Conspiracy Watch | l'Observatoire du conspirationnisme
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Pierre-André Taguieff : « ces théories répondent à un besoin de sens »

Pierre-André Taguieff : « ces théories répondent à un besoin de sens »

Propos recueillis par François Barras

24 heures : Comment expliquer la séduction des théories du complot ?

Pierre-André Taguieff : Ces explications répondent à un besoin de sens global : le complot mondial, ou mégacomplot, permet d’échafauder une sorte de philosophie de l’histoire destinée au grand public, il représente l’une des vulgarisations les plus populaires des grands récits explicatifs concernant la marche du monde. Le développement des médias a encouragé cette utopie de la transparence, donnant aux gens l’envie de posséder une clé pour la compréhension et la maîtrise du monde. Dans mon livre L’Imaginaire du complot mondial (éd. Mille et une nuits, 2006), j’ai identifié les cinq raisons principales de cet engouement complotiste : affaiblissement des croyances religieuses, perte de foi dans le Progrès (effacement donc de la religion séculière qu’est le progressisme), refus de l’uniformisation technicienne et marchande des sociétés occidentales, besoin de savoir face à la complexification croissante et menaçante du monde, nouvelles possibilités de communication liées à Internet. Bien que l’on trouve des théories du complot au Moyen Âge (le « complot des lépreux » dénoncé en 1321, le complot jésuite lancé en 1614), c’est à partir de la Révolution française et des bouleversements anthropologiques qu’elle provoque qu’on entre dans l’âge de l’incertitude, une fois consommée la rupture avec la conception providentialiste de l’Histoire. D’où l’essor des théories du complot, qui permettent d’interpréter globalement les événements incompréhensibles autant qu’inquiétants. C’est au cours de cette période vécue comme annonce de l’Apocalypse que commencent à se multiplier les récits de grands complots, qui prendront corps au XIXe siècle : complots monarchiste ou contre-révolutionnaire, jacobin ou révolutionnaire, juif ou judéo-maçonnique, ploutocratique ou capitaliste, etc.

La dénonciation diabolisante du « Nouvel Ordre mondial » est devenue, depuis plus d’un demi-siècle, le nouveau grand lieu commun de la rhétorique conspirationniste. À qui profite le crime ? Telle est la question policière paradigmatique, située au centre de ce que Manès Sperber a justement baptisé la « vision policière de l’Histoire ». Dans un article publié le 15 septembre 2001, « Alice au pays des merveilles et le désastre du World Trade Center », le publiciste britannique David Icke, prophète New Age et auteur de best-sellers sur le complot immémorial des Illuminati en vue de la domination totale du monde, indique la voie à suivre pour découvrir à coup sûr les auteurs des attentats du 11-Septembre : « Si vous cherchez la force qui se cache derrière les atrocités commises aux États-Unis le 11 septembre [2001], posez-vous simplement la question : “À qui profite le crime ?” » La réponse du gourou New Age consiste à appliquer le schéma complotiste des Protocoles des Sages de Sion à la situation contemporaine, marquée par le processus de globalisation et l’existence de l’hyper-puissance étatsunienne. Il lui suffit de remplacer les « Sages de Sion » par les « Illuminati » en variant sur les thèmes corrélatifs du mégacomplot immémorial et de l’instauration finale, à la suite de terribles bouleversements de divers ordres, d’un gouvernement mondial despotique (« fasciste »). Il transforme donc les figures des acteurs du grand complot, mais conserve la structure générale du récit conspirationniste synthétisé par les Protocoles. Sa réponse à la classique question policière est la suivante, qu’il convient de citer longuement :

« La force qui cherche à contrôler ce monde et à introduire son État fasciste mondial, ce réseau que j’appelle les Illuminati, est tout, sauf imprévisible. (…) À qui profite le crime ? Eh bien, les Illuminati veulent un gouvernement mondial et une armée mondiale, une devise mondiale et une dictature financière centralisée. Ils veulent des gens marqués avec des puces électroniques et une société basée sur une surveillance constante de tout ce qui se passe n’importe où et à n’importe quel moment. Et ils veulent des gens obéissants, dociles, effrayés, qui remettent leur pouvoir aux mains des “autorités” qui peuvent les sauver des horreurs qu’elles ont elles-mêmes commises pour leur faire peur. Aussi, la réponse à la question “À qui profite les crimes perpétrés aux États-Unis?” est très simple : “À quiconque veut introduire les éléments ci-dessus.” Et le désastre du 11-Septembre signifie ce qui suit. Les Illuminatis ont maintenant une excuse pour user de représailles envers les personnes, groupes ou pays qui seront désignés à la vindicte du public par leur machine de propagande. Les attaques contre les cibles islamiques peuvent déclencher d’énormes conflits et bouleversements tout autour du monde - et spécialement dans le Proche et Moyen-Orient. Les occasions d’élargir le conflit pour impliquer la Russie et la Chine seront alors innombrables. Une troisième Guerre mondiale fait partie du Plan, et ce qui précède peut y mener - c’est comme dans un jeu de dominos : la chute du premier entraîne tous les autres. »

