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Conspirationnisme : trois questions à Rudy Reichstadt

Marc Knobel a interrogé Rudy Reichstadt sur les théories du complot. Qu'est-ce qu'une "théorie du complot", l'antisémitisme et le complotisme vont-ils de pair, et comment lutter contre le complotisme ?

Marc Knobel : Qu'est-ce qu'une théorie du complot ? L’expression, selon le philosophe Pierre-André Taguieff, est malheureuse. Elle donne en effet à penser que les complots n’existent jamais, ce qui est évidemment faux. Aussi le sociologue préfère-t-il parler de « mentalité complotiste ». Etes-vous d'accord ?

Rudy Reichstadt : Oui. J’ajouterais que l’expression est malheureuse à un second titre car le mot « théorie » suggère une dimension rationnelle là où, en pratique, nous n’avons le plus souvent qu’une présentation malhonnête des faits assortie de spéculations gratuites et d’arguments bancals. Autrement dit, on est très loin d’une « théorie » au sens noble, scientifique du terme. Toujours est-il que nous sommes tributaires d’une expression sans doute imparfaite mais qu’il n’est pas en notre pouvoir de désinventer. Ceux qui cherchent à disqualifier l’expression « théorie du complot », en allant parfois même jusqu’à prétendre qu’elle a été inventée par la CIA – ce qui est totalement faux –, sont aussi généralement ceux qui cherchent à nier l’existence de la chose. Ce n’est donc pas un hasard si les adversaires les plus acharnés de l’usage des mots « complotisme », « conspirationnisme » ou « théorie du complot » sont les complotistes eux-mêmes. Comment le définir ? Je dirais qu’il s’agit d’une tendance à attribuer abusivement l’origine d’un événement marquant, d’un phénomène ou d’un fait social à un inavouable complot dont les auteurs présumés – ou ceux à qui il est réputé profiter – conspireraient, dans leur intérêt, à tenir cachée la vérité.

MK : Plus généralement, taxer de complot telle ou telle minorité conduit à sa stigmatisation. Le complotisme et l'antisémitisme vont-ils de pairs ?

RR : Si le discours conspirationniste, par sa plasticité, est propre à pouvoir servir des intérêts politiques parfaitement rivaux, aucun observateur attentif ne peut manquer de souligner la récurrence avec laquelle les Juifs, Israël ou le « sionisme » sont pris pour cibles par les propagateurs les plus actifs de la théorie du complot. Dans sa dénonciation de marionnettistes prétendument cachés dans les coulisses, le conspirationnisme mobilise en effet très souvent un matériel antisémite qui, pour des raisons historiques, est en circulation, disponible et « prêt à l’emploi ». On songe aux multiples rééditions d’ouvrages antisémites – comme La France juive, d’Edouard Drumont ou Mein Kampf – par la société d’édition d’Alain Soral. Non sans succès : il y a deux ans, une enquête d’opinion montrait par exemple que 16% des Français pensent qu’il existe « un complot sioniste à l’échelle mondiale ». Cette situation est d’autant plus préoccupante que le conspirationnisme peut être vu comme l’une des antichambres du négationnisme. Au-delà de la parenté de discours qui peut exister entre les deux approches, on observe depuis plusieurs années une forte intrication entre les mouvances conspirationniste et négationniste, comme l’illustre en particulier la galaxie hétéroclite formée autour de Dieudonné et de Soral, qui réunit dans le même horizon « antisioniste » des activistes venant de l’extrême droite, de l’islamisme ou de la gauche antimondialiste.

MK : De l’avis général, il est difficile de lutter contre le complotisme... que faire ?

RR : D’abord, avoir le courage de se servir des outils légaux qui sont à notre disposition pour placer les diffuseurs de fausses informations devant leurs responsabilités. Je rappelle que la loi de 1881 sur la liberté de la presse punit d’une amende de 45 000 euros la publication, la diffusion et la reproduction de nouvelles fausses lorsque, faite de mauvaise foi, elle aura été susceptible de troubler la paix publique. Le délit est assez fréquemment constitué et pourtant on rechigne à appliquer cette disposition comme si elle était liberticide alors qu’elle représente en réalité la garantie d’une authentique liberté d’informer.

Ensuite, en finir avec la relativisation ou la minimisation du problème. Car le conspirationnisme n’est pas seulement risible ou obscène. Il ne se contente pas de saper les bases de notre contrat démocratique. Il peut avoir des conséquences tragiques comme l’a récemment montrée l’affaire dite du « Pizzagate » aux Etats-Unis et comme en témoigne également toute l’histoire du XXème siècle.

Enfin, je crois qu’il n’est jamais vain de chercher à démonter les affabulations complotistes, de montrer d’où elles viennent, qui les met en circulation, dans quel but, de les passer au crible de la critique et, aussi, de dire quelle est leur histoire. C’est certainement un travail très ingrat à une époque où la frontière entre information et propagande devient pour beaucoup de plus en plus floue et où semble triompher l’idée que la réalité factuelle n’est qu’une question de point de vue. Mais c’est une tâche indispensable. Et un enjeu civique majeur de notre temps.

