De la « sorcellerie » aux « réseaux » : la récupération complotiste du meurtre de Lola

« Crime rituel », « sorcellerie », « manipulation » ou même « trafic d’organe » : l’effroyable assassinat, en octobre 2022, de la petite Lola Daviet, qui avait déchaîné les passions à l’extrême droite, enflamme également une partie de la complosphère. La semaine dernière, alors que se déroulait le procès de Dahbia Benkired, sa meurtrière, condamnée vendredi à la réclusion à perpétuité incompressible, l’idée d’une vérité que la justice chercherait à étouffer a refait surface.

En porte-drapeau, Karl Zéro, ancien animateur-vedette de Canal+ reconverti dans la traque des « réseaux pédocriminels ». Dès décembre 2022, quelques semaines après ce crime odieux, il expliquait déjà, au micro complaisant d’Éric Morillot, ne pas croire en la thèse d’une meurtrière unique : « pour moi il y a eu intervention d’autres personnes ». Admettant cependant n’avoir « aucune preuve », il reconnaissait avoir mis deux enquêteurs sur le dossier. Mais à force de chercher, finit-on forcément par trouver ?

Enfants Zouhri

Courant 2023, Karl Zéro entre en contact avec trois proches de Dahbia Benkired. Son ex-petit ami d'abord, Mustapha M. ; puis Friha et Katiba, les deux sœurs de la suspecte. À l’été 2023, il publie leurs révélations en Une de son magazine, L’Envers des affaires, évoquant un « crime sous emprise », ou encore « des rites sataniques » et « une manipulation » dont Dahbia aurait été l’objet. Relayé par Myriam Palomba, puis interrogé par le média Juste Milieu, Karl Zéro dresse un parallèle avec les cas de Michel Fourniret et Marc Dutroux, qui selon lui n’auraient pas été des « prédateurs isolés » mais les têtes de proue de réseaux pédocriminels.

Le 21 octobre 2025, au micro de Clémence Houdiakova chez Tocsin, l'un des nouveaux hubs de la complosphère hexagonale, il détaille ses découvertes, basées sur les témoignages des trois proches de Dahbia : « Mustapha [dont le nom est bippé − ndlr] m’a contacté en me disant "c’est pas l’histoire qu’on croit, y'a derrière un pendant un peu occulte" ». Dahbia aurait commencé à fréquenter, quelques mois avant son crime, un certain Fatah, qu’elle aurait présenté à sa sœur Katiba comme un « grand sorcier », ou même un « djinn » (une sorte de démon dans le folklore islamique − ndlr). « À mon avis, c’est lui qui l’a envoyée » estime Katiba dans un entretien avec Karl Zéro diffusé sur X, Dahbia lui ayant avoué avoir agi comme si « une personne (la) dirigeait ». Pressé par Clémence Houdiakova de dévoiler ses conclusions, Karl Zéro s’exécute : « c’est quelque chose dont on lui a intimé l’ordre [...], un mobile je dirais aussi d’ordre financier », précisant un peu plus loin qu’« aussi bien au Maroc qu’en Algérie, ils tuent les enfants pour offrir le sang à des djinns, qui vont les aider à trouver des trésors cachés ».

Karl Zéro se réfère au mythe des enfants Zouhri, une croyance liée à la magie noire au Maghreb, où elle donne parfois encore lieu à des assassinats. Pour alimenter cette thèse, il s’appuie notamment sur le fait que Dahbia Benkired a inscrit sur les pieds du corps de Lola les chiffres 0 et 1, pratique qui, selon lui, serait directement liée à la sorcellerie. Pour justifier ce geste mystérieux, l’accusée a dit avoir vu sa victime « comme un mouton », expliquant qu’« au bled, on écrit sur les moutons les chiffres 0 et 1 ». S’il n'est pas exclu que ces croyances ont pu entrer en ligne de compte dans les gestes de Dahbia Benkired, l’interprétation maximaliste qu’en font ses proches et Karl Zéro les font sombrer dans les eaux troubles du complotisme.

#Lola Un crime sans mobile ? Non. Mais oseront-ils en parler au procès ? pic.twitter.com/VYcQlQ2bmj

— Karl Zero Absolu (@karlitozero) October 17, 2025

L’ancien présentateur appuie la crédibilité de sa démonstration sur le fait que Dahbia Benkired n’a pas été déclarée irresponsable de ses actes, qu’elle n’est donc « pas folle » et a agi « dans un but bien précis ». Il affirme avoir mené son enquête pour « fournir une réponse à la famille » quant au mobile du crime, déplorant que ni la police ni la justice n’aient jugé utile de poursuivre cette piste. Alimentant l’idée d’une volonté de couvrir d'hypothétiques réseaux pédocriminels, il déplore ainsi que les juges n'aient pas « souhaité enquêter » sur le volet « occulte » de l'affaire. « Certains ont fait du mal à ce dossier en y ajoutant des dimensions totalement hallucinantes » a regretté le président du tribunal lors de l’audition, mardi dernier, de Mustapha M., qui avait évoqué la piste d’une « secte pédosatanique ».

