Trente ans jour pour jour après l’explosion meurtrière du RER B à Saint‑Michel, le spectre d’une « exécution d’État » hante toujours la mort de Khaled Kelkal. À l’ombre de la guerre civile algérienne, le conspirationnisme prospère.

Le 25 juillet 1995, une rame de la ligne du RER B arrive à la station Saint-Michel - Notre-Dame. Il est 17 heures environ quand la sixième voiture explose. Rapidement, les pompiers décrètent le plan rouge, qui permet d’organiser les secours en cas d’urgence majeure. Les rescapés et les corps sont peu à peu extirpés de la bouche de métro : quatre personnes décèdent sur le coup, quatre autres dans les jours et semaines qui suivent*. Le bilan définitif sera de huit morts (dont un mineur) et 117 blessés.
Quelques mois plus tôt, l’équipage et les passagers du vol Air France 8969 avaient été pris en otage par le Groupe islamique armé (GIA) de Djamel Zitouni. Des otages français avaient été assassinés mais la plupart avaient pu être libérés grâce à un assaut du GIGN sur le tarmac de l’aéroport de Marignane (Bouches-du-Rhône). L’attaque du RER B s’inscrit dans ce contexte et plus particulièrement dans la série d’attentats et de tentatives d’attentats qui secouent la France de juillet à novembre 1995 sur fond de guerre civile algérienne.
Parmi les terroristes identifiés, Khaled Kelkal, abattu par l’Escadron parachutiste d'intervention de la Gendarmerie nationale (EPIGN) le 29 septembre 1995 à Vaugneray (Rhône). L’élimination du terroriste a suscité une théorie du complot selon laquelle elle aurait été ordonnée en haut lieu afin de l’empêcher de faire des révélations embarrassantes pour le gouvernement français.
Diffusée en 2005 sur M6, un numéro de l'émission « Secrets d’actualité » revient en détail sur les attentats de l’été 1995 et la mort de Khaled Kelkal. Lorsqu’il est repéré par les forces de l’ordre, dans la banlieue lyonnaise, le terroriste est armé. Les gendarmes parviennent à le rattraper et le criblent de 15 balles. Kelkal est à terre. Mais d’après le rapport d’autopsie que se sont procurés les journalistes d’M6, aucun de ses organes vitaux n’est encore touché. Des journalistes sur place filment la scène. Sur le premier plan de la vidéo, on voit l’homme lever son arme comme pour tirer, avant d’être abattu. Or, un enregistrement audio, qui débute avant cette vidéo, sème le trouble. On y entend un des gendarmes crier : « Finis-le ! » alors que Khaled Kelkal n’a pas encore levé son bras en direction des gendarmes...
Les membres de l’EPIGN ont-ils agi en état de légitime défense ou ont-ils « sciemment achevé » Khaled Kelkal. Et, dans cette dernière hypothèse, ont-ils agi de leur propre initiative, sachant qu’ils n’étaient pas une unité entraînée à la gestion de ce genre de situations ? Ou se sont-ils contentés d’obéir à un ordre exprès de leur hiérarchie ?
Quoi qu’il en soit, le commandant de la gendarmerie de Lyon, le général de division André Lorant, qui dirigeait les opérations, réfute toute consigne de cette nature : « Il n’était pas question d’abattre Kelkal [...]. A aucun moment une mission de cet ordre n’a été confiée à quiconque ».
Dans l’hémicycle, quatre jours après la neutralisation du terroriste, le Premier ministre Alain Juppé résumera : « Nous aurions préféré prendre Kelkal vivant, ce qui aurait facilité l’enquête. Il a choisi la violence, il en a payé le prix ».
Du reste, le principal complice de Khaled Kelkal dans l’attentat du RER B, Boualem Bensaïd, sera arrêté quelques semaines plus tard à Paris, jugé et condamné à la réclusion criminelle à perpétuité. On voit mal pour quelles raisons il aurait été épargné si un ordre pour l'empêcher de parler avait existé. Lors de son procès en 2002, Bensaïd revendiquera son appartenance au GIA. Interrogé par le ministère public sur les bombes fabriquées pour les attentats, il répond : « Des bombes ? Vous [les Français] en avez fait exploser partout. En Allemagne à la fin de la guerre, à Mururoa, en Algérie ! Et pour reprendre l’Indochine, vous avez tué tous les Chinois ! » (sic). Toutefois, un an plus tard, lors de son procès en appel, il affirmera, sans convaincre, n’avoir « jamais appartenu au GIA », indiquant que ce sont les enquêteurs et les juges qui l’ont accusé et qu’il a « laissé faire ». Ayant purgé sa période de sûreté de 22 ans, il devrait être libéré dans quelques jours, vendredi 1er août. À condition d’être immédiatement expulsé vers l’Algérie.
