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Yitzhak Rabin, des balles et des fables

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Publié par David Medioni04 novembre 2025, ,

Trente ans après l'assassinat du Premier ministre travailliste par un fanatique religieux, les théories du complot permettent à la droite nationaliste au pouvoir de s’exonérer de sa responsabilité morale.

Montage CW.

L'assassinat d’Yitzhak Rabin il y a trente ans aujourd'hui continue de faire l’objet d’une bataille mémorielle où les faits établis par la justice se heurtent à une myriade de récits concurrents. Les faits, pourtant, sont connus.

Yitzhak Rabin, Premier ministre d’Israël et prix Nobel de la paix 1994 pour avoir signé les accords d’Oslo avec le leader palestinien Yasser Arafat, est tué le 4 novembre 1995 à Tel Aviv, à l’issue d’un grand rassemblement en faveur du processus de paix. En quittant la scène, alors qu’il descend vers sa voiture officielle, il est approché par Yigal Amir, un jeune militant issu du sionisme religieux radical, farouchement opposé à Oslo. Il lui tire dessus à bout portant.

Rabin est transporté d’urgence à l’hôpital Ichilov, où il succombe peu après à ses blessures. Cet assassinat choque le pays et le monde : pour une partie des Israéliens, c’est le moment où la violence politique venue de la droite nationaliste religieuse a franchi une ligne rouge, en passant des slogans (Rabin était qualifié de « traître » et de « nazi ») aux actes. La justice a enquêté et son verdict est sans ambiguïté : Yigal Amir a assassiné le Premier ministre. La commission présidée par le juge Meïr Shamgar a confirmé l’action solitaire d’Amir, lequel a revendiqué son geste et l’a justifié au nom du din rodef – un principe talmudique détourné par les fanatiques juifs en autorisation religieuse de tuer un Juif dans la mesure où l'arrêt des accords d'Oslo permettrait de « sauver des vies ».

Mais un autre récit s’est peu à peu imposé dans des segments de l’opinion israélienne : celui d’un assassinat manipulé. À la fin des années 1990, l'Israélo-Canadien Barry Chamish publie Who Murdered Yitzhak Rabin? (traduit en français en 1999), ouvrage-pivot d’une littérature conspirationniste qui accuse rien moins que Shimon Perès, alors ministre des affaires étrangères de Rabin, d’avoir ourdi un « faux attentat » destiné à discréditer la droite religieuse opposée à la reconnaissance des Palestiniens.

Couverture de l'édition française du livre de Barry Chamish.

Ces thèses, relayées dans des conférences et sur des sites complotistes, prétendent déceler des incohérences dans la vidéo dite « Kempler » (du nom du vidéaste amateur qui a filmé la scène et dont la commission Shamgar a autorisé la diffusion), dans les rapports médicaux, voire – grand classique dans les théories du complot de ce genre – dans la trajectoire des balles. Elles recyclent des éléments vrais (les défaillances dans la protection rapprochée de Rabin ou l’existence de l'indic Avishai Raviv, infiltré dans les mouvances d'extrême droite, et dont la responsabilité a été écarté par la justice israélienne) pour fabriquer un récit alternatif dans lequel le Shin Bet (les services de sécurité intérieurs) devient l’architecte secret du crime.

« Faux drapeau »

En 2010, Conspiracy Watch pointait que deux figures qu'on retrouvera au cœur de la controverse sur la mort de Mohamed Al-Dura, le physicien Nahum Shahaf et l’ex-tireur d’élite Yosef Doriel, s'illustraient déjà sur l’affaire Rabin : photogrammétrie artisanale de la vidéo Kempler, géométrie de trajectoires, lectures biaisées de documents médicaux. Shahaf soutient alors que les images seraient « truquées » et que des tireurs situés ailleurs auraient touché Rabin, tandis que Doriel popularise des scénarios alternatifs qui dédouanent Yigal Amir au profit d’une machination des services ou de rivaux politiques.

