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Timothy Snyder et l'« abysse américain »

Publié par Hélène Roudier de Lara17 janvier 2021,

Spécialiste du totalitarisme au XXe siècle, l'historien américain Timothy Snyder a analysé les quatre années de présidence Trump qui s'achèvent et ce qu'elles annoncent pour l'avenir.

Manifestation pro-Trump à Atlanta (Géorgie) le 18 novembre 2020 (capture d'écran YouTube/Global News).

« Le président de la post-vérité », c’est ainsi que Timothy Snyder, un des plus grands historiens de notre temps, spécialiste de l’histoire des totalitarismes soviétique et nazi (Terres de sang et Terre noire sont les deux ouvrages fondamentaux qu’il leur a consacrés), qualifie le président Trump dans un texte paru le 9 janvier dans le New York Times et intitulé « L'abysse américain ».

Il y analyse les événements du 6 janvier à partir d’un historique de la présidence Trump, de la connaissance approfondie qu’il a du totalitarisme, et de l’histoire américaine.

C’est bien à une tentative de coup d’État que nous avons assisté. S’agit-il de fascisme ? Pas encore. Selon Snyder, la post-vérité, c’est le « préfascisme », pas encore le fascisme. Toute la rigueur et l’originalité de cette interprétation tiennent à cette thèse : l’historien n’est pas homme à utiliser le terme « fascisme » n’importe comment.

Dans un premier temps, Snyder décortique l’histoire de la présidence Trump. Toute la spécificité de sa politique consiste, depuis le début, à dire... des mensonges !

« En 2020, sachant qu’il était derrière Joe Biden dans les sondages, [Donald Trump] a passé des mois à affirmer que l’élection présidentielle serait truquée et à signaler qu’il n’accepterait pas les résultats s’ils ne le déclaraient pas vainqueur. Il a prétendu à tort le jour du scrutin qu’il avait gagné, puis a durci progressivement sa rhétorique [à coups de] théories complotistes sans cesse plus alambiquées et invraisemblables ».

Il y a des petits mensonges et des mensonges moyens qui s’accumulent et tendent à produire une réalité alternative, dans laquelle ceux qui croient à ces mensonges sont appelés à vivre intégralement. Cependant, pour que cette réalité parallèle acquière une consistance suffisante, un grand mensonge est nécessaire explique Snyder :

« La force d’un grand mensonge réside dans l’exigence que beaucoup d’autres choses doivent être crues et beaucoup d’autres encore rejetées. Pour donner seulement un sens à un monde dans lequel l’élection présidentielle de 2020 a été volée, il faut se méfier non seulement des journalistes et des experts, mais aussi des institutions gouvernementales locales, étatiques et fédérales, des agents en charge des élections et des élus, en passant par la sécurité intérieure et jusqu’à la Cour Suprême. Cela entraîne nécessairement une théorie du complot : imaginez toutes les personnes qui ont dû participer à un tel complot et toutes les personnes qui auraient dû travailler à sa dissimulation ! »

Sans ce grand mensonge, la réalité risque encore de faire effraction dans le monde de la post-vérité. Snyder compare ce grand mensonge au mensonge soviétique sur le génocide par la faim des Ukrainiens par Staline et au grand mensonge nazi sur les Juifs. Tout fascisme qui se respecte repose, entre autres, sur un système de mensonges couronné par un plus grand, qui vient achever d’emprisonner ceux qui y ont cru. Ce qui manque à la tentative trumpiste du 6 janvier pour former un authentique coup d’État fasciste, c’est l’appui de l’armée et une idéologie bien structurée. Trump n’a pas vraiment d’organisation idéologique solide. Il n’a pas d’autre « idéologie » que son maintien au pouvoir.

Cependant, une idéologie tournoie bien dans le ciel des trumpistes, c’est le suprémacisme blanc, une spécialité toute américaine :

« À première vue, une théorie du complot fait paraître sa victime forte : elle voit Trump comme résistant aux Démocrates, aux Républicains, à l’État profond, aux pédophiles, aux satanistes. Plus profondément, cependant, elle inverse la position du fort et du faible. L’accent mis par Trump sur les prétendues "irrégularités" et "États contestés" se résume aux villes où les Noirs vivent et votent. Au fond, le fantasme de la fraude est celui d’un crime commis par des Noirs contre des Blancs.

