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De Duclos à Mélenchon : la défense accuse

Publié par Sylvain Boulouque03 novembre 2018

Au faîte de sa puissance, le Parti communiste n’hésitait pas à dénoncer une collusion entre journalistes, juges et policiers. Et si Jean-Luc Mélenchon n’avait fait que reprendre à son compte une ligne de défense bien éprouvée ?

Jean-Luc Mélenchon au local de la France insoumise (16 octobre 2018 ; capture d'écran : Quotidien)

Présent pendant toute l’entre-deux-guerres, le recours à la théorie du complot comme clé d'explication des événements par le mouvement communiste international atteint son apogée pendant la Guerre froide. Depuis le départ des ministres communistes en 1947, le PCF et ses organisations de masses multiplient les coups d’éclat et les actions violentes.

A l’automne 1947, le PCF conduit  des grèves semi-insurrectionnelles. L’année suivante, en septembre-octobre 1948, la grève des mineurs prend également la forme d’émeute. La tension est à son comble. En 1950, le militant communiste Henri Martin est arrêté pour son action antimilitariste. Des perquisitions ont lieu dans les locaux du PCF, l’État craignant le développement de foyers de propagande antimilitariste à proximité des casernes mais aussi le blocage d'infrastructures militaires. Pendant deux ans, le PCF déploie une intense activité de propagande pour dénoncer la guerre en Indochine et la guerre de Corée.

Le 28 mai 1952, une grande manifestation est organisée par le Mouvement pour la Paix (une organisation contrôlée par le PCF) pour protester contre la venue à Paris du général américain Matthew Ridgway, nommé à la tête de l’OTAN (dont le siège est à Fontainebleau) et accusé par la presse communiste d’avoir mené en Corée une guerre bactériologique au moyen d'insectes infectés de bacilles dangereux comme la peste ou le choléra. La manifestation, au cours de laquelle on dénonce « Ridgway la peste », est frappée d’interdiction mais le PCF la maintient et les affrontements sont violents et nombreux. En fin de soirée, après la dispersion des manifestants, Jacques Duclos, alors secrétaire général du PCF par intérim (Maurice Thorez séjourne en URSS où il se fait soigner) est arrêté après la découverte de deux pigeons « qui viennent d'être fraîchement étouffés » dans le coffre de sa voiture ainsi qu’un pistolet et un cahier de notes contenant des comptes rendus de réunions. Le lendemain, Duclos est inculpé pour atteinte à la sûreté de l'État. Des perquisitions sont lancées sur tout le territoire et, dans plusieurs locaux, les services de police trouvent des armes (comme à Toulon).

En guise de riposte, le PCF dénonce un complot d'État. La CGT appelle à la grève générale avant de se raviser. Une technique rhétorique bien rodée qu'il est difficile de ne pas rapprocher de la séquence récente au cours de laquelle Jean-Luc Mélenchon s'est présenté en victime d’une machination politico-judiciaire :

Jacques Duclos, 30 mai 1969 (capture d'écran : INA)

1. « La défense accuse » : cette expression, titre d’un ouvrage de l’avocat communiste Marcel Willard, inspirera les plaidoiries dites de rupture. L’ouvrage rencontre un certain succès, connaissant trois éditions successives. Willard y rappelle les préceptes léninistes : ne rien dire qui puisse renseigner l’adversaire sur la vie intérieure et l’activité de l’organisation ; ne pas renseigner l’ennemi sur ce qu’il doit ignorer ; surtout – et c’est là le plus important –, attaquer le régime accusateur, s’adresser aux masses par-dessus la tête du juge. Une ligne appliquée au cours du procès de Georgi Dimitrov. A Leipzig, entre septembre et décembre 1933, les nazis veulent juger le dirigeant communiste. Celui-ci réussit à retourner l’auditoire et obtient l'acquittement. Dans la majorité des procès et des enquêtes, c'est de la sorte qu’agissent les militants communistes. C’est exactement cette ligne qu’utilise le PCF en 1952 quand il s’agit de montrer que Duclos est victime d’un complot. L’idée est simple : plutôt que paraître se justifier face aux accusations, les militants communistes subvertissent le procès : c’est la justice et la police, réputées « aux ordres », qui sont accusées de persécuter les communistes tandis qu’on instille l’idée que « le Système » a quelque chose à cacher. Vilipendant la « Macronie », Jean-Luc Mélenchon n’a-t-il pas déclaré que « la violence du choc que nous subissons est proportionnelle à la peur que nous inspirons à juste titre à nos adversaires » ?

2. « Le parti se renforce en s’épurant » : la phrase est de Ferdinand Lasalle. Elle a été reprise et mise en exergue par Lénine en introduction de son Que faire ?, le bréviaire de tout militant révolutionnaire pendant des décennies. Cette référence a été utilisée implicitement par Jean-Luc Mélenchon dans sa conférence de presse du 19 octobre 2018 : « il est certain que sans doute ici et là des esprits faibles auront peut-être été impressionnés [mais] je ne crois pas que nous ayons été atteints, tout au contraire, beaucoup ont été galvanisés ». L’idée est la suivante : les crises, les déstabilisations venues de l’extérieur, loin d’affaiblir le Parti, permettent au contraire de trier le bon grain de l’ivraie, d’éliminer les éléments impurs et de consolider l’appareil.