24 heures : Comment mener le débat avec un tenant de ces théories ?

P.-A. T. : Je dois reconnaître la relative impuissance de la critique rationnelle. L’attrait du complot, c’est aussi sa capacité à disqualifier les critiques au nom de la vérité cachée derrière les zones d’ombre des événements récents. Le croyant conspirationniste a réponse à tout, serait-ce sous la forme modeste d’une posture strictement interrogative ou dubitative (« Je me pose des questions », « Je me contente de douter »), principe d’une sorte de guérilla argumentative contre les « thèses officielles ». En outre, les positions marginales ont un pouvoir de séduction spécifique, surtout quand elles jouent sur du mystérieux ou de l’énigmatique. Le 11-Septembre, l’assassinat de Kennedy, l’accident de voiture de Lady Diana, etc., ce sont des faits complexes, et qui, en raison d’enquêtes plutôt mal conduites, demeurent au moins en partie mystérieux. Or, le mystère est le berceau de l’imaginaire conspirationniste. Le détective qui est en nous se pose la question : « À qui profite le crime ? », et croit naïvement pouvoir identifier les responsables d’un acte criminel en répondant simplement à cette question. D’autant qu’aujourd’hui, des théoriciens du complot intelligents existent : David Ray Griffin, par exemple, s’est fondé sur les incertitudes laissées par les enquêtes sur le 11-Septembre pour développer une contestation radicale et séduisante de l’explication officielle (un attentat organisé et perpétré par Al-Qaida), et conclure
à un « complot gouvernemental » interne. Mais tout ce qui est séduisant n’est pas pour autant vrai. Il faut insister ici sur l’engouement pour la démarche « anti-expert » qui séduit tant le grand public « internetisé », qui trouve sur la Toile toutes les interprétations possibles et imaginables, lesquelles sont dans leur grande majorité des réponses complotistes. Là encore, il s’agit du prix à payer pour la démocratisation d’Internet, qui diffuse ce mélange de vrai et de faux qui, comme disait Paul Valéry, est pire que le faux. Les théoriciens du complot s’installent dans cette zone d’ambiguïté ou d’équivoque, dans ce monde virtuel où tout est possible, tout est croyable. Cela peut se traduire par des suggestions d’explications alternatives comme par des dogmes négationnistes à la Faurisson.

24 heures : Les carences de la théorie du complot ne risquent-t-elle pas de décrédibiliser l’appareil critique de gauche ?

P.-A. T. : C’est un risque que l’on trouve dans toutes les idéologies. Le marxisme peut devenir complotiste dès lors que l’un de ses théoriciens dénonce « les maîtres du monde qui tirent les ficelles ». L’essayiste suisse Jean Ziegler est typiquement un néo-marxiste complotiste, qui croit pouvoir dénoncer mille détestables « maîtres du monde » dans son livre de 2002, Les Nouveaux Maîtres du monde ! Ziegler est certes prudent dans l’identification des coupables des malheurs du monde, il connaît la législation antiraciste, mais cela ne l’empêche pas de réactualiser les récits conspirationnistes sur la dictature mondiale de la « fortune anonyme et vagabonde » ou de la « haute finance internationale ». Les frontières sont vite franchies entre la critique démystificatrice légitime et la dénonciation diabolisante. « Le monde selon Monsanto », par exemple, est un film intéressant mais d’inspiration complotiste, en ce que l’enquête est structurée par le postulat que la multinationale est guidée par de mauvaises intentions. Dès lors, l’enquête se fait réquisitoire, et, avec une mise en scène idoine, semble n’avoir été réalisée que pour dénoncer une hydre internationale qui se repaît du sang des pauvres paysans de tous les pays. La frontière est mince entre les faits attestés, vérifiés, indiscutables, et la dérive paranoïaque prenant appui sur les faits : la CIA complote, c’est un fait, mais cela ne veut pas dire qu’elle dirige le monde ! Au cœur des visions du complot mondial, il y a toujours une perspective paranoïaque. Un délire d’interprétation caractérisé qui se fonde sur une vision pessimiste de l’Histoire. Et surtout, pour les esprits complotistes, rien n’arrive par hasard ! Il n’y a pas de coïncidence pour les complotistes, tout a valeur de révélation. Et tout est lié, évidence qui s’impose à ceux qui s’imaginent avoir pénétré dans les « coulisses » de l’action humaine.