Non seulement il n’y a pas eu de fraude électorale des Afro-Américains contre Donald Trump, mais c’est presque le contraire qui s’est passé, en 2020 et à chaque élection américaine. Comme toujours, les Noirs ont attendu plus longtemps que les autres pour voter et étaient plus susceptibles de voir leur vote contesté. Ils étaient plus susceptibles de souffrir ou de mourir du Covid-19, et moins susceptibles de s’absenter du travail. […] L’affirmation selon laquelle Trump s’est vu refuser une victoire par fraude est un gros mensonge non seulement parce qu’elle déforme la logique, décrit mal le présent et exige la croyance en un complot imaginaire, mais parce que fondamentalement, il renverse le champ moral de la politique américaine et la structure de base de l’histoire américaine. »

C’est ainsi que le préfascisme prend sa couleur proprement américaine. La responsabilité des Républicains est écrasante dans l’emprise de ce grand mensonge. Snyder distingue deux sortes de Républicains : les « joueurs » (gamers) et les « casseurs » (breakers).

Les premiers veulent bien tordre la réalité sans pour autant détruire le système institutionnel et politique, l’objectif étant de se maintenir au pouvoir dans ce système dont les règles proprement électorales, sans parler des magouillages auxquels ils se livrent, tendent à favoriser le parti républicain. Les seconds, dont Trump fait partie bien sûr, sont des « casseurs » : ils cherchent à détruire la démocratie électorale.

Faute d’une idéologie tout à la fois consistante et dominante, l’entreprise semble pour le moment vouée à l’échec. Mais rien n’interdit de s’inquiéter : des millions d’Américains sont maintenant persuadés de la véracité des mensonges de Trump. Seul le parti républicain a véritablement le pouvoir de démentir et de crever la bulle de mensonge qui enferme tant de citoyens et d’empêcher que le fascisme naissant n’en vienne à triompher à la prochaine élection.

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Manifestation pro-Trump à Atlanta (Géorgie) le 18 novembre 2020 (capture d'écran YouTube/Global News).

« Le président de la post-vérité », c’est ainsi que Timothy Snyder, un des plus grands historiens de notre temps, spécialiste de l’histoire des totalitarismes soviétique et nazi (Terres de sang et Terre noire sont les deux ouvrages fondamentaux qu’il leur a consacrés), qualifie le président Trump dans un texte paru le 9 janvier dans le New York Times et intitulé « L'abysse américain ».

Il y analyse les événements du 6 janvier à partir d’un historique de la présidence Trump, de la connaissance approfondie qu’il a du totalitarisme, et de l’histoire américaine.

C’est bien à une tentative de coup d’État que nous avons assisté. S’agit-il de fascisme ? Pas encore. Selon Snyder, la post-vérité, c’est le « préfascisme », pas encore le fascisme. Toute la rigueur et l’originalité de cette interprétation tiennent à cette thèse : l’historien n’est pas homme à utiliser le terme « fascisme » n’importe comment.

Dans un premier temps, Snyder décortique l’histoire de la présidence Trump. Toute la spécificité de sa politique consiste, depuis le début, à dire... des mensonges !

« En 2020, sachant qu’il était derrière Joe Biden dans les sondages, [Donald Trump] a passé des mois à affirmer que l’élection présidentielle serait truquée et à signaler qu’il n’accepterait pas les résultats s’ils ne le déclaraient pas vainqueur. Il a prétendu à tort le jour du scrutin qu’il avait gagné, puis a durci progressivement sa rhétorique [à coups de] théories complotistes sans cesse plus alambiquées et invraisemblables ».

