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Hannah Arendt : « La propagande totalitaire fleurit dans cette fuite de la réalité vers la fiction »

Le Système totalitaire, de Hannah Arendt.

Extraits de Hannah Arendt, Les Origines du totalitarisme (tome 3 : Le système totalitaire), éditions du Seuil, 1972, rééd. coll. Points/Essais, 1995, pp. 77-78 :

Tels auparavant les meneurs de foules, les porte-parole des mouvements totalitaires avaient un flair infaillible pour tous les sujets que la propagande habituelle des partis ou l’opinion publique négligeaient ou craignaient d’aborder. Tout ce qui était caché devenait hautement significatif, sans considération d’importance intrinsèque. La populace croyait réellement que la vérité était tout ce que la société respectable avait hypocritement passé sous silence, ou couvert par la corruption.

Dans le choix d’un sujet, le premier critère devint le mystère en tant que tel. L’origine de celui-ci n’avait pas d’importance : ce pouvait être un désir raisonnable et politiquement compréhensible de garder le secret, comme dans le cas des services secrets britanniques ou du Deuxième Bureau français ; ou les exigences de la conspiration pour les groupes révolutionnaires, comme dans le cas des sectes terroristes, anarchistes et autres ; ou encore la structure de sociétés dont le contenu, secret à l’origine, était public depuis longtemps, et dont seul le rituel gardait quelque chose de mystérieux (cas des francs-maçons) ; ou des superstitions séculaires qui avaient brodé des légendes autour de certains groupes (cas des jésuites et des Juifs). Si les nazis étaient plus doués pour choisir de tels sujets, les bolcheviks ont progressivement maîtrisé cet art. Mais ils s’appuient moins sur les mystères traditionnellement acceptés, auxquels ils préfèrent leurs propres inventions – depuis 1935 environ, une mystérieuse conspiration mondiale succède à l’autre dans la propagande bolchevique : ce fut d’abord le complot des trotskistes, puis le règne des 200 familles, enfin les sinistres machinations impérialistes (c’est-à-dire planétaires) des services secrets britanniques ou américains (1).

L’efficacité de ce genre de propagande met en lumière l’une des principales caractéristiques des masses modernes. Elles ne croient pas à rien de visible, à la réalité de leur propre expérience ; elles ne font confiance ni à leurs yeux ni à leurs oreilles, mais à leur seule imagination, qui se laisse séduire par tout ce qui est à la fois universel et cohérent par soi-même. Les masses se laissent convaincre non par les faits, même inventés, mais seulement par la cohérence du système dont ils font censément partie. On exagère communément l’importance de la répétition parce qu’on croit les masses peu capables de comprendre et de se souvenir ; en fait, la répétition n’est importante que parce qu’elle convainc les masses de la cohérence dans le temps.

Ce que les masses refusent de reconnaître, c’est le caractère fortuit dans lequel baigne la réalité. Elles sont prédisposées à toutes les idéologies parce que celles-ci expliquent les faits comme étant de simples exemples de lois, et éliminent les coïncidences en inventant un pouvoir suprême et universel qui est censé être à l’origine de tous les accidents. La propagande totalitaire fleurit dans cette fuite de la réalité vers la fiction, de la coïncidence vers la cohérence.

La principale infirmité de la propagande totalitaire, c’est qu’elle ne peut satisfaire le désir qu’ont les masses d’un monde complètement cohérent, compréhensible et prévisible, sans entrer en grave conflit avec le sens commun. Si, par exemple, toutes les « confessions » des opposants politiques, en Union soviétique, sont rédigées dans les mêmes termes et reconnaissent les mêmes mobiles, les masses assoiffées de cohérence accepteront cette fiction comme preuve suprême de leur sincérité ; tandis que le bon sens nous dit que c’est précisément cette cohérence qui n’est pas de ce monde et qui prouve qu’elles sont fabriquées.

 

Note :
(1) Il est intéressant de noter que, sous Staline, les bolcheviks accumulèrent, en quelque sorte, les conspirations, que la découverte d’une nouvelle ne signifiait pas qu’ils renonçaient à la précédente. La conspiration trotskiste commença vers 1930, les deux cents familles s’y ajoutèrent pendant la période du front populaire, à partir de 1935 ; l’impérialisme britannique devint une véritable conspiration pendant l’alliance entre Staline et Hitler, les « services secrets américains » suivirent peu après la fin de la guerre ; la dernière, le cosmopolitisme juif, ressemblait de façon évidente et troublante à la propagande nazie.

