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Durov : petit Télégramiste du complot

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Publié par David Medioni26 novembre 2025, ,

En validant un scénario d’assassinat politique attribué à l’Élysée, Pavel Durov ne se contente plus d’offrir un refuge technique à la désinformation : il en devient un acteur de premier plan.

Candace Owens et Pavel Durov se font face.
Candace Owens et Pavel Durov (montage CW).

« Après avoir passé en revue tout ce que Charlie Kirk a pu dire sur la France de Macron, je trouve les informations de Candace [Owens] concernant l'implication française dans sa mort entièrement plausibles. Charlie a même réclamé des droits de douane de 300 % sur les produits français jusqu'à ce que les charges retenues contre moi soient abandonnées. »

« Entièrement plausible » : il aura suffi de ces deux mots postés dimanche sur X pour que le masque de la neutralité que cultive Pavel Durov tombe définitivement. En validant les allégations délirantes de Candace Owens, le fondateur de Telegram a franchi le Rubicon qui sépare le libertarien du conspirationniste actif. Une trajectoire banale après Elon Musk et Peter Thiel.

Pour rappel, l’influenceuse d’extrême droite américaine soutient depuis ce week-end, et sans la moindre preuve, qu’un « haut responsable » français l’aurait prévenue qu'Emmanuel Macron aurait mis un contrat sur sa tête. Les exécutants ? Une « petite équipe » du GIGN (sic) à laquelle participerait également un Israélien. Un scénario qu’elle amalgame opportunément à l'assassinat de l'activiste conservateur Charlie Kirk en septembre dernier dont l'auteur se serait, selon elle, entraîné avec la Légion étrangère française...

Le choix de Durov de s’aligner sur Candace Owens n’est pas anodin. Complotiste radicale, Owens a glissé ces dernières années vers un antisémitisme décomplexé, qui lui a valu son éviction du média conservateur The Daily Wire. Elle est surtout, depuis 2024, l’une des principales propagatrices de la rumeur transphobe visant Brigitte Macron. À tel point que les époux Macron ont porté plainte contre elle.

Source : Pavel Durov/X, 23/11/2025.

En jugeant « plausible » que le chef d’État d'une démocratie occidentale puisse commanditer l’exécution d’une influenceuse, Durov ne fait pas qu’exprimer une opinion. Il offre un certificat de respectabilité à la rhétorique conspirationniste la plus hardcore. Il envoie un clin d'oeil à sa base en lui signifiant que la parole officielle est par essence mensongère. Que le fondateur de Telegram accorde du crédit à une telle fable n’est pas une simple « sortie de route ». C’est l’aboutissement d’une dérive où la défense des libertés numériques a laissé la place à une alliance objective avec les entrepreneurs de la haine et du mensonge.

La victimisation comme stratégie marketing

Pour comprendre cette séquence, il faut décrypter la mythologie Durov. L’homme s’est construit une légende : celle du « Zuckerberg russe » fuyant les pressions du FSB pour bâtir, depuis l'étranger, une citadelle imprenable du free speech. Cette posture de dissident perpétuel est devenue sa marque de fabrique, lui permettant de balayer toute demande de régulation comme une tentative de censure étatique.

Mais depuis son arrestation par la police française en août 2024, la rhétorique a changé de nature. Mis en examen pour la gestion calamiteuse de sa plateforme, Durov est poursuivi pour, entre autres, « diffusion en bande organisée d’image de mineur présentant un caractère pédopornographique » et pour la quasi-absence de réponses de Telegram aux réquisitions des juges et enquêteurs dans des dossiers de pédocriminalité. Par défaut de modération et de coopération judiciaire, Telegram est en effet devenu un refuge pour les réseaux pédocriminels où l'anonymat, le chiffrement et la possibilité de payer en cryptomonnaies offre un environnement particulièrement protecteur pour ce type de criminalité. Telegram est d'ailleurs, pour les autorités françaises, « la plateforme numéro 1 du crime organisé ».

Face à ce dossier, exit la posture de chevalier blanc, bonjour à celle du martyr de l’« État profond ». Ainsi, Durov a opéré une inversion accusatoire typique de la grammaire complotiste. Il ne serait pas poursuivi pour des manquements au droit commun, mais parce qu’il « dérange » les puissants. Cette narration a immédiatement résonné dans la complosphère. Dès l’été 2024, une coalition hétéroclite allant d’Elon Musk à Robert F. Kennedy Jr, en passant par les cercles QAnon, a fait de sa cause un symbole. Ainsi, Musk avait alors lancé le hastag #freepavel avant d'ironiser sur le fait qu'en 2030 il serait possible, en Europe d'être « emprisonné pour avoir mis un like sur un mème ». Cela avant d'inviter ses millions d'abonnés à « se battre pour la liberté». Durov avait aussi reçu le soutien du Kremlin qui s'était ému d'une « arrestation politique ». Durov a pourtant été libéré après quatre jours de garde à vue et placé sous simple contrôle judiciaire.

