Avant de tuer l'une de ses camarades et d'en attaquer plusieurs autres, Justin P., 16 ans, a envoyé à tous les élèves de son lycée un document intitulé « L’Action immunitaire ». Prêchant une écologie radicale, ce manifeste contient d'indéniables accents conspirationnistes.
« Soumission mentale », « caste de privilégiés », « abattage géant »... C’est un document de treize pages que Justin P. a fait suivre à ses camarades de classe de Notre-Dame-de-Toutes-Aides le 24 avril dernier. Un manifeste à la fois élaboré et confus aux accents conspirationnistes. Quelques minutes plus tard, il passe à l’acte : son attaque au couteau d’une grande violence fera trois blessés et un mort. L’une de ses camarades de classe a été achevée par 57 coups de couteau.
« On décèle des influences diverses voire opposées dans une critique radicale de la modernité » analyse le politologue Jean-Yves Camus. Écrit comme une dissertation en trois parties, « L’Action immunitaire » – dont Justin P. prétend être l’auteur – développe une pensée difficile à situer. Et s’il se comprend d’abord comme un manifeste d’écologie radicale, sa rhétorique emprunte tant à l’ultra-droite qu’à l’ultra-gauche.
Le document entretient même cette confusion dès la couverture. En pleine page, un « Y » à l’envers qui n'est pas sans rappeler une rune Algiz inversée, signe pour le moins ésotérique tiré du futhark, l’alphabet runique, une ancienne écriture proto-germanique. Cette rune inversée symbolise la mort – par opposition à son traçage à l’endroit, signe de vie. Pourtant, note Jean-Yves Camus, « ce symbole est aussi connu comme un symbole de l’occultisme nazi. Sur les tombes de certains soldats de la Waffen SS, les dates de vie et de mort étaient distinguées par les runes de vie et de mort ». L’utilisation du futhark, initiée notamment par le chef de la SS Heinrich Himmler (1900-1945), a constitué une véritable esthétique, encore utilisée aujourd’hui par les groupes néonazis.
Le profil de Justin P., un adolescent fasciné par Adolf Hitler, pourrait bien s’inscrire dans cette filiation. En témoigne l’un de ses camarades, Clément*, interrogé par nos confrères de BFM TV : « Il parlait d’Hitler, il faisait souvent des liens avec les nazis. Sa photo de profil sur les réseaux sociaux, c’était un logo SS. Il lui arrivait de faire des saluts nazis [...]. Un jour, il a ramené Mein Kampf au lycée. Il a sorti un brassard avec une croix nazie qu’il s’était amusé à faire en papier. » Selon le procureur de Nantes, Antoine Leroy, le personnel éducatif était aussi inquiet. Plusieurs responsables ont retrouvé dans ses affaires des dessins à la gloire du Troisième Reich. Dessins pour lesquels il avait d’ailleurs été convoqué avant les vacances de Pâques par le principal adjoint du lycée.
Autre détail notable, la mention du chiffre 21, à la fois indiqué en bas à droite de la couverture du manifeste et dans l’objet du mail auquel il était attaché. Quelques mois avant le drame, rapporte Clément, les toilettes de l’établissement Notre-Dame-de-Toutes-Aides avaient été taguées « d’étoiles de David avec écrit 21 au centre ». Une allusion au XXIème siècle comme point de non-retour ? L'indication qu'il ne s'agit là que d'un fragment d'un manifeste plus long ou de la 21ème version de son texte ? Impossible à dire à ce stade.
Reste que, pour Jean-Yves Camus, cette rune de mort ne renvoie pas nécessairement au nazisme – le document n’en faisant aucune autre référence explicite. « Elle pourrait plus simplement signifier la mort de la planète » conjecture-t-il, puisque le texte tient davantage du manifeste écologique.
« L’Action immunitaire » développe une rhétorique antisystème et s’ouvre, en effet, sur un diagnostic : « l’écocide globalisé ». De son propre aveu en garde à vue, Justin P. s’est dit « peut-être » inspiré par « l’écologie profonde ». Un courant radical qui veut rompre avec la société industrielle au profit d’un nouveau modèle qui défendrait tous les êtres vivants à égalité, indépendamment des intérêts de l’espèce humaine.
Du reste, son propos reste difficile à situer. Seule certitude : sa fascination pour les radicalités. Au cœur du texte, l’expression répétée de la Terre comme un « organisme vivant » malade du progrès perçu, lui, comme un « cancer ». Le texte mentionne notamment la théorie Gaïa du scientifique James Lovelock (1919-2022), souvent citée par la gauche et qui envisage la Terre comme un tout capable de s’auto-réguler. Mais il peut aussi renvoyer à une rhétorique d’ultra-droite, indique la philosophe Juliette Grange, spécialiste des extrêmes droites. « Il y a énormément de métaphores biologisantes qui sont assez typiques de cette ligne politique. À commencer par le titre, “L’Action immunitaire”, ou encore la mention “d’acte de résistance organique”. »
Même si, nuance fortement la spécialiste, aucune allusion raciste ou nationaliste ne permet de confirmer cette influence. « Cela pourrait relever de ce que j’appelle la seconde ultra-droite, qui commande surtout un retour au sens, aux valeurs, à l’authenticité humaine. » Pour enrayer le « déracinement » total de l’être humain dans lequel « les voisins ne se connaissent plus, les familles éclatent et les vieux meurent seuls », le texte glorifie un retour à l’état de nature, ajoutant enfin : « Nous devons redevenir sauvages, organiques, indomptables. »
Ce retour à l’état de nature prend le contrepied d’une mondialisation vécue comme subie : « Elle nous enferme dans un piège, de la naissance jusqu’à la mort, dans leur monde “renouvelé”, une sorte de sanctuaire d’abattage géant qui recouvre désormais toute la surface de la Terre ». Ici, pas d’ennemis clairement cités, seulement une « caste de privilégiés qui nous ricanent au visage avant de nous cracher dessus ». Suffisamment pour trahir un complotisme anti-élites ? « Il n’y a pas de désignation spécifique mais l’exposition d’un état de fait global » tempère Juliette Grange. « Les gens les plus politisés à l’ultra-droite ont toujours tendance à nommer : le “complot juif”, la technocratie, George Soros, la finance internationale… Ici, il n’y a pas de connotation claire » confirme Jean-Yves Camus.
