
« Les grandes firmes multinationales et leurs conseils d’administrations internationaux, les grandes organisations internationales, OMC, FMI et Banque mondiale aux multiples subdivisions désignées par des sigles et des acronymes compliqués et souvent imprononçables, et toutes les réalités correspondantes, commissions et comités de technocrates non élus, peu connus du grand public, bref, tout ce gouvernement mondial qui s’est en quelques années institué et dont le pouvoir s’exerce sur les gouvernements nationaux eux-mêmes, est une instance inaperçue et inconnue du plus grand nombre. Cette sorte de Big Brother invisible, qui s’est doté de fichiers interconnectés sur toutes les institutions économiques et culturelles, est déjà là, agissant, efficient, décidant de ce que nous pourrons manger ou ne pas manger, lire ou ne pas lire, voir ou ne pas voir à la télévision et au cinéma, et ainsi de suite (…). A travers la maîtrise quasi absolue qu’ils détiennent sur les nouveaux instruments de communication, les nouveaux maîtres du monde tendent à concentrer tous les pouvoirs, économiques, culturels et symboliques, et ils sont ainsi en mesure d’imposer très largement une vision du monde conforme à leurs intérêts » (2).
Ces lignes, et quelques autres (3), semblent tout droit sorties d’un brûlot conspirationniste. Elles ont pourtant été écrites par celui qui, sans conteste, a le plus profondément marqué la recherche française en sciences sociales au cours de la seconde moitié du XXème siècle : Pierre Bourdieu (1930-2002).
Corcuff avait déjà soutenu dans un texte antérieur que « la sociologie de Bourdieu fourmille de mises en garde contre les explications par "le complot" » (5). Ainsi, dans Sur la télévision, Bourdieu écrivait qu’« on ne peut pas expliquer ce qui se fait à TF1 par le seul fait que cette chaîne est possédée par Bouygues (…) Il y a une forme de matérialisme court, associé à la tradition marxiste, qui n’explique rien, qui dénonce sans rien éclairer » (6). De fait, on trouve chez Bourdieu des antidotes précieux aux modèles d’explication intentionnalistes selon lesquels la réalité sociale et historique serait le produit de manipulations conscientes. Ainsi, dans « Ce que parler veut dire », on peut lire qu’« un des principes de la sociologie est de récuser le fonctionnalisme du pire : les mécanismes sociaux ne sont pas le produit d’une intention machiavélique ; ils sont beaucoup plus intelligents que les plus intelligents des dominants » (7).

« Dans les années 1990, en France, l’air du temps a entretenu – Taguieff l’a bien montré – une forte disposition au conspirationnisme. C’est aussi l’époque où Bourdieu est devenu un maître à penser pour une gauche radicale qui, souvent, l’a peu ou mal lu, et n’en retient que ce qui la caresse dans le sens du poil. Le motif conspirationniste – il faut insister sur ce point – est finalement très marginal dans l’œuvre de Bourdieu, n’apparaissant que rarement et tardivement, dans des textes d’intervention politique. Ses travaux les plus tardifs et les plus politisés sont aussi, à l’évidence, les plus faibles dans son œuvre de sociologue qui, heureusement, possède une force que ne soupçonnent guère, semble-t-il, ceux qui ne connaissent – si tant est qu’ils le connaissent – que le Bourdieu ‘‘militant’’. Ce n’est bien sûr pas un hasard si le conspirationnisme apparaît dans ces travaux-là : car c’est avant tout une grosse faiblesse, à la fois intellectuelle et psychique. Ne réduisons donc pas Bourdieu à ce moment d’égarement ».
Les explications par le complot revêtant un attrait considérable dans certaines franges de la galaxie altermondialiste, reste à questionner ce que Philippe Corcuff appelle « les appropriations conspirationnistes de la référence à Bourdieu dans les milieux militants et sympathisants des gauches critiques ». Comment expliquer cet attrait ? Selon Corcuff, la « dévaluation du marxisme comme cadre intellectuel de référence à partir du début des année
s 1980 au sein de la gauche française [aurait participé] à l’installation d’un certain anti-intellectualisme et à un recul de la culture théorique ». « Le succès des récits conspirationnistes, ajoute-t-il, rencontre certains préjugés actifs dans nos sociétés individualistes, et en particulier une sous-estimation de ce qui échappe à la volonté individuelle et une surestimation corrélative de ce qui en dépend. Et puis les médias constituant des lieux de concentration et de distribution inégale de la reconnaissance sociale, ils tendent à focaliser tout à la fois des attentes et des frustrations quant à cette ressource particulièrement valorisée dans les cadres individualistes ; d’où le mélange de fascination et de ressentiment qu’on peut souvent repérer dans les dénonciations ordinaires des médias » (10).