Ce n'est que sous la pression de la justice française que Telegram a pu enfin collaborer avec la police et qu'un gigantesque réseau pédocriminel (plus de 10 000 individus dans une cinquantaine de pays) a pu être démantelé l'année dernière. Qui, dans cette complosphère pourtant obsédée par les fameuses « élites pédophiles satanistes », s'en est réjoui ?

L’ingérence comme mode de défense

L’affaire Owens n'est que la concrétisation d'une trajectoire entamée il y a longtemps déjà par Pavel Durov. Elle s’inscrit dans une stratégie de représailles diplomatiques par la désinformation. En mai 2025, l’épisode des élections roumaines en a constitué l’illustration parfaite. En pleine élection présidentielle, Durov a accusé Nicolas Lerner, le directeur de la DGSE (le renseignement extérieur français), d’avoir exigé la censure de comptes conservateurs roumains afin de truquer le scrutin. Un « stop the steal » version roumaine en quelques sortes.

Le procédé est grossier mais efficace : lancer une accusation invérifiable contre un service de renseignement à la veille d’un scrutin pour délégitimer le processus démocratique. Que la DGSE et le Quai d’Orsay aient démenti, indiquant que leurs échanges avec les services de renseignement roumains concernaient la menace terroriste, importe peu à l’écosystème complotiste. Ainsi, quand Durov porte son accusation, Elon Musk la relaie. Résultats des courses selon le décompte du journaliste Raphaël Grably : près de 30 millions de vues cumulées quand le démenti du Quai d'Orsay peinait dans le même temps à atteindre les 15 000 vues, soit un rapport de 1 à 2000. Illustration chimiquement pure de la loi de Brandolini.

Source : Elon Musk/X, 28/09/2025.

En validant l’idée que Paris manipulerait des élections démocratiques, Durov sert objectivement les intérêts des relais pro-Kremlin tout en réglant ses comptes avec la justice française. Mais au-delà des prises de position de son fondateur, c’est la structure même de Telegram qui est en cause. Loin de l’image d’une messagerie sécurisée qu’elle vend au grand public, la plateforme fonctionne comme un réseau social de masse qui serait dépourvu de la modération mise en place chez ses concurrents.

Cette architecture en a fait, un temps, le refuge naturel des bannis de Twitter ou de Facebook. Antivax, néonazis, propagandistes russes ou influenceurs de la « réinfosphère » y ont bâti une économie parallèle dopée par les crypto-monnaies et l’impossibilité de fait de voir son compte suspendu. L’ambiguïté est totale : alors qu'une enquête récente du média Débunk Café (un collectif citoyen spécialisé dans l'OSINT) fait justice des différents mythes qui entourent Telegram et envisage que la plateforme de Durov ne soit qu'« une arme géopolitique déguisée en messagerie sécurisée », le Russe aux quatre nationalités continue de jouer sur les deux tableaux.

D'un côté il prétend coopérer avec la justice française pour alléger son contrôle judiciaire, de l'autre il signale à sa base radicale qu'il reste l’un des leurs en jouant sur la théorie du complot. Le « plausible » lâché par Durov à propos du fantasme d’assassinat de Candace Owens agit comme un adoubement.

Dès lors, le danger n’est plus seulement qu’une plateforme héberge des contenus haineux par laxisme. Il est que son propriétaire participe activement à l’érosion de la réalité factuelle au moyen d'un mégaphone braqué sur 900 millions d’utilisateurs. En se faisant, au passage, l’idiot utile d’une véritable guerre cognitive menée contre les démocraties.

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à propos de l'auteur
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David Medioni
Journaliste indépendant, David Medioni anime l'émission « Les Déconspirateurs ». Il collabore à Franc-Tireur, La Tribune et CB News. Directeur de l'Observatoire des médias de la Fondation Jean-Jaurès, il est également le fondateur et le rédacteur en chef du magazine littéraire en ligne Ernest. Essayiste, il a publié plusieurs essais aux éditions de l'Aube : Être en train. Récits sur les rails, Eloge de la séduction, L'an zéro du tourisme (avec Jean Viard), et Quand l'info épuise (avec Guénaëlle Gault).
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