Tandis que le raïs égyptien assure qu’il aimerait quitter le pouvoir mais qu’il en est malheureusement empêché par peur de favoriser une situation de chaos dans son pays, le chef du renseignement militaire, Omar Suleiman, livre une lecture très conspirationniste de la situation. Il n’est pas le seul…
Hier soir, le général Suleiman, récemment nommé vice-président, expliquait à la télévision publique égyptienne qu’il allait étudier les violences entre manifestants anti- et pro-Moubarak « en considérant qu’il s’agit d’un complot », fomenté par des gens en Egypte même ou à l’étranger. « Il est possible qu’il y ait plusieurs desseins étrangers, ou des Frères musulmans (…) ou de certains partis ou d’hommes d’affaires. La plupart de ceux qui sont toujours à la place Tahrir ont des desseins spécifiques ».
Pendant ce temps, le régime iranien fait entendre un son de cloche diamétralement opposé, relayé par la voix de Thierry Meyssan sur le site du Réseau Voltaire : « plus que la répartition des richesses, les manifestants mettent en cause le système capitaliste pseudo-libéral imposé par les sionistes ». Faisant feu de tout bois, le célèbre théoricien du complot accuse même Omar Suleiman d’avoir introduit en Egypte « des tireurs d’élite et du matériel israéliens qui sont prêts à tuer les meneurs dans la foule ».
La rumeur de l’importation d’armes israéliennes sophistiquées en Egypte (dont des hélicoptères, des avions, des pistolets télescopiques, etc.) est apparue sur le site du Quotidien d’Algérie dimanche 30 janvier avant d’être immédiatement reprise par le site Oumma.com. Elle a essaimé lundi sur le site du Réseau Voltaire puis le lendemain sur les sites iraniens pro-gouvernementaux Press TV et IRIB ainsi que sur le site conspirationniste alterinfo.net. Elle s’appuierait sur les témoignages d’un officier de police à la retraite et d’un militant des droits de l’homme égyptiens recueillis par la chaîne de télévision Al-Jazeera. Selon eux, des avions israéliens seraient partis de Chypre pour livrer au « régime félon » d’Hosni Moubarak des armes destinées à réprimer le soulèvement populaire égyptien dans le sang. Problème : on ne trouve nulle trace d’une telle information sur les sites web d’Al-Jazeera.
Une autre théorie du complot s’est répandue ces derniers jours dans les médias égyptiens : celle des manœuvres de déstabilisations américano-israéliennes.
Dans une interview diffusée mercredi 2 février sur la télévision nationale égyptienne Al-Mehwar, une femme prétend, sous le couvert de l’anonymat, qu’elle a été recrutée par une organisation américaine puis spécialement entraînée « par des Israéliens et des Juifs » dans le but de renverser le régime de Moubarak. Apparaissant à l’image le visage flouté et sous le nom de « Shaimaa », elle explique qu’elle a été recrutée par Freedom House, une ONG américaine bien connue, fondée en 1941 (Eleanor Roosevelt fait partie des fondateurs) et dont le site web indique qu’elle a pour but de « soutenir le développement de la liberté à travers le monde ».
Après ses premiers contacts avec l’ONG, la jeune Egyptienne aurait été envoyée à Doha, au Qatar, avec un groupe d’autres jeunes pour y recevoir « un entraînement intensif pendant quatre jours. Les formateurs étaient de diverses nationalités mais parmi eux, un nombre important étaient Israéliens ». Selon elle, la principale fonction de ces derniers était de recruter des étudiants « jeunes et inexpérimentés ». De nombreux manifestants de la Place Tahrir auraient également reçus un entraînement similaire.
A la fin de l’interview, on demande à « Shaimaa » ce qui l’a amené à rendre publiques ses activités secrètes. C’est alors qu’elle fond en larmes et répond que le président Moubarak est « comme un père pour moi », raison pour laquelle elle aurait décidé de révéler ce qui lui était arrivé…
Interrogé par le journal égyptien Al-Masry Al-Youm (proche de l’opposition), l’historien Sherif Younis attribue la diffusion de ces rumeurs aux services de sécurité, à des membres du PND, le parti au pouvoir et, en général, à tous les médias dont l’existence est liée au maintien du régime actuel. Al-Masry Al-Youm rappelle que pendant des décennies, Israël a été accusé d’être la racine de tout le mal en Egypte et que, malgré l’accord de paix de 1979, le public égyptien continue à percevoir l’Etat hébreu comme « un symbole du mal ou même de Satan ».
