitait comprendre comment la télé s'y entend parfois pour graver dans le marbre les évidences qu'elle choisit, comment elle parvient à éliminer des justes causes les détails dissonants, il fallait regarder les reportages consacrés par les 20 heures au rejet, par la Cour de cassation, de la demande en révision présentée dans «l'affaire Seznec». Ce ne fut qu'émotion, colère, et communion nationale dans la détestation de la vilenie judiciaire.

Depuis qu'il hante les plateaux de télévision, pour faire progresser la réhabilitation de son grand-père, Denis Seznec est devenu un vivant reproche à l'égard de l'Erreur Judiciaire Majuscule. Pour quiconque ne s'est pas penché en détail sur le dossier, il est parvenu à imposer l'évidence que son grand-père, Guillaume Seznec, a été condamné à tort, en 1924, aux travaux forcés à perpétuité. Et c'est à travers ses seuls yeux que la télévision se braque désormais sur l'événement. A l'unisson, avec une vigueur dont ils font rarement preuve dans la défense d'une cause, les 20 heures font donc de ce rejet leur premier titre désolé, «alors que tout le monde était optimiste», soupire PPDA. L'équipe de France 2 est arrivée à la Cour de cassation dans la voiture de Denis Seznec. Le recevant ensuite sur son plateau, Pujadas l'interroge sur sa vocation, sa vie, son espoir brisé. Pour faire bonne mesure, France 2 interviewe les icônes des erreurs judiciaires, présents à l'audience : Patrick Dils (de l'affaire Dils), Alain Marecaux (de l'affaire d'Outreau) et, complétant la trilogie des erreurs judiciaires (incontestables, elles), Yves Duteil (au nom du capitaine Dreyfus). A la fin de son reportage, la journaliste de TF1 montre en gros plan le livre de Denis Seznec, consacré à La Cause (ouvrage que l'on voit aussi sur France 2).

Sur une chaîne comme sur l'autre, pas un mot sur les motivations, les arguments, les raisons, de l'arrêt de la Cour de cassation. Une fois de plus, qu'on se le dise, la Justice est-incapable-de-reconnaître-ses erreurs.

C'est dommage. Eussent-ils jeté un oeil sur l'arrêt de rejet, PPDA et Pujadas y auraient découvert à la fois des raisons de douter et, en filigrane, un début d'explication de l'unanimisme médiatique, depuis quelques années, autour du combat de Denis Seznec. Mais la figure du petit-fils, de sa vie consacrée à l'oeuvre, est tellement émouvante, tellement plus vendeuse qu'un aride arrêt ! Et puis, l'innocence du grand-père comme l'autisme de la Justice sont des postulats, qu'il n'est plus besoin de démontrer.
Ce que la télévision n'a pas montré, c'est donc la plongée méticuleuse des magistrats de la Cour de cassation dans le dossier, et le soin mis à examiner les «faits nouveaux» avancés par la famille. Ce que le public ne saura jamais, par exemple, c'est que l'un de ces principaux «faits nouveaux» qui eussent dû conduire à la révision était le témoignage, recueilli en 1993, soixante-dix ans après les faits, d'une octogénaire dont il devait s'avérer qu'elle était atteinte depuis 1991 de la maladie d'Alzheimer.

Mais, surtout, ce que les reportages télévisés n'ont pas montré, c'est encore une fois, comme dans nombre de ces interminables affaires, la gangrène du Complot, qui dans l'ombre dope, nourrit, et pourrit la conviction, certainement sincère, des partisans de la révision. Ainsi, le scénario sous-jacent à l'hypothèse de l'innocence de Seznec suppose-t-il, sans la moindre preuve, l'existence d'un vaste complot policier, visant à dissimuler un non moins vaste trafic de voitures américaines de la Première Guerre mondiale, en direction de la Russie. Tout cela ne suffit évidemment pas à établir la culpabilité de Seznec. Mais fragilise pour le moins la position des partisans de la révision.

Cette image de la sainte colère de Denis Seznec sur les marches du Palais de justice ne peut pas ne pas rappeler, voici quelques semaines, celle des familles de l'équipage du chalutier Bugaled Breizh, déchirant à la porte d'un autre tribunal leurs papiers français, après que la Justice eut estimé que seule une erreur de navigation était à l'origine du naufrage. De la même manière, la télé était depuis le début à leurs côtés. Tout au long du feuilleton Bugaled Breizh, ce fut, de la part de Jean-Pierre Pernaut, par exemple, un festival de moues sceptiques devant chaque rebondissement n'allant pas dans le sens du harponnage par le fameux «sous-marin néerlandais», ou de tout autre scénario fantastique.

Les médias accusent la Justice de tenir la culpabilité de Seznec pour un postulat. Mais postulat contre postulat, ils font eux-mêmes postulat de son innocence. Pourquoi cette étrange incapacité des JT, dans certaines affaires, à envisager, même quelques secondes, l'hypothèse de la vérité triste et banale ? Tout se passe comme s'ils s'assignaient pour première tâche de répondre à la demande, jamais éteinte, de croyances, de défiances, et de mythologies. L'Etat camoufle d'inavouables secrets, et la Justice est complice : ce délire de persécution des familles, qu'excuse évidemment la douleur, est imperturbablement sponsorisé par les grands médias audiovisuels. Seznec est forcément innocent, comme aux yeux de Pernaut le Bugaled Breizh ne peut avoir été coulé que par un sous-marin, protégé par les mafias bien connues de l'état-major de l'Otan. Voilà comment le média le plus puissant de France répète que la vérité est ailleurs, et entretient dans les profondeurs du pays la fièvre permanente du complot.