Cette approche pseudo-scientifique confère un vernis de sérieux à des assertions invérifiables (absence d’accès aux originaux, raisonnements circulaires) et nourrit un récit typiquement complotiste. La commission Shamgar n’a en effet jamais corroboré ces allégations, et les éléments invoqués par Shahaf et Doriel ont été contestés par la presse israélienne et par des spécialistes indépendants. De fait, cette théorie conspirationniste ne prospère pas seulement dans les marges de la société israélienne. En octobre 2010, un sondage Panels pour Channel 99 (la chaîne de la Knesset), publié à l'approche du 15ème anniversaire de la tragédie, indiquait qu’environ 12 % des Israéliens adhéraient à des thèses complotistes autour de cet événement. Signe qu'il innerve un champ politico-identitaire qui, depuis les années des accords d'Oslo, s’est structuré contre « la gauche », ses élites et ses médias.

Outre les récits déjà évoqués (balles à blanc, « deuxième tireur », vidéo Kempler truquée), certains insistent sur une exécution ou une dissimulation au sein de l’hôpital où Rabin a été admis après l'attentat : Barry Chamish a également popularisé l’idée que Rabin aurait été achevé ou que ses blessures auraient été « reconfigurées » à l’hôpital, en s’appuyant sur des lectures tendancieuses de comptes rendus médicaux et sur des rumeurs visant le médecin légiste du gouvernement israélien, Yehuda Hiss, qui aurait menti (ce que la justice n'a jamais documenté) sur les blessures du Premier ministre Rabin afin d'accréditer la thèse du tireur unique.

Une autre famille de récits attribue la responsabilité à des services secrets amis ou à une manœuvre de la gauche : ces versions affirment que le Shin Bet aurait « mis en scène » un tir à blanc pour discréditer la droite (hypothèse relayée dans la presse dès la fin des années 1990, puis réactivée à intervalles réguliers). Des médias de la droite religieuse ont, au fil des ans, réclamé de « retrouver le vrai tireur », assurant une chambre d’écho durable à l’hypothèse du complot. De plus, Geoula Amir, la mère de l’assassin, a publiquement soutenu que son fils n’avait pas tué Rabin, relançant périodiquement l’idée d’une mise en scène organisée par l'appareil sécuritaire israélien.

De leurs côtés, des figures politiques actuelles de la droite religieuse ont remis en cause la vérité judiciaire de l'affaire en imputant divers degrés de fautes ou de manipulations au Shin Bet, ce qui entretient la persistance du soupçon. Enfin, certains complotistes exploitent des détails périphériques pour nourrir le doute : la commercialisation tardive de la vidéo Kempler (droits vendus et diffusion différée), les annonces de tirs « à blanc » entendus dans la confusion, ou encore l’itinéraire du convoi, le tout assemblé en « anomalies » censées invalider l’enquête de la commission Shamgar.

Affiche du film « Le Dernier jour d'Yitzhak Rabin » (2015), de Amos Gitaï.

La fonction de ces différents récits alternatifs est claire : déplacer la responsabilité morale du crime. Là où les historiens rappellent le climat de haine dont Yitzhak Rabin était la cible au cours des années 1993-1995, des affiches allant jusqu'à le représenter vêtu d'un uniforme de SS, la théorie du complot fait l'impasse sur le rôle central de l’idéologie nationaliste religieuse dans le passage à l’acte criminel. Si le Shin Bet a tout organisé, si les balles d’Amir étaient « à blanc », alors l’extrême droite religieuse n’est plus que victime d’une manipulation d’État. Dans son film « Le dernier jour d'Yitzhak Rabin » (2015), le cinéaste israélien Amos Gitaï raconte avec force comment ces discours d'inversion du réel irriguent la société israélienne : ils blanchissent le camp d'où est issu l’assassin et délégitiment en retour l’adversaire politique : les travaillistes, les « élites » et les « services de renseignements » qui travaillent pour eux.