Sources :
* Mai El-Wakil, “ Israeli conspiracy theories-for Egypt unrest-begin to spread ”, Al-Masry Al-Youm, 3 février 2011.
* Elodie Auffray & Luc Peillon, « Au moins trois manifestants anti-Moubarak tués sur la place Tahrir du Caire », Libération, 3 février 2011.
* Roee Nahmias, “ Egyptian woman: Mossad used me to topple Mubarak regime ”, Ynetnews.com, 3 février 2011.
Voir aussi :
* Ces théories du complot qui fleurissent en Tunisie
* Quid de la pensée complotiste dans le monde arabe ?
* Les rumeurs conspirationnistes font l’unanimité au Caire
* Considérations sur le 11-Septembre, la théorie du complot et
le monde arabo-musulman
Très bon article!
… Il faut lire le texte de Meyssan, il est très provocateur.
Attention, petit mélange entre deux infos. Si le récapitulatif de l’info « import de fusil de sniper » est probablement correcte, (et probablement erroné, ne serait-ce que parce qu’on voit mal le régime de Moubarak manquer de ce genre d’outil), la phrase de Meyssan porte sur des tireurs d’élite, ce qui vrai ou non fait déjà plus sens. Les tireurs d’élites israëliens sont connus et honnis à cause de leur activité à Gaza – au point que l’un d’eux a été lâché par sa hiérarchie en 2010 :
http://www.bbc.co.uk/news/10526541
Il me semble aussi inexacte de dire que ce que dit Meyssan équivaut, au moins en ce domaine, à ce que dit Téhéran (et si l’on veut voir des signes d’obédiences à tout crin dans ce qu’il dit, ceux ci pointeraient plutôt vers la Syrie). On voit par exemple à Téhéran des prêches appellant un état islamiste en Egypte, ce qui n’est pas ce que souhaite Meyssan.
Autre info importante de cet article : il est clair à présent que Meyssan s’adresse au monde arabe avant de s’adresser aux français. Une des conséquences intéressantes, c’est que ça nous montre la « normalité » pour cet auditoire arabe, et qu’en soit c’est une information d’autant plus utile qu’on ne l’a pas dans nos médias hexagonaux. En particulier le sentiment d’un pays inféodé aux USA / à Israël répendu dans le monde arabe (fort logiquement vu la politique Egyptienne).
D’ailleurs pour une fois tout le monde dit assez largement la même chose – Meyssan l’a juste dit un poil plus vite que nos médias ici, mais pas plus vite que tout le monde sur le web. La géopolitique de l’Egypte est limpide : il ne faut mettre en péril ni le canal, ni l’enfermement de Gaza. A ce titre, et même si je me réjouis de la décision en soit, il est tout à fait glaçant de voir les USA décider directement du sorts d’un pays de 70 millions d’habitants en s’entretenant directement avec ses généraux. Au nom de quoi ?
Au passage : fascinant de voir comme toute cette actualité éclipse ici ce qui vient de se passer au Liban avec la chute du gouvernement Haariri. On ne sait pas si Meyssan a tort ou raison sur le sujet, mais on sait déjà que son camp a gagné là bas.
Ces événements, qu’ils soient égyptiens ou tunisiens, nous montrent la fonction pratique des théories du complot. Et plus précisément les intérêts de qui elle sert.
Ceux qui les essaiment sur le net à propos du 11 septembre, et qui le font de bonne foi, devraient en être interpellés.
J’ai dit « devraient ».
Oh, je le suis. De façon générale je remarque que la plupart des personnes au pouvoir mise en difficulté se justifie par une théorie du complot (avec des variantes : en france où l’emploi du terme est miné, ils diront « une cabale »). En France c’est quasi systématique dans les scandales successifs tombent sur les membres du gouvernement : à chaque fois il y aurait un complot des journalistes, qui seraient tous hostiles à la droite (sauf le Figaro, que son nom soit béni). Aux USA on voit le même genre de chose, mais aussi à Caracas, Moscou, et donc dans les dictatures, etc.
Comprenons nous bien : oui, il existe, dans ce puissant trait des sociétés et des personnes à chercher des boucs émissaires, c’est à dire des responsables individuels chargés de la culpabilité collective pour éviter de se remettre en question (au moins à chaud), une sous tendance à le faire non pas sur une critique de la compétence (c’est la faute aux fonctionnaires) mais sur celle de la malveillance (c’est la faute aux banquiers). Malveillance implique planification secrète : complot.