Il y a des petits mensonges et des mensonges moyens qui s’accumulent et tendent à produire une réalité alternative, dans laquelle ceux qui croient à ces mensonges sont appelés à vivre intégralement. Cependant, pour que cette réalité parallèle acquière une consistance suffisante, un grand mensonge est nécessaire explique Snyder :

« La force d’un grand mensonge réside dans l’exigence que beaucoup d’autres choses doivent être crues et beaucoup d’autres encore rejetées. Pour donner seulement un sens à un monde dans lequel l’élection présidentielle de 2020 a été volée, il faut se méfier non seulement des journalistes et des experts, mais aussi des institutions gouvernementales locales, étatiques et fédérales, des agents en charge des élections et des élus, en passant par la sécurité intérieure et jusqu’à la Cour Suprême. Cela entraîne nécessairement une théorie du complot : imaginez toutes les personnes qui ont dû participer à un tel complot et toutes les personnes qui auraient dû travailler à sa dissimulation ! »

Sans ce grand mensonge, la réalité risque encore de faire effraction dans le monde de la post-vérité. Snyder compare ce grand mensonge au mensonge soviétique sur le génocide par la faim des Ukrainiens par Staline et au grand mensonge nazi sur les Juifs. Tout fascisme qui se respecte repose, entre autres, sur un système de mensonges couronné par un plus grand, qui vient achever d’emprisonner ceux qui y ont cru. Ce qui manque à la tentative trumpiste du 6 janvier pour former un authentique coup d’État fasciste, c’est l’appui de l’armée et une idéologie bien structurée. Trump n’a pas vraiment d’organisation idéologique solide. Il n’a pas d’autre « idéologie » que son maintien au pouvoir.

Cependant, une idéologie tournoie bien dans le ciel des trumpistes, c’est le suprémacisme blanc, une spécialité toute américaine :

« À première vue, une théorie du complot fait paraître sa victime forte : elle voit Trump comme résistant aux Démocrates, aux Républicains, à l’État profond, aux pédophiles, aux satanistes. Plus profondément, cependant, elle inverse la position du fort et du faible. L’accent mis par Trump sur les prétendues "irrégularités" et "États contestés" se résume aux villes où les Noirs vivent et votent. Au fond, le fantasme de la fraude est celui d’un crime commis par des Noirs contre des Blancs.

Non seulement il n’y a pas eu de fraude électorale des Afro-Américains contre Donald Trump, mais c’est presque le contraire qui s’est passé, en 2020 et à chaque élection américaine. Comme toujours, les Noirs ont attendu plus longtemps que les autres pour voter et étaient plus susceptibles de voir leur vote contesté. Ils étaient plus susceptibles de souffrir ou de mourir du Covid-19, et moins susceptibles de s’absenter du travail. […] L’affirmation selon laquelle Trump s’est vu refuser une victoire par fraude est un gros mensonge non seulement parce qu’elle déforme la logique, décrit mal le présent et exige la croyance en un complot imaginaire, mais parce que fondamentalement, il renverse le champ moral de la politique américaine et la structure de base de l’histoire américaine. »

C’est ainsi que le préfascisme prend sa couleur proprement américaine. La responsabilité des Républicains est écrasante dans l’emprise de ce grand mensonge. Snyder distingue deux sortes de Républicains : les « joueurs » (gamers) et les « casseurs » (breakers).

Les premiers veulent bien tordre la réalité sans pour autant détruire le système institutionnel et politique, l’objectif étant de se maintenir au pouvoir dans ce système dont les règles proprement électorales, sans parler des magouillages auxquels ils se livrent, tendent à favoriser le parti républicain. Les seconds, dont Trump fait partie bien sûr, sont des « casseurs » : ils cherchent à détruire la démocratie électorale.

Faute d’une idéologie tout à la fois consistante et dominante, l’entreprise semble pour le moment vouée à l’échec. Mais rien n’interdit de s’inquiéter : des millions d’Américains sont maintenant persuadés de la véracité des mensonges de Trump. Seul le parti républicain a véritablement le pouvoir de démentir et de crever la bulle de mensonge qui enferme tant de citoyens et d’empêcher que le fascisme naissant n’en vienne à triompher à la prochaine élection.

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Hélène Roudier de Lara
Hélène Roudier de Lara est professeur agrégée de philosophie.
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