Conspiracy Watch | l'Observatoire du conspirationnisme
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« Chaque événement marquant est dorénavant accompagné de sa version complotiste »

Directeur de Conspiracy Watch, Rudy Reichstadt déplore l'avalanche de théories complotistes chez les Gilets jaunes autour de l'attaque de Strasbourg.*

Le Point : Comment voyez-vous l'avalanche de théories expliquant que l'attaque de Strasbourg a servi à détourner l'attention d'Emmanuel Macron et des Gilets jaunes ?

Rudy Reichstadt : À l'heure d'Internet, le complotisme est un « révisionnisme en temps réel » pour reprendre une formule de l'essayiste Antoine Vitkine. Chaque événement marquant est dorénavant accompagné de sa version complotiste. Les attentats, en particulier, suscitent instantanément, sur les réseaux sociaux et les grandes plateformes conspirationnistes comme Égalité & Réconciliation, le site d'Alain Soral, des commentaires insinuant ou affirmant carrément que nous sommes face à un « false flag », une opération gouvernementale de diversion dont le « timing » ne doit rien au hasard. En général, ce genre de ratiocinations pavloviennes ne dépasse pas le cercle des obsédés du complot, anonymes ou pas. La nouveauté, ici, est le caractère torrentiel pris par ce réflexe conspirationniste, au point que certaines plateformes se revendiquant du mouvement des Gilets jaunes ont dû procéder à la fermeture des commentaires. La seconde nouveauté, c'est qu'en face aussi, la réaction a été très vive : le rejet du complotisme s'est beaucoup plus fait entendre qu'auparavant, non seulement de la part de la presse professionnelle classique, qui a rapidement tenté de répondre à certains « arguments » complotistes, mais aussi de la part d'internautes visiblement ulcérés par l'obscénité des théories du complot à un moment où l'on annonçait que l'attentat avait fait plusieurs victimes. On peut voir dans ce raidissement de part et d'autre le symptôme d'une forte polarisation de l'opinion. Pour avoir sous-entendu, dans une vidéo en direct sur Facebook, que ce qui venait de se passer à Strasbourg n'était que l'acte d'un déséquilibré et pas un « vrai attentat », Maxime Nicolle, l'un des Gilets jaunes les plus médiatiques de ces dernières semaines, a suscité une réprobation presque unanime. Ce sont des paroles qui méritent d'être replacées dans leur contexte : il y a quelques jours, Maxime Nicolle annonçait l'éclatement imminent d'un scandale d'État capable de provoquer rien de moins qu'une « troisième guerre mondiale ». Peu après, il faisait tribune commune avec Étienne Chouard, l'une des figures de la complosphère francophone, qui, par le passé, a, par exemple, expliqué que les véritables terroristes étaient les gouvernements et qu'« on se fout de la gueule du monde avec les "terroristes" entre guillemets ». Comme si le terrorisme était « fabriqué », mis en scène par les autorités elles-mêmes…

LP : Derrière ces théories complotistes abjectes, n'y a-t-il pas une peur légitime chez les Gilets jaunes d'être éclipsés de l'actualité ?

RR : Les grands médias se sont focalisés pendant trois semaines en continu sur les Gilets jaunes. À tel point qu'ils ne se sont quasiment pas intéressés à l'assassinat, le 5 décembre dernier, de John Dowling, professeur d'anglais à l'université de La Défense, poignardé à mort par un de ses anciens étudiants de nationalité pakistanaise. Le lendemain de ce meurtre, au tout début de l'enquête, la procureure de Nanterre a déclaré que le suspect ne présentait pas de signes de radicalisation et que nous avions plutôt affaire à « quelqu'un de très religieux ». Or, à Conspiracy Watch, nous avons identifié le compte Facebook du suspect et pu constater qu'il y partageait des contenus marqués au coin d'un antisémitisme et d'un complotisme extrêmes, appelant au djihad « contre les démons comme Israël, l'Amérique, la France et les hypocrites parmi nous » ou encore au meurtre des juifs, comparés à des insectes. L'affaire étant passée sous les radars médiatiques, elle n'a évidemment suscité aucune vague de commentaires complotistes.

LP : Le 2 décembre, sur une chaîne du service public, le démographe Emmanuel Todd a évoqué des « agents provocateurs » à l'Arc de Triomphe et parlé de « stratégie du chaos » macronienne...