« Forces occultes » et francs-maçons

Dès les premiers jours ayant suivi le meurtre, mi-octobre 2022, alors que l’extrême droite se déchaînait contre des autorités coupables, selon elle, de ne pas avoir fait expulser la meurtrière, qui avait fait l’objet d’une obligation de quitter le territoire français, des figures de la complosphère préféraient pointer vers d’autres responsabilités.

Véronique Lévy évoquait ainsi « la piste du pédo satanisme et du traffic (sic) d'organes », ou encore un « sacrifice », avec une « méthode opératoire » qui pourrait être un « maquillage de l'occulte à mille têtes »... Même son de cloche de la part de Christian Combaz, alias Campagnol tvl, ou encore du conférencieur soralien Youssef Hindi, « chercheur indépendant » qui, déjà, faisait le parallèle avec Marc Dutroux ou Nordahl Lelandais : « Si vous croyez que cette sorcière de Dhabia (sic) est une tueuse isolée, vous êtes très naïfs ».

Un mois plus tard, en novembre 2022, le même Youssef Hindi tirait le fil d’une autre hypothèse, encore plus farfelue, celle d’un lien avec... l’affaire Epstein : « Bloomberg, un homme lié au pédocriminel Epstein, finance une fondation en hommage à Lola. Rien d’anormal ? Quand je disais que cette affaire cachait peut-être un réseau »... Si le soutien financier du milliardaire et ancien maire de New-York est avéré, son éventuel lien avec les crimes de Jeffrey Epstein l’est beaucoup moins, et l’analyse que fait ici Youssef Hindi obéit à l’une des règles d’or du complotisme : interpréter de vagues coïncidences comme des preuves accablantes.

C’est précisément ce que fait désormais un autre média, devenu poids lourd de la complosphère, Géopolitique Profonde, en développant les thèses de Youssef Hindi ou de Karl Zéro. Dans une vidéo publiée mardi 21 octobre, en plein procès, Nicolas Stoquer, l’un des animateurs vedettes de la chaîne YouTube, suivie par près de 400 000 personnes, qui officie également sur les ondes de Radio Courtoisie, déballe pendant 50 minutes « les horreurs que cachent cette affaire ».

Tout y passe : satanisme, sorcellerie, réseaux pédocriminels, liens occultes avec l’assassinat de Samuel Paty ou même avec Emmanuel Macron, suspecté parce qu'il avait reçu le père de la jeune fille le lendemain de l'horrible assassinat ! « Pourquoi toutes ces mauvaises fées viennent se pencher sur le cercueil de la jeune Lola et de ses parents ? » s’interroge Stoquer, suggérant que Michael Bloomberg voulait « acheter le silence » de la famille, avec l’idée étrange qu’une donation puisse suffire à s’assurer le silence de parents traumatisés...

Dans l’article − délirant − qui accompagne la vidéo, on évoque « un rituel sacrificiel orchestré par des forces occultes » et l’on apprend notamment que la rue d’Hautpoul, où le corps fut retrouvé, « renvoie à un château du même nom » lié « à des légendes de trésor et de magie » : « le choix de ce site évoque un message codé destiné à un cercle fermé d’initiés », à savoir « les cercles financiers transatlantiques, la franc-maçonnerie politique et les réseaux de protection judiciaire ». L’article dénonce « un scénario monté pour canaliser la colère populaire, détourner les soupçons et protéger les véritables auteurs », quand Stoquer blâme lui une justice où « tout ce qui dérange est balayé d’un revers de main » et « une enquête où, semble-t-il, il n’y a pas beaucoup d’imagination »... Un reproche qu’on ne pourra pas faire à Géopolitique Profonde.

Au même moment, des seconds couteaux de la complosphère leur emboîtent le pas. Sur X, David van Hemelryck, aperçu récemment en prière devant le Sacré Cœur au côté du fantasque Francis Lalanne, dénonce pêle-mêle « le sacrifice rituel de Lola où la police laisse tranquille les commanditaire » ou un procès « mascarade pour protéger les coupables », orchestré par  « les juges (franç maçons ?) », se risquant même à un parallèle avec la fuite des auteurs du spectaculaire cambriolage au Louvre survenu dimanche dernier : en Russie estimait-il, « les satanistes qui ont commandé le sacrifice auraient été retrouvés ». De son côté, le twittos complotiste Stanislas Berton, dénonçait une affaire judiciaire où « la sorcellerie, la possession démoniaque et les sacrifices rituels sont les angles morts ».

La plupart disent s’exprimer pour rendre la vérité à une famille brisée ou dénoncer une justice qui chercherait à protéger des réseaux pédocriminels et satanistes. Face à la réalité de cet assassinat sordide, on se demande parfois jusqu’où la complosphère est capable de repousser les limites de l’indécence.