Pourtant, de nombreuses formulations entretiennent le flou : « Dès l’enfance, [l’humain moderne] est injecté dans une matrice de contrôle soumise aux lois d’un ordre social technocratique » peut-on lire. Une soumission « immédiate, constante, omniprésente ». « L’Action immunitaire » décrit la société d’information et le système éducatif comme une « immense opération de conditionnement, un système de colonisation de l’inconscient visant à formater les esprits [et à] rendre l’humain docile, prévisible, programmable […] jusqu’à ce que l’individu intériorise l’idéologie dominante ».
Là encore, les influences seraient multiples. « Cette idée selon laquelle nous ne sommes pas dans une démocratie mais dans un régime tyrannique dissimulé, revient beaucoup à l’ultra-gauche, notamment dans les écrits de Guy Debord qui décrit “l’asservissement des âmes” par la société de consommation » explique Christophe Bourseiller, auteur de Nouvelle histoire de l’ultra-gauche (éd. du Cerf, 2021). De quoi attaquer son propre lycée ? En garde à vue, Justin P. a assuré que son attaque n'était « pas planifiée ». Les témoignages de son entourage suggèrent toutefois un acte prémédité. « Il nous a dit “vous allez me revoir bientôt, mais à la télé” » raconte Alesio, l’un de ses amis interrogé par BFM TV.
Le manifeste incite d’ailleurs à se révolter activement, sans pour autant justifier – précision pour le moins étrange – un passage à l’acte. Par opposition aux « institutions dominantes », les militants écologistes radicaux, saboteurs et ermites sont présentés comme les « anticorps » de la Terre. « Cette idée de la dissidence, résume Jean-Yves Camus, on la retrouve aussi bien chez les partisans de Julien Coupat que chez les partisans de Julius Evola ». Le premier est un militant d’ultra-gauche et l’un des principaux auteurs du Manifeste conspirationniste (Seuil, 2022), un ouvrage de justification intellectuelle du complotisme allant jusqu’à qualifier la pandémie de Covid-19 de « mise en scène ». Le second est le théoricien du traditionalisme intégral, dont la pensée — profondément antimoderne – a durablement influencé les milieux néofascistes.
Selon Europe 1, la proximité supposée entre Justin P. et un mouvement d’écologie radicale, Anti-Tech Résistance (ATR), est en ce moment étudiée par les enquêteurs. Ce collectif, qui se présente comme une organisation révolutionnaire non-violente, est difficilement assignable aux catégories politiques classiques. Rejetant explicitement le clivage gauche-droite, ATR défend une ligne anti-industrielle et prône une « destitution de l’appareil d’Etat », s’inscrivant tout particulièrement dans la pensée de Theodore Kaczynski, activiste anarcho-écologiste à l’origine de plusieurs attentats meurtriers au colis piégé dans les années 1980 et 1990. Soutien des Gilets jaunes, le mouvement assume aussi une critique récurrente de la gauche et organise des stages de survie et des cours d’autodéfense – des pratiques plutôt caractéristiques de l’ultra-droite. Lundi 5 mai, ATR dénonçait une « manipulation médiatique » visant à décrédibiliser le mouvement, précisant qu'il a toujours dénoncé les crimes de Justin P.
Le procureur de Nantes n’a, quant à lui, pas confirmé de lien entre le collectif et l’adolescent. Il reste aussi à déterminer si le manifeste a été écrit de sa main ou s’il a été aidé par un tiers. Conspiracy Watch a soumis le document à plusieurs logiciels de plagiat. Aucun ne renvoie à des sources propres. En garde à vue, l’assaillant a néanmoins reconnu s’être inspiré de « sites de rédaction » (sic).
Mardi 6 mai, une information judiciaire a été ouverte pour « assassinat » et « tentative de meurtres » tandis que Justin P. se trouve toujours en soins psychiatriques. « Ce jeune homme semble avoir compilé des sources différentes. Comme un amalgame de thématiques parfois contradictoires », ce qui, selon Juliette Grange, révèle surtout le profil confus du suspect. Décrit comme très solitaire et suicidaire par le procureur de Nantes, l’adolescent s’en est pris à quatre personnes, tuant la seule de ses camarades avec qui il entretenait de bonnes relations. Quelques minutes avant de passer à l’acte, il s’était scarifié dans les toilettes de son lycée.
* Le prénom a été changé.
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