24 heures : Umberto Eco a écrit Le Pendule de Foucault sur cette base. Ses personnages y élaborent un « plan mondial » sur la foi d’un parchemin des Templiers qui s’avère finalement une liste de commissions…P.-A. T. : Cela montre que tout n’est pas négatif dans l’imagination humaine, aussi débridée soit-elle. L’idée de complot fournit une excellente substance littéraire et romanesque, une matière première pour les films fantastiques, d’épouvante, de suspense ou de science-fiction. Elle devient fâcheuse, voire dangereuse quand elle se politise, ou différencie mal la fiction des faits, comme le Da Vinci Code. Les récits complotistes permettent en effet de construire la figure répulsive de l’ennemi absolu, absolument menaçant, donc à éliminer. Pris au sérieux, le grand récit des Juifs complotant pour la domination du monde constitue la plus puissante incitation à l’extermination totale des Juifs. C’est en dénonçant le soi-disant « complot judéo-bolchevique », sur la base du faux historique que sont les Protocoles des Sages de Sion, qu’Hitler a conduit l’Allemagne à la Seconde Guerre mondiale et a légitimé la Shoah. Aujourd’hui, les islamistes radicaux, d’Al-Qaida au Hamas, se réfèrent aux Protocoles, le récit conspirationniste par excellence, pour appeler à « tuer les Juifs partout où ils se trouvent ».

Source :
François Barras, « Ces complots qui ont la peau dure », 24 heures, 10 mars 2009. La présente version a été revue et corrigée par Pierre-André Taguieff le 12 mars 2009.

Pierre-André Taguieff est historien des idées, philosophe et politologue. Il a écrit L’Imaginaire du complot mondial. Aspects d’un mythe moderne (éd. Mille et une nuits, 2005).

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Propos recueillis par François Barras

24 heures : Comment expliquer la séduction des théories du complot ?

Pierre-André Taguieff : Ces explications répondent à un besoin de sens global : le complot mondial, ou mégacomplot, permet d’échafauder une sorte de philosophie de l’histoire destinée au grand public, il représente l’une des vulgarisations les plus populaires des grands récits explicatifs concernant la marche du monde. Le développement des médias a encouragé cette utopie de la transparence, donnant aux gens l’envie de posséder une clé pour la compréhension et la maîtrise du monde. Dans mon livre L’Imaginaire du complot mondial (éd. Mille et une nuits, 2006), j’ai identifié les cinq raisons principales de cet engouement complotiste : affaiblissement des croyances religieuses, perte de foi dans le Progrès (effacement donc de la religion séculière qu’est le progressisme), refus de l’uniformisation technicienne et marchande des sociétés occidentales, besoin de savoir face à la complexification croissante et menaçante du monde, nouvelles possibilités de communication liées à Internet. Bien que l’on trouve des théories du complot au Moyen Âge (le « complot des lépreux » dénoncé en 1321, le complot jésuite lancé en 1614), c’est à partir de la Révolution française et des bouleversements anthropologiques qu’elle provoque qu’on entre dans l’âge de l’incertitude, une fois consommée la rupture avec la conception providentialiste de l’Histoire. D’où l’essor des théories du complot, qui permettent d’interpréter globalement les événements incompréhensibles autant qu’inquiétants. C’est au cours de cette période vécue comme annonce de l’Apocalypse que commencent à se multiplier les récits de grands complots, qui prendront corps au XIXe siècle : complots monarchiste ou contre-révolutionnaire, jacobin ou révolutionnaire, juif ou judéo-maçonnique, ploutocratique ou capitaliste, etc.