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Si l'on souhaitait comprendre comment la télé s'y entend parfois pour graver dans le marbre les évidences qu'elle choisit, comment elle parvient à éliminer des justes causes les détails dissonants, il fallait regarder les reportages consacrés par les 20 heures au rejet, par la Cour de cassation, de la demande en révision présentée dans «l'affaire Seznec». Ce ne fut qu'émotion, colère, et communion nationale dans la détestation de la vilenie judiciaire.

Depuis qu'il hante les plateaux de télévision, pour faire progresser la réhabilitation de son grand-père, Denis Seznec est devenu un vivant reproche à l'égard de l'Erreur Judiciaire Majuscule. Pour quiconque ne s'est pas penché en détail sur le dossier, il est parvenu à imposer l'évidence que son grand-père, Guillaume Seznec, a été condamné à tort, en 1924, aux travaux forcés à perpétuité. Et c'est à travers ses seuls yeux que la télévision se braque désormais sur l'événement. A l'unisson, avec une vigueur dont ils font rarement preuve dans la défense d'une cause, les 20 heures font donc de ce rejet leur premier titre désolé, «alors que tout le monde était optimiste», soupire PPDA. L'équipe de France 2 est arrivée à la Cour de cassation dans la voiture de Denis Seznec. Le recevant ensuite sur son plateau, Pujadas l'interroge sur sa vocation, sa vie, son espoir brisé. Pour faire bonne mesure, France 2 interviewe les icônes des erreurs judiciaires, présents à l'audience : Patrick Dils (de l'affaire Dils), Alain Marecaux (de l'affaire d'Outreau) et, complétant la trilogie des erreurs judiciaires (incontestables, elles), Yves Duteil (au nom du capitaine Dreyfus). A la fin de son reportage, la journaliste de TF1 montre en gros plan le livre de Denis Seznec, consacré à La Cause (ouvrage que l'on voit aussi sur France 2).

Sur une chaîne comme sur l'autre, pas un mot sur les motivations, les arguments, les raisons, de l'arrêt de la Cour de cassation. Une fois de plus, qu'on se le dise, la Justice est-incapable-de-reconnaître-ses erreurs.

C'est dommage. Eussent-ils jeté un oeil sur l'arrêt de rejet, PPDA et Pujadas y auraient découvert à la fois des raisons de douter et, en filigrane, un début d'explication de l'unanimisme médiatique, depuis quelques années, autour du combat de Denis Seznec. Mais la figure du petit-fils, de sa vie consacrée à l'oeuvre, est tellement émouvante, tellement plus vendeuse qu'un aride arrêt ! Et puis, l'innocence du grand-père comme l'autisme de la Justice sont des postulats, qu'il n'est plus besoin de démontrer.
Ce que la télévision n'a pas montré, c'est donc la plongée méticuleuse des magistrats de la Cour de cassation dans le dossier, et le soin mis à examiner les «faits nouveaux» avancés par la famille. Ce que le public ne saura jamais, par exemple, c'est que l'un de ces principaux «faits nouveaux» qui eussent dû conduire à la révision était le témoignage, recueilli en 1993, soixante-dix ans après les faits, d'une octogénaire dont il devait s'avérer qu'elle était atteinte depuis 1991 de la maladie d'Alzheimer.

Mais, surtout, ce que les reportages télévisés n'ont pas montré, c'est encore une fois, comme dans nombre de ces interminables affaires, la gangrène du Complot, qui dans l'ombre dope, nourrit, et pourrit la conviction, certainement sincère, des partisans de la révision. Ainsi, le scénario sous-jacent à l'hypothèse de l'innocence de Seznec suppose-t-il, sans la moindre preuve, l'existence d'un vaste complot policier, visant à dissimuler un non moins vaste trafic de voitures américaines de la Première Guerre mondiale, en direction de la Russie. Tout cela ne suffit évidemment pas à établir la culpabilité de Seznec. Mais fragilise pour le moins la position des partisans de la révision.

Cette image de la sainte colère de Denis Seznec sur les marches du Palais de justice ne peut pas ne pas rappeler, voici quelques semaines, celle des familles de l'équipage du chalutier Bugaled Breizh, déchirant à la porte d'un autre tribunal leurs papiers français, après que la Justice eut estimé que seule une erreur de navigation était à l'origine du naufrage. De la même manière, la télé était depuis le début à leurs côtés. Tout au long du feuilleton Bugaled Breizh, ce fut, de la part de Jean-Pierre Pernaut, par exemple, un festival de moues sceptiques devant chaque rebondissement n'allant pas dans le sens du harponnage par le fameux «sous-marin néerlandais», ou de tout autre scénario fantastique.

Les médias accusent la Justice de tenir la culpabilité de Seznec pour un postulat. Mais postulat contre postulat, ils font eux-mêmes postulat de son innocence. Pourquoi cette étrange incapacité des JT, dans certaines affaires, à envisager, même quelques secondes, l'hypothèse de la vérité triste et banale ? Tout se passe comme s'ils s'assignaient pour première tâche de répondre à la demande, jamais éteinte, de croyances, de défiances, et de mythologies. L'Etat camoufle d'inavouables secrets, et la Justice est complice : ce délire de persécution des familles, qu'excuse évidemment la douleur, est imperturbablement sponsorisé par les grands médias audiovisuels. Seznec est forcément innocent, comme aux yeux de Pernaut le Bugaled Breizh ne peut avoir été coulé que par un sous-marin, protégé par les mafias bien connues de l'état-major de l'Otan. Voilà comment le média le plus puissant de France répète que la vérité est ailleurs, et entretient dans les profondeurs du pays la fièvre permanente du complot.

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