Il n’aura pas fallu plus de 24 heures aux conspirationnistes de tous poils pour tenter de déceler dans l’actuelle épidémie de grippe porcine la main occulte du « Nouvel Ordre Mondial ».
Le communiqué de l’Organisation mondiale de la Santé (OMS) signalant le début de l’épidémie du H1N1 est daté du vendredi 24 avril. Dès le lendemain, le web conspirationniste est entré en effervescence.
Sur YouTube, une vidéo postée le 25 avril 2009 explique :
« Grippe porcine en provenance du Mexique ?! OUI ! Un virus composé d’un COCKTAIL de gènes inconnus et d’origines diverses : une jolie bombe de laboratoire sans doute ! (…) Un apéritif viral destiné à éliminer un grand nombre des habitants de la planète grâce à une pandémie et une propagande bien organisées qui rappellent le retour du Moyen-Age et des Seigneurs de la Guerre (donc des serfs) ? (…) Les camps de la FEMA aux USA, des camps vides construits sur le modèle des camps de concentration, vont-ils être activés dans le cadre d’une gigantesque vaccination ? (…) L’étape en cours d’alerte mondiale relève d’un vaste plan de propagande visant à procéder à une vaccination à travers laquelle la puce RFID (dont des millions d’unité ont été importées en Europe en 2008) sera implantée sous la peau de millions de gens à travers le monde. »
Les thèses qui sous-tendent ces délires complotistes sont parfaitement résumées par Audrey Garric dans un article publié aujourd’hui sur Le Monde.fr :
« La grippe porcine aurait (…) été développée en laboratoire avant d’être diffusée délibérément dans le monde, les gouvernements auraient mis en place une force secrète pour créer et diffuser un virus très virulent afin de limiter l’accroissement de la population mondiale. (…) Le virus serait une tentative pour assassiner le président américain Barack Obama lors de sa visite [à Mexico le 16 avril dernier], ou encore l’action d’une entreprise de relations publiques qui tenterait de promouvoir un nouveau vaccin. »
Aux Etats-Unis, les sites Infowars.com et PrisonPlanet.com, du conspirationniste américain Alex Jones, colportent la rumeur en mettant en ligne des textes comme celui-ci expliquant, dès le 25 avril, que le virus de la grippe porcine aurait été mis au point dans un laboratoire… ou comme celui-là selon lequel « l’attaque à la grippe porcine est probablement un beta-test » (sic) !
En version francophone, la nébuleuse conspirationniste n’est pas en reste. L’Observatoire du 11-Septembre et du Nouvel Ordre Mondial (dont le nom est à lui seul tout un programme) se demande si la grippe porcine ne ferait pas « partie intégrante du plan occulte pro-NWO (pro-Nouvel Ordre Mondial – NDLR) de domination mondiale par une élite éclairée ? » Le blog Nouvel Ordre mondial : Avènement de l’Antéchrist lui emboîte le pas (ici et là). Conspiration.cc (le site du reopeniste canadien “Nenki”) renvoie à des extraits d’émission d’Alex Jones mis en ligne sur YouTube. Pour le site Mondialisation.ca, le responsable est tout désigné : il s’agirait de… Donald Rumsfeld ! La CIA serait également dans le coup selon le site Mecanopolis. Evidemment, tout cela ne serait pas sans rapport avec le groupe Bilderberg…
Devant ce triste cortège de délires complotistes, il convient de saluer l’effort de ceux qui, tels David Steven du site Globaldashboard.org, essayent d’aller à contre-courant et de répondre à chacune des assertions conspirationnistes sur la grippe porcine. Son article, mis en ligne le 26 avril dernier pour répondre à Alex Jones, a déjà été mis à jour huit fois et repris par Mick Fealty pour le quotidien britannique The Telegraph (lire : “ Beware of swine flu conspiracy theories… ”).
Au-delà de l’aspect farfelu de ces thèses, on peut légitimement se demander quelle est l’origine du virus. Pour le magazine scientifique New Scientist, l’épidémie actuelle de la mal nommée “grippe porcine” semble bien davantage due à notre mode de production agricole qu’à une prétendue manipulation humaine en laboratoire (lire : “ Is swine flu a bioterrorist virus? ”).
Sources :
* Audrey Garric, « Grippe porcine : panique et conspiration vont bon train sur Internet », Le Monde.fr, 28 avril 2008.
* Michael Le Page, “ Is swine flu a bioterrorist virus? ”, The New Scientist, April 27th, 2009.
* David Steven, “ Swine flu cooked up in a lab ”, Globaldashboard.org, April 26th, 2009.