 

Source : CRIF, 14 décembre 2016.

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Marc Knobel a interrogé Rudy Reichstadt sur les théories du complot. Qu'est-ce qu'une "théorie du complot", l'antisémitisme et le complotisme vont-ils de pair, et comment lutter contre le complotisme ?

Marc Knobel : Qu'est-ce qu'une théorie du complot ? L’expression, selon le philosophe Pierre-André Taguieff, est malheureuse. Elle donne en effet à penser que les complots n’existent jamais, ce qui est évidemment faux. Aussi le sociologue préfère-t-il parler de « mentalité complotiste ». Etes-vous d'accord ?

Rudy Reichstadt : Oui. J’ajouterais que l’expression est malheureuse à un second titre car le mot « théorie » suggère une dimension rationnelle là où, en pratique, nous n’avons le plus souvent qu’une présentation malhonnête des faits assortie de spéculations gratuites et d’arguments bancals. Autrement dit, on est très loin d’une « théorie » au sens noble, scientifique du terme. Toujours est-il que nous sommes tributaires d’une expression sans doute imparfaite mais qu’il n’est pas en notre pouvoir de désinventer. Ceux qui cherchent à disqualifier l’expression « théorie du complot », en allant parfois même jusqu’à prétendre qu’elle a été inventée par la CIA – ce qui est totalement faux –, sont aussi généralement ceux qui cherchent à nier l’existence de la chose. Ce n’est donc pas un hasard si les adversaires les plus acharnés de l’usage des mots « complotisme », « conspirationnisme » ou « théorie du complot » sont les complotistes eux-mêmes. Comment le définir ? Je dirais qu’il s’agit d’une tendance à attribuer abusivement l’origine d’un événement marquant, d’un phénomène ou d’un fait social à un inavouable complot dont les auteurs présumés – ou ceux à qui il est réputé profiter – conspireraient, dans leur intérêt, à tenir cachée la vérité.

MK : Plus généralement, taxer de complot telle ou telle minorité conduit à sa stigmatisation. Le complotisme et l'antisémitisme vont-ils de pairs ?

RR : Si le discours conspirationniste, par sa plasticité, est propre à pouvoir servir des intérêts politiques parfaitement rivaux, aucun observateur attentif ne peut manquer de souligner la récurrence avec laquelle les Juifs, Israël ou le « sionisme » sont pris pour cibles par les propagateurs les plus actifs de la théorie du complot. Dans sa dénonciation de marionnettistes prétendument cachés dans les coulisses, le conspirationnisme mobilise en effet très souvent un matériel antisémite qui, pour des raisons historiques, est en circulation, disponible et « prêt à l’emploi ». On songe aux multiples rééditions d’ouvrages antisémites – comme La France juive, d’Edouard Drumont ou Mein Kampf – par la société d’édition d’Alain Soral. Non sans succès : il y a deux ans, une enquête d’opinion montrait par exemple que 16% des Français pensent qu’il existe « un complot sioniste à l’échelle mondiale ». Cette situation est d’autant plus préoccupante que le conspirationnisme peut être vu comme l’une des antichambres du négationnisme. Au-delà de la parenté de discours qui peut exister entre les deux approches, on observe depuis plusieurs années une forte intrication entre les mouvances conspirationniste et négationniste, comme l’illustre en particulier la galaxie hétéroclite formée autour de Dieudonné et de Soral, qui réunit dans le même horizon « antisioniste » des activistes venant de l’extrême droite, de l’islamisme ou de la gauche antimondialiste.

MK : De l’avis général, il est difficile de lutter contre le complotisme... que faire ?

RR : D’abord, avoir le courage de se servir des outils légaux qui sont à notre disposition pour placer les diffuseurs de fausses informations devant leurs responsabilités. Je rappelle que la loi de 1881 sur la liberté de la presse punit d’une amende de 45 000 euros la publication, la diffusion et la reproduction de nouvelles fausses lorsque, faite de mauvaise foi, elle aura été susceptible de troubler la paix publique. Le délit est assez fréquemment constitué et pourtant on rechigne à appliquer cette disposition comme si elle était liberticide alors qu’elle représente en réalité la garantie d’une authentique liberté d’informer.

Ensuite, en finir avec la relativisation ou la minimisation du problème. Car le conspirationnisme n’est pas seulement risible ou obscène. Il ne se contente pas de saper les bases de notre contrat démocratique. Il peut avoir des conséquences tragiques comme l’a récemment montrée l’affaire dite du « Pizzagate » aux Etats-Unis et comme en témoigne également toute l’histoire du XXème siècle.

Enfin, je crois qu’il n’est jamais vain de chercher à démonter les affabulations complotistes, de montrer d’où elles viennent, qui les met en circulation, dans quel but, de les passer au crible de la critique et, aussi, de dire quelle est leur histoire. C’est certainement un travail très ingrat à une époque où la frontière entre information et propagande devient pour beaucoup de plus en plus floue et où semble triompher l’idée que la réalité factuelle n’est qu’une question de point de vue. Mais c’est une tâche indispensable. Et un enjeu civique majeur de notre temps.

 

Source : CRIF, 14 décembre 2016.

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