La dénonciation diabolisante du « Nouvel Ordre mondial » est devenue, depuis plus d’un demi-siècle, le nouveau grand lieu commun de la rhétorique conspirationniste. À qui profite le crime ? Telle est la question policière paradigmatique, située au centre de ce que Manès Sperber a justement baptisé la « vision policière de l’Histoire ». Dans un article publié le 15 septembre 2001, « Alice au pays des merveilles et le désastre du World Trade Center », le publiciste britannique David Icke, prophète New Age et auteur de best-sellers sur le complot immémorial des Illuminati en vue de la domination totale du monde, indique la voie à suivre pour découvrir à coup sûr les auteurs des attentats du 11-Septembre : « Si vous cherchez la force qui se cache derrière les atrocités commises aux États-Unis le 11 septembre [2001], posez-vous simplement la question : “À qui profite le crime ?” » La réponse du gourou New Age consiste à appliquer le schéma complotiste des Protocoles des Sages de Sion à la situation contemporaine, marquée par le processus de globalisation et l’existence de l’hyper-puissance étatsunienne. Il lui suffit de remplacer les « Sages de Sion » par les « Illuminati » en variant sur les thèmes corrélatifs du mégacomplot immémorial et de l’instauration finale, à la suite de terribles bouleversements de divers ordres, d’un gouvernement mondial despotique (« fasciste »). Il transforme donc les figures des acteurs du grand complot, mais conserve la structure générale du récit conspirationniste synthétisé par les Protocoles. Sa réponse à la classique question policière est la suivante, qu’il convient de citer longuement :

« La force qui cherche à contrôler ce monde et à introduire son État fasciste mondial, ce réseau que j’appelle les Illuminati, est tout, sauf imprévisible. (…) À qui profite le crime ? Eh bien, les Illuminati veulent un gouvernement mondial et une armée mondiale, une devise mondiale et une dictature financière centralisée. Ils veulent des gens marqués avec des puces électroniques et une société basée sur une surveillance constante de tout ce qui se passe n’importe où et à n’importe quel moment. Et ils veulent des gens obéissants, dociles, effrayés, qui remettent leur pouvoir aux mains des “autorités” qui peuvent les sauver des horreurs qu’elles ont elles-mêmes commises pour leur faire peur. Aussi, la réponse à la question “À qui profite les crimes perpétrés aux États-Unis?” est très simple : “À quiconque veut introduire les éléments ci-dessus.” Et le désastre du 11-Septembre signifie ce qui suit. Les Illuminatis ont maintenant une excuse pour user de représailles envers les personnes, groupes ou pays qui seront désignés à la vindicte du public par leur machine de propagande. Les attaques contre les cibles islamiques peuvent déclencher d’énormes conflits et bouleversements tout autour du monde - et spécialement dans le Proche et Moyen-Orient. Les occasions d’élargir le conflit pour impliquer la Russie et la Chine seront alors innombrables. Une troisième Guerre mondiale fait partie du Plan, et ce qui précède peut y mener - c’est comme dans un jeu de dominos : la chute du premier entraîne tous les autres. »

24 heures : Comment mener le débat avec un tenant de ces théories ?

P.-A. T. : Je dois reconnaître la relative impuissance de la critique rationnelle. L’attrait du complot, c’est aussi sa capacité à disqualifier les critiques au nom de la vérité cachée derrière les zones d’ombre des événements récents. Le croyant conspirationniste a réponse à tout, serait-ce sous la forme modeste d’une posture strictement interrogative ou dubitative (« Je me pose des questions », « Je me contente de douter »), principe d’une sorte de guérilla argumentative contre les « thèses officielles ». En outre, les positions marginales ont un pouvoir de séduction spécifique, surtout quand elles jouent sur du mystérieux ou de l’énigmatique. Le 11-Septembre, l’assassinat de Kennedy, l’accident de voiture de Lady Diana, etc., ce sont des faits complexes, et qui, en raison d’enquêtes plutôt mal conduites, demeurent au moins en partie mystérieux. Or, le mystère est le berceau de l’imaginaire conspirationniste. Le détective qui est en nous se pose la question : « À qui profite le crime ? », et croit naïvement pouvoir identifier les responsables d’un acte criminel en répondant simplement à cette question. D’autant qu’aujourd’hui, des théoriciens du complot intelligents existent : David Ray Griffin, par exemple, s’est fondé sur les incertitudes laissées par les enquêtes sur le 11-Septembre pour développer une contestation radicale et séduisante de l’explication officielle (un attentat organisé et perpétré par Al-Qaida), et conclure
à un « complot gouvernemental » interne. Mais tout ce qui est séduisant n’est pas pour autant vrai. Il faut insister ici sur l’engouement pour la démarche « anti-expert » qui séduit tant le grand public « internetisé », qui trouve sur la Toile toutes les interprétations possibles et imaginables, lesquelles sont dans leur grande majorité des réponses complotistes. Là encore, il s’agit du prix à payer pour la démocratisation d’Internet, qui diffuse ce mélange de vrai et de faux qui, comme disait Paul Valéry, est pire que le faux. Les théoriciens du complot s’installent dans cette zone d’ambiguïté ou d’équivoque, dans ce monde virtuel où tout est possible, tout est croyable. Cela peut se traduire par des suggestions d’explications alternatives comme par des dogmes négationnistes à la Faurisson.