RR : L'idée est simple : des policiers en civil se mêleraient clandestinement aux Gilets jaunes pour se livrer à des déprédations de toutes sortes afin de jeter le discrédit sur des manifestants en réalité unanimement pacifiques. C'est la résurgence d'un vieux serpent de mer. Pourtant, dans une démocratie comme la nôtre et à une époque où chacun d'entre nous a un smartphone à portée de main, il paraît difficilement concevable que des policiers puissent se livrer à des mises en scène de ce genre : cela se saurait immédiatement et déclencherait un scandale bien compréhensible. Les syndicats de policiers rejettent d'ailleurs ce genre d'insinuations comme des fantasmes. En octobre 2010, lors d'une manifestation contre la réforme des retraites, un homme avait été agressé devant une caméra par un individu masqué. La rumeur s'est rapidement répandue que ce dernier était en fait un policier infiltré. En réalité, il s'agissait bien d'un manifestant violent qui, par la suite, a été condamné à six mois de prison ferme. La présence de policiers en civil dans les manifestations est une pratique courante, mais leur seule fonction est de permettre d'identifier et d'interpeller plus rapidement les casseurs, pas de semer le chaos. C'est pourtant l'hypothèse pesamment suggérée dimanche soir par Emmanuel Todd, sans que quiconque sur le plateau de France 2 le contredise. Nicolas Dupont-Aignan a même acquiescé à ces propos. Au nom d'une critique, raisonnée, de la dégénérescence démocratique, Emmanuel Todd en est arrivé, par le passé, à valider la grille de lecture sociologique la plus pauvre qui soit, le conspirationnisme. On l'a ainsi vu s'exercer à la dénonciation d'un complot des élites pour subvertir la démocratie et encourager les fantasmes autour du groupe de Bilderberg, par exemple, un cercle qui fait fantasmer les conspirationnistes depuis des décennies. Mais Todd n'est pas le seul. Dans un texte récent, l'essayiste Jean-Claude Michéa pourfend, quant à lui, ce qu'il appelle un « État benalla-macronien » prêt à « envoyer partout son black bloc et ses antifas » (sic) pour discréditer le mouvement des Gilets jaunes « par tous les moyens ». On est exactement dans le même type de vision.

LP : Devant les micros, certains Gilets jaunes ont repris cette théorie : la France serait privée de Constitution à la suite d'un décret de Valls en 2016 sur la création de l'Inspection générale de la justice qui mettrait fin à la séparation entre pouvoir judiciaire et exécutif...

RR : Cette histoire farfelue, qui prospère sur la crédulité, l'ignorance et l'effacement de toute distinction entre rumeur et information, provient d'un second couteau de la complosphère d'extrême droite, Serge Petitdemange, dont la chaîne YouTube cumule plusieurs millions de vues. Elle consiste à expliquer à des esprits prêts à croire à n'importe quoi pourvu que cela aille dans le sens de leur colère que l'actuel chef de l'État n'a en réalité aucune légitimité, qu'il est un « dictateur ». Comme chez les électeurs de Donald Trump, on trouve chez certains Gilets jaunes une grande perméabilité aux théories du complot, sans qu'un porte-parole du mouvement s'en distancie clairement. On a ainsi pu noter la présence dans les manifestations de ces derniers jours de slogans anti-vaccins et même contre les « chemtrails », tandis que circulent sur les réseaux sociaux des vidéos aux contenus parfois ostensiblement antimaçonniques ou antisémites ou provenant de sources plus que douteuses. Autre exemple significatif : interviewée dans la rue par l'Agence France-Presse, une Gilet jaune a affirmé qu'Emmanuel Macron était un pion de « Soros, Rothschild et Goldman Sachs » sans que ses propos, qui émanent d'une intox malveillante apparue il y a un an et demi et qui ressurgit périodiquement sur les réseaux sociaux, rencontrent la moindre objection.

LP : Jacline Mouraud, qui semble être adepte de la théorie des chemtrails (théorie, pourtant rejetée par les scientifiques, qui consiste à expliquer que les traînées blanches des avions dans le ciel sont composées de produits toxiques que les gouvernements diffusent en secret), a été accusée d'être elle-même une « taupe » du gouvernement du simple fait que, dans une vidéo, elle raconte qu'elle était en contact avec des journalistes lors de la venue de Macron à Rennes...