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Le Système totalitaire, de Hannah Arendt.

Extraits de Hannah Arendt, Les Origines du totalitarisme (tome 3 : Le système totalitaire), éditions du Seuil, 1972, rééd. coll. Points/Essais, 1995, pp. 77-78 :

Tels auparavant les meneurs de foules, les porte-parole des mouvements totalitaires avaient un flair infaillible pour tous les sujets que la propagande habituelle des partis ou l’opinion publique négligeaient ou craignaient d’aborder. Tout ce qui était caché devenait hautement significatif, sans considération d’importance intrinsèque. La populace croyait réellement que la vérité était tout ce que la société respectable avait hypocritement passé sous silence, ou couvert par la corruption.

Dans le choix d’un sujet, le premier critère devint le mystère en tant que tel. L’origine de celui-ci n’avait pas d’importance : ce pouvait être un désir raisonnable et politiquement compréhensible de garder le secret, comme dans le cas des services secrets britanniques ou du Deuxième Bureau français ; ou les exigences de la conspiration pour les groupes révolutionnaires, comme dans le cas des sectes terroristes, anarchistes et autres ; ou encore la structure de sociétés dont le contenu, secret à l’origine, était public depuis longtemps, et dont seul le rituel gardait quelque chose de mystérieux (cas des francs-maçons) ; ou des superstitions séculaires qui avaient brodé des légendes autour de certains groupes (cas des jésuites et des Juifs). Si les nazis étaient plus doués pour choisir de tels sujets, les bolcheviks ont progressivement maîtrisé cet art. Mais ils s’appuient moins sur les mystères traditionnellement acceptés, auxquels ils préfèrent leurs propres inventions – depuis 1935 environ, une mystérieuse conspiration mondiale succède à l’autre dans la propagande bolchevique : ce fut d’abord le complot des trotskistes, puis le règne des 200 familles, enfin les sinistres machinations impérialistes (c’est-à-dire planétaires) des services secrets britanniques ou américains (1).

L’efficacité de ce genre de propagande met en lumière l’une des principales caractéristiques des masses modernes. Elles ne croient pas à rien de visible, à la réalité de leur propre expérience ; elles ne font confiance ni à leurs yeux ni à leurs oreilles, mais à leur seule imagination, qui se laisse séduire par tout ce qui est à la fois universel et cohérent par soi-même. Les masses se laissent convaincre non par les faits, même inventés, mais seulement par la cohérence du système dont ils font censément partie. On exagère communément l’importance de la répétition parce qu’on croit les masses peu capables de comprendre et de se souvenir ; en fait, la répétition n’est importante que parce qu’elle convainc les masses de la cohérence dans le temps.

Ce que les masses refusent de reconnaître, c’est le caractère fortuit dans lequel baigne la réalité. Elles sont prédisposées à toutes les idéologies parce que celles-ci expliquent les faits comme étant de simples exemples de lois, et éliminent les coïncidences en inventant un pouvoir suprême et universel qui est censé être à l’origine de tous les accidents. La propagande totalitaire fleurit dans cette fuite de la réalité vers la fiction, de la coïncidence vers la cohérence.

La principale infirmité de la propagande totalitaire, c’est qu’elle ne peut satisfaire le désir qu’ont les masses d’un monde complètement cohérent, compréhensible et prévisible, sans entrer en grave conflit avec le sens commun. Si, par exemple, toutes les « confessions » des opposants politiques, en Union soviétique, sont rédigées dans les mêmes termes et reconnaissent les mêmes mobiles, les masses assoiffées de cohérence accepteront cette fiction comme preuve suprême de leur sincérité ; tandis que le bon sens nous dit que c’est précisément cette cohérence qui n’est pas de ce monde et qui prouve qu’elles sont fabriquées.

 

Note :
(1) Il est intéressant de noter que, sous Staline, les bolcheviks accumulèrent, en quelque sorte, les conspirations, que la découverte d’une nouvelle ne signifiait pas qu’ils renonçaient à la précédente. La conspiration trotskiste commença vers 1930, les deux cents familles s’y ajoutèrent pendant la période du front populaire, à partir de 1935 ; l’impérialisme britannique devint une véritable conspiration pendant l’alliance entre Staline et Hitler, les « services secrets américains » suivirent peu après la fin de la guerre ; la dernière, le cosmopolitisme juif, ressemblait de façon évidente et troublante à la propagande nazie.

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