Voir aussi :
* Le sida, la grippe aviaire, Henry Kissinger et la Torah
Lire également : Grippe A : Et revoilà les
théories du complot, par Philippe Berry.Mise à jour (04/05/2009) :
Voir le dessin de Martin Vidberg : Le H1N1, une attaque biologique ?
Mise à jour (07/05/2009) :
* Lire : Sanofi Pasteur investit au Mexique, pure coïncidence, par Sophie Verney-Caillat, Rue89, 4 mai 2009.
* Lire : GRIPPE A – Rassurez-vous, c’est un complot !, par Marie-Pierre Parlange.
* Le 4 mai 2009, l’éditorialiste syrien Charles Kamleh expliquait, dans le quotidien gouvernemental syrien Techrine, que “la conspiration porcine” pourrait être le produit de laboratoires américains spécialisés dans le développement des virus. Lire la dépêche sur le site de MEMRI (source originale en arabe ici).

Parmi les candidats figurant sur la liste “antisioniste” présentée par Dieudonné pour les élections européennes, on compte un dénommé Christian Cotten, responsable du site Politique de vie. “Psychosociologue et psychothérapeute”, Christian Cotten a évoqué “la fausse épidémie de grippe” actuelle, visiblement convaincu d’une manipulation (source : Abel Mestre et Caroline Monnot, « Dieudonné présente un assemblage hétéroclite aux élections européennes », Le Monde.fr, 9 mai 2009). Christian Cotten croit par ailleurs que les attentats du 11-Septembre ont été perpétrés par l’administration Bush. Il est l’auteur de la théorie du complot selon laquelle les attentats de Madrid auraient été planifiés par José María Aznar, George W. Bush, Nicolas Sarkozy et l’Etat d’Israel (source : « Dominique, Jacques, Nicolas et les autres : l’implication française dans les attentats de Madrid de mars 2004 »).
Le 6 mai 2009, le journal du Hamas Felesteen a publié un article selon lequel la grippe porcine aurait été diffusée par « les sionistes » : « Cette maladie, est-il écrit dans l’article, est potentiellement plus dévastatrice qu’une bombe atomique. Ce qui est saisissant, c’est que les sionistes ont commencé à diffuser la maladie dans (les pays occidentaux)… Ces oppresseurs ont déclaré la guerre à Allah » (source : CCRI, 10 mai 2009).
Est-ce qu’on peut encore faire l’hypothèse de décisions politiques dont les buts réels ne sont pas ceux qui sont affichés, et qui ont été décidées loin en amont de leur annonce médiatique ? Gouverner, c’est prévoir. Garder le pouvoir, demande du travail. Pourquoi nos gouvernants se passeraient-ils d’une réflexion anticipatrice, et nous décriraient-ils réellement leurs intentions ? Supposer que cela existe traduirait-il vraiment un positionnement erroné qui nous ferait voir du complot partout ?
La théorie du complot est une rumeur.
Je ne veux pas dire qu’il n’existe pas de complots : il y a toujours eu des personnages de l’Histoire qui se sont unis dans l’ombre pour parvenir à avoir un pouvoir sur les événements à l’insu d’autrui. Et je ne vois aucun élément permettant d’affirmer que notre époque, qui ne brille pas par un sens moral exacerbé, ni par un sens du bien commun particulièrement partagé par les dirigeants de nos pays soi-disant civilisés, soit indemne de ce phénomène. Lequel phénomène est aussi ancien que l’histoire de la domination d’un groupe par un mammifère gagnant sa place à coup de griffes ou de cornes, justifiant par là la tentative de putsch d’autres mammifères moins chanceux.
Donc, il est très possible, et pour moi certain, qu’il existe des complots. J’emploie ce terme au pluriel. Et au sens large. Alors que, dans la formule de titre, celle que l’on entend dès que l’on suppose une volonté délibérée d’arriver à des fins que la dispersion et le caractère limité des actions dissimulent mal, on parle DU complot. L’emploi du singulier va ridiculiser celui qui évoque une intentionnalité cachée.
La rumeur, c’est qu’il existerait une théorie unique du complot. C’est, en quelque sorte, une rumeur, parce que c’est la répétition d’une affirmation fausse devenant vraie aux yeux du plus grand nombre du simple fait de la répétition. Cette rumeur suggère, non qu’il existe un complot, mais qu’il existe des paranoïaques, ou de doux dingues, partageant le fantasme infondé que les puissants se concertent pour prendre des décisions visant à asservir les populations et à les maintenir dans un état de passivité garante de la stabilité du pouvoir en place.