Cette pente interne présente chez tout un chacun à différent degré, il faut la connaitre et s’en défier – et ma fréquentation régulière de ce site est en parti motivé par la capacité de ses auteurs et commentateurs à me remettre en question. Ceci dit, les choses ne s’arrêtent pas là : une tendance naturelle à chercher des complots n’a en fait pas grand chose à voir avec la réalité, mais aussi bien l’irréalité des complots. Ceux ci existent et si l’on en juge par le monde professionnel, on constate que l’attitude consistant pour un certain nombre de personne à se mettre d’accord sur un modus operandi qui sera au détriment d’autres sur un mode secret et d’une moralité criticable est très répendue. Partant de là on voit mal comment la politique international, l’espionnage et la propagande en serait exempte.
Donc vigilance sur les complots, en interne (dans la tête) et en externe (dans les faits).
PS : le complotisme n’est évidemment pas la seule « pente » et le deni face à la dissonance cognitive qui peut amener à refuser de voir les faits « nus » quand ils sont trop destabilisants en est évidemment une toute aussi forte. « Si c’était vrai, ce serait trop horrible ; donc ça ne peut pas être vrai », dit l’esprit. Le mien l’a dit aussi, pendant quelques années.
« Si c’était vrai, ce serait trop horrible ; donc ça ne peut pas être vrai », dit l’esprit.
Si je ne crois pas aux vampires ce n’est pas parce que mon esprit repousse l’horreur d’une telle réalité. C’est parce que c’est un tissu folklorique qui n’a rien à faire avec la réalité.
Main n’empêche pas but, évidemment.
Gregory, je suis d’accord avec ton 3eme point comm2…
Là, je considère que tu vas un peu vite, aussi vite que les conspirationnistes: » il ne faut mettre en péril ni le canal, ni l’enfermement de Gaza. A ce titre, et même si je me réjouis de la décision en soit, il est tout à fait glaçant de voir les USA décider directement du sorts d’un pays de 70 millions d’habitants en s’entretenant directement avec ses généraux. Au nom de quoi ? «
canal & Gaza: il y a avant tout une véritable volonté populaire de révolution dans bcp de pays de la région. Des gouvernements modernes sont souhaités par tous (sauf les rétrogrades). Il y a un pays ouvert sur l’extérieur et comme tu le soulignes très peuplé. Pourquoi mettre en avant l’argument du canal et Gaza si ce n’est pour résumer la question à une affaire de route commerciale, et sous-entendre lourdement que ce traffic commercial servirait en priorité les intérêts d’une prétendue « clique » Atlantico-sioniste, ou capitalo-sioniste. Il y a aussi des provocations, donc des provocateurs de tous bords, cet article le montre. Ce ne sont pas les progressistes.
L’Amérique ne « décide » pas pour le peuple égyptien. Elle donne son avis. Et tu imagines bien que bcp de journalistes traquent la moindre annonce américaine sur le sujet du coup on ne pense qu’à eux comme si les USA étaient seuls au monde… Il faudrait un peu plus s’intéresser aux dirigeants voisins de l’Égypte. Eux ont une influence beaucoup plus directe sur les populations, et ce ne sont pas des régimes très progressistes. On dit qu’il y a des censures sur le web en Syrie ces jours ci…
Oui, d’accord avec tout ça, sauf un point : les réunions au sommet USA / armée egyptienne, c’est quand même très particulier. Ca montre à la fois que l’Egypte est et restera un régime militaire (d’autant que ce n’est pas ce à quoi s’opposent les manifestants), que ce régime militaire admet que sa souveraineté doit supporter une ingérence des USA, ce qui est précisément une forme de féodalité.
… ouais, je ne crois pas les USA aussi impérialistes qu’à l’époque de la guerre froide. Il serait tant que les nations se prennent en main ou que d’autres s’impliquent (la Chine n’a rien fait contre les Talibans…etc). Pour l’instant les régimes rétrogrades et des idéologies fascistes ne font que pourrir les situations économiques et politiques. Ce n’est pas la première fois qu’Oumma surfe dangereusement cette grossière propagande facho… et Meyssan est aussi bas que nos pires collabos dans son texte, on se demande si on ne rédige pas pour lui à Téhéran… il faut cesser d’excuser ces gens sous des prétextes bidons d’impérialisme ou de féodalité passée, pour nier des féodalités actuelles : Meyssan/Hezbollah/Iran. Et se dire aussi qu’Israël n’aurait peut être pas un gouvernement d’extrême droite si l’hostilité environnante n’était pas aussi schizophrène.
Oui bon là je ne suis plus d’accord sur rien, hein.