3. La dénonciation du journalisme, « chiens de garde » et complices du pouvoir : la chanson consacrée à l'écrasement de la Commune de Paris par Eugène Pottier, « Elle n'est pas morte» (1886), fustige les « journalistes policiers, marchands de calomnies ». En décembre 1923, L'Humanité dévoile le scandale du financement d'une partie de la presse française par la Russie tsariste sous le titre « Ce que les honnêtes gens doivent savoir : l’abominable vénalité de la presse française ». La gauche communiste dénoncera par la suite régulièrement les « journalistes à la solde de l’impérialisme » et du régime. Ajoutant l’invective (« menteur ») et le mépris (« abrutis ») à la dénonciation, Mélenchon réactualise ce lieu commun sous-entendant que les journalistes non seulement servent « le Système » mais le ferait de surcroît sans aucune conscience.

4. L’atteinte au « représentant du Peuple » : en juillet 1952, c’est Aragon qui, dans La Nouvelle critique (une revue théorique du PCF), se fend d’un portrait de Jacques Duclos dénonçant « l’abominable attentat perpétré contre la République et la nation dans la personne de ce Représentant du Peuple ». La formule de Mélenchon (« Ma personne est sacrée ») vient comme décalquer cette expression.

5. La diversion : en 1952, l’arrestation de Duclos est tournée en dérision dans la presse communiste sous le nom de « complot des pigeons ». Les deux pigeons morts retrouvés dans le véhicule de Duclos étaient destinés à sa cuisine. Mais jusqu'à leur autopsie, les autorités soupçonnent les volatiles d'être des pigeons voyageurs servant à communiquer avec des émissaires étrangers. Le PCF parvient quasiment à faire oublier que les forces de l’ordre venaient de saisir plusieurs stocks d’armes appartenant au Parti un peu partout sur le territoire...

S’il a existé dans les sphères policières et politiques de l’époque une volonté d’attaquer le Parti communiste, la suite de l’affaire dégonfle l’hypothèse du complot politico-judiciaire : Duclos est libéré au bout d’un mois en raison d’un chef d’inculpation non valide et l’enquête conduit la Justice vers des responsables de la CGT, qui tous voient, au bout de quelques mois, des non-lieux prononcés en leur faveur. La rhétorique de retournement de l’accusation aura, quant à elle, fait la preuve de son efficacité.

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Jean-Luc Mélenchon au local de la France insoumise (16 octobre 2018 ; capture d'écran : Quotidien)

Présent pendant toute l’entre-deux-guerres, le recours à la théorie du complot comme clé d'explication des événements par le mouvement communiste international atteint son apogée pendant la Guerre froide. Depuis le départ des ministres communistes en 1947, le PCF et ses organisations de masses multiplient les coups d’éclat et les actions violentes.

A l’automne 1947, le PCF conduit  des grèves semi-insurrectionnelles. L’année suivante, en septembre-octobre 1948, la grève des mineurs prend également la forme d’émeute. La tension est à son comble. En 1950, le militant communiste Henri Martin est arrêté pour son action antimilitariste. Des perquisitions ont lieu dans les locaux du PCF, l’État craignant le développement de foyers de propagande antimilitariste à proximité des casernes mais aussi le blocage d'infrastructures militaires. Pendant deux ans, le PCF déploie une intense activité de propagande pour dénoncer la guerre en Indochine et la guerre de Corée.

Le 28 mai 1952, une grande manifestation est organisée par le Mouvement pour la Paix (une organisation contrôlée par le PCF) pour protester contre la venue à Paris du général américain Matthew Ridgway, nommé à la tête de l’OTAN (dont le siège est à Fontainebleau) et accusé par la presse communiste d’avoir mené en Corée une guerre bactériologique au moyen d'insectes infectés de bacilles dangereux comme la peste ou le choléra. La manifestation, au cours de laquelle on dénonce « Ridgway la peste », est frappée d’interdiction mais le PCF la maintient et les affrontements sont violents et nombreux. En fin de soirée, après la dispersion des manifestants, Jacques Duclos, alors secrétaire général du PCF par intérim (Maurice Thorez séjourne en URSS où il se fait soigner) est arrêté après la découverte de deux pigeons « qui viennent d'être fraîchement étouffés » dans le coffre de sa voiture ainsi qu’un pistolet et un cahier de notes contenant des comptes rendus de réunions. Le lendemain, Duclos est inculpé pour atteinte à la sûreté de l'État. Des perquisitions sont lancées sur tout le territoire et, dans plusieurs locaux, les services de police trouvent des armes (comme à Toulon).