L’idée d’une élimination délibérée de Kelkal pour l’empêcher de révéler des éléments compromettants pour les autorités françaises s’insère dans un récit conspirationniste plus global faisant du GIA la marionnette du Département du renseignement et de la sécurité (DRS), les services secrets algériens, et de la campagne d'attentats de 1995 une « opération de guerre psychologique ».
L’Algérie est alors plongée en pleine « décennie noire » (1992-2002). Depuis l’irrésistible poussée électorale du Front islamique du salut (FIS) et la suspension du processus démocratique en janvier 1992, le pays est le théâtre d’une guerre civile sanguinaire opposant l’armée algérienne aux islamistes. Des islamistes, tel l'assassin du président Boudiaf en juin 1992, Lambarek Boumaarafi, ont fait partie de l’appareil sécuritaire algérien. Lequel a, de son côté, plus que probablement infiltré le GIA. Toutefois, il y une différence majeure entre le fait d’obtenir des informations via un agent infiltré et le fait de noyauter un groupe terroriste entier au point d’être capable de le manipuler. Trente ans plus tard, rien ne permet d'affirmer que ces infiltrations supposées auraient permis au DRS de perpétrer sciemment des attentats sur le territoire français sous couverture du GIA.
Dans Françalgérie. Crimes et mensonges d'États (La Découverte, 2004), les journalistes Lounis Aggoun et Jean-Baptiste Rivoire estiment pourtant que « plusieurs indices convergents » confirment que les organisateurs des attentats de Paris travaillaient en réalité pour le DRS. Non seulement Djamel Zitouni serait un agent infiltré, mais Ali Touchent, le « cerveau » du GIA en Europe, aurait été « retourné » par les services de renseignements algériens. « Pour empêcher la France de changer de politique en pleine préparation de l'élection présidentielle algérienne et à quelques semaines d'échéances économiques fondamentales pour Alger, le DRS va se servir de la couverture du GIA pour organiser des attentats terroristes en Europe », lit-on.
Les deux journalistes suggèrent aussi fortement que des responsables français avaient connaissance de cette réalité et toléraient les hypothétiques agissements criminels du DRS sur le territoire français. Si les journalistes ne vont pas jusqu’à affirmer que Kelkal a été tué pour empêcher des révélations sur une possible passivité coupable du gouvernement français, toute leur thèse est compatible avec un tel scénario puisque, selon eux, le groupe terroriste auquel il appartenait était bel et bien manipulé par le DRS.
Publié en 2004 aux éditions de La Découverte, leur livre rencontre à l’époque un certain retentissement médiatique, notamment dans Les Echos et au journal télévisé de France 3.
Problème : les sources citées par les auteurs sont pour la plupart indirectes ou anonymes. Plus de vingt ans après la publication de Françalgérie. Crimes et mensonges d'États, aucune preuve solide n’est jamais venue étayer de manière crédible l’hypothèse selon laquelle Paris aurait fermé les yeux, voire collaboré avec les renseignements algériens pour couvrir les « vrais » responsables de l’attentat du 25 juillet 1995.
Du reste, un élément déterminant de la campagne d’attentats terroristes de l’été 1995 est régulièrement minimisé ou passé sous silence chez les tenants de la thèse de la manipulation : la logique propre de l’islamisme radical de cette époque. Dès 1994, les attentats en France étaient justifiés, dans les publications du GIA, comme une punition contre le soutien occidental au régime algérien. En août 1995, Djamel Zitouni adresse à la France deux communiqués en arabe, sommant le président Jacques Chirac de se convertir à l’islam dans les trois semaines, revendiquant les attentats « au cœur même de la France et dans ses plus grandes villes » et promettant la conquête de la France par l’islam, « de gré ou de force ». Jusqu’à preuve du contraire, le GIA n’avait pas besoin d’être instrumentalisé pour commettre des attentats contre des civils. En Algérie aussi bien qu’en France.
Voir aussi :
* Annie Aupeix, 55 ans, Véronique Brocheriou, 26 ans, Maria Isabel Costa Barbosa, 32 ans, Maria Odette Garcia Ferreira, 31 ans, Pierre-Henri Froment, 35 ans, Sandrine Girier-Dufournier, 24 ans, Jean Groll, 57 ans et Alexandre Hurtaud, 16 ans.
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