Dans ce western-satire de l’Amérique trumpienne, Ari Aster dépeint les différentes manifestations du complotisme où les vulnérabilités personnelles rencontrent le confusionnisme ambiant.

Il a beau marmonner sans cesse. On n’écoute jamais un clochard ivre et désorienté. Aucune raison de le faire puisque ce qu’il dit n’a aucun sens. Même si de son point de vue, tout est clair. Les mots, les idées, les connexions : son bavardage intérieur lui donne une confuse impression de vérité.
Voilà peut-être une bonne définition du complotisme. Et c’est sur cette image que s'ouvre « Eddington », premier western d’Ari Aster. Dans cette petite ville du Nouveau-Mexique, le vagabond égaré a de la concurrence : le complotisme règne en maître. Au printemps 2020, l’équilibre social et politique de la petite ville d’Eddington est fragilisé par la pandémie de Covid et l'affaire du meurtre raciste de George Floyd. Son shérif décide de la reprendre en main. Sur fond de rivalité amoureuse, il se porte candidat face au maire sortant.
Joe Cross (Joaquin Phoenix) est aussi irrité par les mesures sanitaires que par celui qui les impose. Ted Garcia (Pedro Pascal) campe un édile démocrate, latino et inclusif qui, soucieux d’exemplarité, porte ostensiblement son masque et check ses administrés avec son coude. Insupportable pour ce cow-boy asthmatique et pathétique qui, par dessus tout, le croit intéressé par son épouse. Il riposte avec une campagne d’un populisme échevelé, arpentant les rues d’Eddington à bord de sa Jeep poussiéreuse ornée de stickers qui associent son adversaire à Bill Gates. Tout y passe : « Deep State », Anthony Fauci, « Event 201 », complot des élites et des technocrates…
Les deux acteurs, impeccables, se font face dans une caricature savoureuse des camps idéologiques opposés. Les ravages des réseaux sociaux, de la post-vérité et du tout filmé gagnent aussi l’Amérique profonde. Par smartphones interposés, le populisme libertarien se heurte aux mesures barrières et le dogmatisme militant des antiracistes du mouvement Black Lives Matter local percute la violence des suprémacistes. « Eddington » dessine une fresque satirique de l'Amérique contemporaine à hauteur de bourgade. Une capsule où le confusionnisme et le girouettisme ambiants rencontrent les vulnérabilités de chacun.
Ari Aster choisit un héros attachant. Un bon vieux briscard amoureux et mélancolique, moins complotiste par conviction que par opportunisme. Il veut voir tomber son adversaire. Et enterrer ses problèmes : à la maison, sa pauvre poupée Louise (Emma Stone) délaisse ses bras pour les vidéos d’un naturopathe messianique et flippant (Austin Butler) qu'on pourrait croire directement inspiré de Thierry Casasnovas. Un rival autrement plus inquiétant qui prêche le « complot pédo-sataniste » auprès des âmes traumatisées. En supplément, une belle-mère multi-conspi (Deirdre O’Connel) aussi agrippée aux blogs alternatifs qu’au déni familial.
Le rythme, la surenchère et l'hémoglobine tendance Tarantino font le jeu de cette comédie explosive. Mais le basculement successif des personnages offre au film une justesse qui dépasse la simple jouissance d’une parodie. Pas au point d’en faire un film engagé. « Eddington » est avant tout divertissant, malgré quelques longueurs excusables.
Reste qu’Ari Aster porte un regard rétrospectif sur une période charnière où la dérive complotiste s’est profondément enracinée dans la société américaine. Une dérive collective mais aussi individuelle. À chacun sa dérive, sa logorrhée de vagabond, son cache-misère à la tristesse et au malheur. Il n’y a que le chagrin d’amour adolescent pour transformer un militant anti « privilège blanc » en fervent MAGA pro-Marjorie Taylor Greene. Comme si, au fond, nous avions tous une bonne raison d’être complotiste.
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