La rumeur est simple, c’est ce qui lui donne son efficacité « Oh, toi, tu crois à la théorie du complot ! »
C’est assez subtil : accuser l’autre, voire l’accuser de ce que l’on fait soi-même, est une tactique perverse très classique. Tout occupée à tenter de se disculper, la cible de l’attaque n’a plus autant d’énergie pour confronter le pervers à son éventuelle culpabilité. De plus, les manœuvres perverses ou simplement manipulatrices, ne vont pas mettre en exergue l’action de l’autre, mais son être : « Vous dites cela parce que vous êtes un idéaliste éloigné de toute réalité », « Vous réagissez comme cela parce que vous êtes une femme, vous avez vos “nerfs” », « Il faut vraiment être naïf, pour dire des choses pareilles ! » Ce n’est pas l’énoncé qui est critiqué, mais l’énonciateur.
Je considère que l’évocation presque systématique de cette fantasmatique théorie, en réponse à quiconque tente d’avoir une vision générale éventuellement critique de l’évolution en cours de nos sociétés, et de l’ensemble des décisions politiques prises, participe de tous ces phénomènes. Et que cela se propage comme une rumeur.
Paradoxalement, le fait que la formule évoque un seul complot, infériorise l’interlocuteur (qui n’a en général pas parlé de complot, et encore moins, d’un seul complot) en le faisant passer pour un naïf. C’est plutôt fort, comme manipulation : qu’une tentative de compréhension lucide, au-delà de la soupe informative qui nous est servie, soit qualifiée d’une façon qui la taxe de naïveté, me semble relever d’un degré assez élevé de rouerie. Celle-ci ne concerne pas ceux qui propagent la rumeur, mais ceux qui l’initialisent, si tant est qu’ils existent.
De plus, ramener toute hypothèse à la même qualification, disqualifie la réflexion menée. Rien à en dire, rien à en penser : « C’est la “théorie du complot” ». Sous-entendu : « C’est donc faux ».
Celui qui est ainsi interrompu dans son élan réflexif ne trouve pas toujours la parade.
Je suggérerais, pour ceux qui sont confrontés à ça, de renvoyer la balle, comme le conseillent les auteurs ayant travaillé sur la manipulation. Par exemple « Qui parle de complot ? », « Vous avez un argument à opposer à mon hypothèse et qui l’infirme ? » « Et pourquoi pas, cela n’a jamais existé, les complots ? » Peu importe le choix que l’on fait dans sa réponse, le but, c’est de ne pas se laisser empêcher de penser ni de dire. Le moyen, c’est d’interroger la remarque de l’autre, de la disqualifier de la même façon manipulatrice, ou de l’ignorer. Bref, de ne pas y répondre.
J’ai pris l’exemple de cette phrase souvent entendue, mais je pense que l’on peut en trouver d’autres : « Allons, il faut être pragmatique », « C’est la mondialisation, c’est irrémédiable, on ne peut rien y changer, on peut juste s’adapter », « C’est de l’utopie, et on a vu où cela menait, l’utopie… », etc.
Cette élaboration m’est venue quand j’ai constaté, entre autres, que des gens intelligents me renvoyaient cette formule lorsque je formulais des hypothèses, en constatant que la succession des décisions prises au niveau de l’Education nationale, et ce depuis de nombreuses années, a abouti, non à une amélioration des résultats au niveau de la culture des élèves, de leur capacité à réfléchir et à penser d’une façon créative, à savoir faire des analyses et des synthèses, et apprendre des choses complexes, mais, au contraire, à une diminution des compétences dans tous ces domaines. Il a fallu du temps pour parvenir à ce résultat qui contribue à rendre la jeunesse beaucoup moins contestataire qu’elle ne le fut (ce n’est pas le seul paramètre, j’en suis bien consciente !)
Mais, pour le coup, je trouve très naïf de penser que cette évolution soit le seul fruit du hasard, comme je trouve étonnant que les mesures en cours concernant les enfants ne dessillent pas les yeux de ceux qui balaient si facilement l’idée d’une décision politique déterminée à l’origine de ces décisions. Sans parler d’un complot, le moins que l’on puisse dire c’est qu’on ne voit pas de signes d’une volonté d’amener le plus grand nombre d’élèves vers l’excellence, et d’aider au maximum ceux qui ont des difficultés. Le livre de Liliane Lurçat, publié en 1998, La Destruction de l’enseignement élémentaire et ses penseurs, analysait déjà ces phénomènes, répétition de ce qui s’est produit aux Etats-Unis avec un décalage de quelques années.
On peut appliquer ma remarque à d’autres domaines, je ne les détaillerai pas. Je souhaitais juste continuer ma propre réflexion sur ces mécanismes qui éteignent facilement les discussions, affadissent les débats, et nous conduisent, si l’on n’y prend garde, vers la pensée unique.