RR : Les Gilets jaunes sont un mouvement profondément anti-élite, « populiste » par essence – si j'ose dire. Ceux qui y participent semblent convaincus – cela revient fréquemment dans leurs propos – de constituer le vrai « peuple ». L'allergie à la personne du président de la République et à un personnel politique considéré comme déconnecté de la réalité semble irrémédiable. Mais, pour ce mouvement né de manière spontanée, qui s'est organisé à partir de Facebook et qui manque de figures charismatiques susceptibles de l'incarner, il est possible qu'il existe une tentation de faire tomber toute tête qui dépasse. Des porte-parole improvisés ont ainsi confié avoir été victimes de menaces de mort. Ce qui, pour l'instant, augure mal de la capacité du mouvement à évoluer vers une forme partisane, sur le modèle du M5S italien.

LP : De nombreux Gilets jaunes ont aussi repris la proposition de François Asselineau, figure de la complosphère qui a invité à destituer Emmanuel Macron...

RR : Nous sommes là encore face à une proposition fantaisiste qui en dit long sur le respect que certains témoignent à nos institutions. La destitution du chef de l'État est prévue par la Constitution « en cas de manquement à ses devoirs manifestement incompatible avec l'exercice de son mandat », c'est-à-dire dans un cas de figure d'une exceptionnelle gravité. Estimer qu'une telle procédure puisse constituer aujourd'hui une quelconque solution à la crise politique que traverse le pays est absurde et on peut légitimement douter que l'ancien haut fonctionnaire qu'est François Asselineau n'en ait pas parfaitement conscience. Mais il faut faire feu de tout bois et tout prétexte est bon pour faire passer le président de la République pour un traître à la nation, comme cette histoire – là aussi inepte – de collusion secrète franco-allemande visant à transformer le siège de la France au Conseil de sécurité de l'ONU en siège de l'Union européenne : même si Olaf Scholz, le vice-chancelier allemand, l'a proposé, cela n'a jamais été à l'ordre du jour du côté de la France.

LP : Pour conclure : le complotisme est-il un phénomène important au sein des Gilets jaunes ou cela ne concerne-t-il qu'une minorité ?

RR : C'est très difficile à dire à ce stade face à un mouvement à la sociologie hétérogène, sans représentants légaux et qui, de surcroît, exprime une détresse et une exaspération non feintes. Il est impossible de ne pas ressentir de l'empathie à l'égard de personnes parfois en très grande difficulté et qui, pour beaucoup, n'ont jamais participé à des mobilisations de ce genre. Mais on doit aussi pouvoir évoquer sans tabou ni mauvaise conscience les limites de ce mouvement. À quel degré d'inculture politique et historique faut-il être descendu pour croire que nous vivons réellement dans une « dictature » ? Quel est l'état de la culture démocratique dans notre pays aujourd'hui pour qu'on puisse dire qu'Emmanuel Macron représente uniquement ceux des Français qui ont voté pour lui ? On a le sentiment que le pacte démocratique se fissure, aussi bien par la déconnexion d'une partie de l'élite du reste de la nation que par le refus de certains de jouer le jeu de la démocratie, lequel consiste, dans un régime où les libertés fondamentales sont assurées, à user des outils légaux pour se faire entendre.

Certaines tendances peuvent aussi inquiéter : on n'observe, par exemple, aucune prise de distance avec des personnages comme Dieudonné, à qui des Gilets jaunes ont réservé un accueil des plus chaleureux alors même – un comble ! – qu'il est poursuivi par la justice pour organisation frauduleuse de son insolvabilité. Personne au sein des Gilets jaunes ne semble non plus vraiment heurté par un certain nombre de dérapages – racistes, antisémites ou autres – qui émaillent le mouvement depuis le début. Ce ne sont pourtant pas là des préoccupations « élitistes ». Si l'on ne peut affirmer catégoriquement que le complotisme est réellement plus présent dans ce mouvement que dans d'autres, on ne connaît pas, en revanche, de figure marquante du complotisme francophone qui n'ait pas revêtu le gilet jaune. Les sites complotistes les plus consultés et les comptes les plus influents de la complosphère sont également au diapason du mouvement.

 

* Propos recueillis par Thomas Mahler.

Source : Le Point, 5 décembre 2018.

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