24 heures : Les carences de la théorie du complot ne risquent-t-elle pas de décrédibiliser l’appareil critique de gauche ?

P.-A. T. : C’est un risque que l’on trouve dans toutes les idéologies. Le marxisme peut devenir complotiste dès lors que l’un de ses théoriciens dénonce « les maîtres du monde qui tirent les ficelles ». L’essayiste suisse Jean Ziegler est typiquement un néo-marxiste complotiste, qui croit pouvoir dénoncer mille détestables « maîtres du monde » dans son livre de 2002, Les Nouveaux Maîtres du monde ! Ziegler est certes prudent dans l’identification des coupables des malheurs du monde, il connaît la législation antiraciste, mais cela ne l’empêche pas de réactualiser les récits conspirationnistes sur la dictature mondiale de la « fortune anonyme et vagabonde » ou de la « haute finance internationale ». Les frontières sont vite franchies entre la critique démystificatrice légitime et la dénonciation diabolisante. « Le monde selon Monsanto », par exemple, est un film intéressant mais d’inspiration complotiste, en ce que l’enquête est structurée par le postulat que la multinationale est guidée par de mauvaises intentions. Dès lors, l’enquête se fait réquisitoire, et, avec une mise en scène idoine, semble n’avoir été réalisée que pour dénoncer une hydre internationale qui se repaît du sang des pauvres paysans de tous les pays. La frontière est mince entre les faits attestés, vérifiés, indiscutables, et la dérive paranoïaque prenant appui sur les faits : la CIA complote, c’est un fait, mais cela ne veut pas dire qu’elle dirige le monde ! Au cœur des visions du complot mondial, il y a toujours une perspective paranoïaque. Un délire d’interprétation caractérisé qui se fonde sur une vision pessimiste de l’Histoire. Et surtout, pour les esprits complotistes, rien n’arrive par hasard ! Il n’y a pas de coïncidence pour les complotistes, tout a valeur de révélation. Et tout est lié, évidence qui s’impose à ceux qui s’imaginent avoir pénétré dans les « coulisses » de l’action humaine.

24 heures : Umberto Eco a écrit Le Pendule de Foucault sur cette base. Ses personnages y élaborent un « plan mondial » sur la foi d’un parchemin des Templiers qui s’avère finalement une liste de commissions…P.-A. T. : Cela montre que tout n’est pas négatif dans l’imagination humaine, aussi débridée soit-elle. L’idée de complot fournit une excellente substance littéraire et romanesque, une matière première pour les films fantastiques, d’épouvante, de suspense ou de science-fiction. Elle devient fâcheuse, voire dangereuse quand elle se politise, ou différencie mal la fiction des faits, comme le Da Vinci Code. Les récits complotistes permettent en effet de construire la figure répulsive de l’ennemi absolu, absolument menaçant, donc à éliminer. Pris au sérieux, le grand récit des Juifs complotant pour la domination du monde constitue la plus puissante incitation à l’extermination totale des Juifs. C’est en dénonçant le soi-disant « complot judéo-bolchevique », sur la base du faux historique que sont les Protocoles des Sages de Sion, qu’Hitler a conduit l’Allemagne à la Seconde Guerre mondiale et a légitimé la Shoah. Aujourd’hui, les islamistes radicaux, d’Al-Qaida au Hamas, se réfèrent aux Protocoles, le récit conspirationniste par excellence, pour appeler à « tuer les Juifs partout où ils se trouvent ».

Source :
François Barras, « Ces complots qui ont la peau dure », 24 heures, 10 mars 2009. La présente version a été revue et corrigée par Pierre-André Taguieff le 12 mars 2009.

Pierre-André Taguieff est historien des idées, philosophe et politologue. Il a écrit L’Imaginaire du complot mondial. Aspects d’un mythe moderne (éd. Mille et une nuits, 2005).

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