En guise de riposte, le PCF dénonce un complot d'État. La CGT appelle à la grève générale avant de se raviser. Une technique rhétorique bien rodée qu'il est difficile de ne pas rapprocher de la séquence récente au cours de laquelle Jean-Luc Mélenchon s'est présenté en victime d’une machination politico-judiciaire :

Jacques Duclos, 30 mai 1969 (capture d'écran : INA)

1. « La défense accuse » : cette expression, titre d’un ouvrage de l’avocat communiste Marcel Willard, inspirera les plaidoiries dites de rupture. L’ouvrage rencontre un certain succès, connaissant trois éditions successives. Willard y rappelle les préceptes léninistes : ne rien dire qui puisse renseigner l’adversaire sur la vie intérieure et l’activité de l’organisation ; ne pas renseigner l’ennemi sur ce qu’il doit ignorer ; surtout – et c’est là le plus important –, attaquer le régime accusateur, s’adresser aux masses par-dessus la tête du juge. Une ligne appliquée au cours du procès de Georgi Dimitrov. A Leipzig, entre septembre et décembre 1933, les nazis veulent juger le dirigeant communiste. Celui-ci réussit à retourner l’auditoire et obtient l'acquittement. Dans la majorité des procès et des enquêtes, c'est de la sorte qu’agissent les militants communistes. C’est exactement cette ligne qu’utilise le PCF en 1952 quand il s’agit de montrer que Duclos est victime d’un complot. L’idée est simple : plutôt que paraître se justifier face aux accusations, les militants communistes subvertissent le procès : c’est la justice et la police, réputées « aux ordres », qui sont accusées de persécuter les communistes tandis qu’on instille l’idée que « le Système » a quelque chose à cacher. Vilipendant la « Macronie », Jean-Luc Mélenchon n’a-t-il pas déclaré que « la violence du choc que nous subissons est proportionnelle à la peur que nous inspirons à juste titre à nos adversaires » ?

2. « Le parti se renforce en s’épurant » : la phrase est de Ferdinand Lasalle. Elle a été reprise et mise en exergue par Lénine en introduction de son Que faire ?, le bréviaire de tout militant révolutionnaire pendant des décennies. Cette référence a été utilisée implicitement par Jean-Luc Mélenchon dans sa conférence de presse du 19 octobre 2018 : « il est certain que sans doute ici et là des esprits faibles auront peut-être été impressionnés [mais] je ne crois pas que nous ayons été atteints, tout au contraire, beaucoup ont été galvanisés ». L’idée est la suivante : les crises, les déstabilisations venues de l’extérieur, loin d’affaiblir le Parti, permettent au contraire de trier le bon grain de l’ivraie, d’éliminer les éléments impurs et de consolider l’appareil.

3. La dénonciation du journalisme, « chiens de garde » et complices du pouvoir : la chanson consacrée à l'écrasement de la Commune de Paris par Eugène Pottier, « Elle n'est pas morte» (1886), fustige les « journalistes policiers, marchands de calomnies ». En décembre 1923, L'Humanité dévoile le scandale du financement d'une partie de la presse française par la Russie tsariste sous le titre « Ce que les honnêtes gens doivent savoir : l’abominable vénalité de la presse française ». La gauche communiste dénoncera par la suite régulièrement les « journalistes à la solde de l’impérialisme » et du régime. Ajoutant l’invective (« menteur ») et le mépris (« abrutis ») à la dénonciation, Mélenchon réactualise ce lieu commun sous-entendant que les journalistes non seulement servent « le Système » mais le ferait de surcroît sans aucune conscience.

4. L’atteinte au « représentant du Peuple » : en juillet 1952, c’est Aragon qui, dans La Nouvelle critique (une revue théorique du PCF), se fend d’un portrait de Jacques Duclos dénonçant « l’abominable attentat perpétré contre la République et la nation dans la personne de ce Représentant du Peuple ». La formule de Mélenchon (« Ma personne est sacrée ») vient comme décalquer cette expression.

5. La diversion : en 1952, l’arrestation de Duclos est tournée en dérision dans la presse communiste sous le nom de « complot des pigeons ». Les deux pigeons morts retrouvés dans le véhicule de Duclos étaient destinés à sa cuisine. Mais jusqu'à leur autopsie, les autorités soupçonnent les volatiles d'être des pigeons voyageurs servant à communiquer avec des émissaires étrangers. Le PCF parvient quasiment à faire oublier que les forces de l’ordre venaient de saisir plusieurs stocks d’armes appartenant au Parti un peu partout sur le territoire...

S’il a existé dans les sphères policières et politiques de l’époque une volonté d’attaquer le Parti communiste, la suite de l’affaire dégonfle l’hypothèse du complot politico-judiciaire : Duclos est libéré au bout d’un mois en raison d’un chef d’inculpation non valide et l’enquête conduit la Justice vers des responsables de la CGT, qui tous voient, au bout de quelques mois, des non-lieux prononcés en leur faveur. La rhétorique de retournement de l’accusation aura, quant à elle, fait la preuve de son efficacité.

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à propos de l'auteur
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Sylvain Boulouque
Sylvain Boulouque est historien, spécialiste du communisme et de l’anarchisme. Il est notamment l'auteur de "Les Anarchistes français face aux guerres coloniales (1945-1962)", préface de Benjamin Stora, éd. Atelier de Creation Libertaire, 2003.
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