Déplacer la responsabilité

En novembre 2022, lors d’une séance commémorative à la Knesset, le chef du Parti sioniste religieux Bezalel Smotrich a publiquement mis en cause le Shin Bet. Dans la foulée, des enregistrements d’archives de l’interrogatoire d’Yigal Amir ont été rediffusés : on y entend l’assassin expliquer que les services « ne savaient rien » de son projet, ce qui contredit frontalement la thèse d'un complot d’État. Cet épisode illustre la plasticité politique de la théorie : au moment où la droite suprémaciste accède à des postes clés, elle réécrit l’événement fondateur qui entache son histoire.

Au pouvoir, la coalition de Benyamin Netanyahou a adopté une ligne officielle de « mémoire partagée » et de condamnation de « toute » incitation à la violence, mais sans rompre avec l'inversion accusatoire qui déplace la responsabilité politique et morale de l'assassinat. Bezalel Smotrich est ministre des Finances, et Itamar Ben Gvir s'est vu confier le portefeuille de la Sécurité nationale. Les deux hommes ont été personnellement sanctionnés en juin 2025 par le Royaume-Uni et plusieurs autres pays pour avoir encouragé les colons à la violence contre les Palestiniens – une mesure inédite visant des ministres israéliens en exercice. Le rappel, souvent exhumé, d’un Ben Gvir adolescent brandissant l’emblème arraché à la voiture de Rabin en 1995 (« on est arrivé jusqu’à sa voiture, on arrivera aussi jusqu’à lui ») souligne combien les imaginaires de l’époque n’ont jamais complètement déserté le cœur de l’appareil.

La séquence commémorative des 30 ans a mis en lumière l’isolement politique du souvenir de Rabin. Samedi, lors du grand rassemblement civil de Tel Aviv qui a réuni près de 80 000 personnes, le leader de l'opposition Yair Lapid a déclaré que « les tirs qui ont tué Rabin résonnent encore ». Façon de souligner la continuité entre les extrémistes d'hier et ceux qui gouvernent l'État hébreu aujourd'hui.

De son côté, le gouvernement s’est fait très discret. Benyamin Netanyahou, régulièrement critiqué pour avoir « laissé prospérer » le climat de haine dans lequel Rabin a été assassiné, n’a pas participé au meeting de Tel Aviv. En 2023, il n'avait pas assisté à la cérémonie d’État au mont Herzl – une première pour un Premier ministre en exercice. Cette absence du chef du gouvernement aux principaux hommages publics alimente la polarisation mémorielle dans laquelle le legs de Rabin reste moins un dénominateur commun qu’un marqueur de clivage.

Trente ans plus tard, le dilemme civique demeure : peut-on comprendre l’assassinat de Rabin sans nommer ce qu’il fut aussi, c'est-à-dire l’aboutissement d’une escalade extrémiste nourrie par une idéologie nationaliste religieuse ? Les faits n’accréditent ni la thèse d'un « deuxième tireur », ni la circonstance qu'Yigal Amir aurait tiré « à blanc », ni une mise en scène orchestrée par le Shin Bet. De sorte que la théorie du complot doit être vue pour ce qu'elle est : une stratégie de blanchiment politique destinée à exonérer de ses actes un fanatique et effacer, à travers lui, la responsabilité politique du camp aujourd'hui au pouvoir en Israël.

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à propos de l'auteur
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David Medioni
Journaliste indépendant, David Medioni anime l'émission « Les Déconspirateurs ». Il collabore à Franc-Tireur, La Tribune et CB News. Directeur de l'Observatoire des médias de la Fondation Jean-Jaurès, il est également le fondateur et le rédacteur en chef du magazine littéraire en ligne Ernest. Essayiste, il a publié plusieurs essais aux éditions de l'Aube : Être en train. Récits sur les rails, Eloge de la séduction, L'an zéro du tourisme (avec Jean Viard), et Quand l'info épuise (avec Guénaëlle Gault).
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