Notes :
(1) Pierre Bourdieu, Contre-feux 2. Pour un mouvement social européen, Raisons d’agir, 2001, p. 69.
(2) Pierre Bourdieu, « La culture est en danger », in Contre-feux 2, op. cit., pp. 88-89.
(3) Bourdieu parle également « des leurres bien faits pour détourner des lieux du gouvernement invisible des puissants » (Contre-feux 2, op. cit., p. 10) ou des « instances du gouvernement mondial invisible » (Contre-feux 2, op. cit., p. 72).
(4) Propos recueillis en juin 2009 par échanges de courriers électroniques.
(5) Cf. « De quelques aspects marquants de la sociologie de Pierre Bourdieu », octobre 2004 ; republié sous le titre « La sociologie de Pierre Bourdieu » sur Mediapart en deux parties, 16 juin 2009 : « (1) Une nouvelle critique sociale », et « (2) Le sociologue et le philosophe ».
(6) Liber éditions, coll. "Raisons d’agir", 1996, p. 44.
(7) Pierre Bourdieu, « Ce que parler veut dire », in Questions de sociologie, Les éditions de Minuit, 1980, pp. 95-112.
(8) Co-écrit avec J.-C. Passeron et J.-C. Chamboredon, Bordas, 1968.
(9) Gallimard, coll. « Le Débat », 2007.
(10) Cf. Philippe Corcuff, « Chomsky et le "complot médiatique" – Des simplifications actuelles de la critique sociale », Mediapart.fr, 12 juin 2009 (publié initialement dans la revue ContreTemps, n°17, septembre 2006) ; URL : http://www.mediapart.fr/club/blog/philippe-corcuff/120609/chomsky-et-le-complot-mediatique-des-simplifications-actuelles-de-
Voir aussi :
* Conférence de Philippe Corcuff sur la critique des médias
* Philippe Corcuff, « Pierre Bourdieu et les conspirationnismes : roc et failles », Mediapart.fr, 4 juillet 2009.
Je ne suis pas fan de Bourdieu, mais j’ai quand même l’impression qu’il est ici lu de travers. Mais je n’ai pas ce qu’il y a “autour” des citations”. Il me semble qu’il n’y a pas trace d’intentionnalité dans ce texte, et que le “gouvernement occulte” dont il parle n’est pas un complot ou un gouvernement qui décide d’une politique, mais un ensemble de structures qui, chacune, règlemente dans un domaine et dont l’ensemble constitue une sorte de maillage de nos vies. On peut penser à Weber, mais plus encore au jeune Touraine qui s’interrogeait sur le contrôle de l’historicité.
La dernière phrase semble contredire ce que je dis ” les nouveaux maitres du monde etc.”, ceci dit, vu qu’il y a des coupures un peu partout dans le texte, je ne sais pas si l’expression se veut allégorique, s’ils imposent une “vision du monde” de façon consciente ou inconsciente, etc.
Il y a une obsession “anti conspirationniste” à courte vue que je trouve assez fascinante à voir à l’oeuvre ici. Car à bien y regarder, y a-t-il quoi que ce soit de faux dans ce que dit Bourdieu ? En cette époque où la crise économique nous permet de voir par des entrebaillements les vrais rouages du pouvoir, qui commande à quoi, et où l’on constate sans peine que même dans la pire crise économique jamais connue Obama n’a pas la main haute sur Wall Street pour prendre les mesures qui s’imposent ?
Paul Jorion parlait récement de sa petite boîte à anomalie. Quelle conclusion tire l’auteur des lignes ci-dessus des 3 faits édifiants dénoncés ici ?
http://www.pauljorion.com/blog/?p=3717
Bien sur qu’il y a une forme de gouvernance mondiale, ce qui ne veut ni dire qu’elle est omnipotente, ni qu’elle est dans les mains d’un seul, ni même qu’elle est cohérente. A la limite, dans ses temps difficiles, ce ne serait pas un mal d’avoir un vrai décideur. C’est ce que quelqu’un comme Attali réclame à corps et à cri, et il n’est pas le seul (Jorion aussi, quelque part…). Si ces questions sont aussi publiques qu’elles le sont, ce n’est pas un complot. Combien de français connaissent seulement le fonctionnement des institutions européennes ? Est ce un complot pour autant ?
@ Grégory :
Y a-t-il quoi que ce soit de faux dans ce que dit Bourdieu dans ces passages ? Oui, il y a littéralement, l’idée qu’une instance unique décide, contrôle et oriente intentionnellement les médias, la politique, etc. Et cela ne correspond pas à la réalité. Parler de “Big Brother” et de “gouvernement mondial invisible”, cela va à l’encontre de toutes les précautions que Bourdieu lui-même a par ailleurs prescrites à la pratique de la sociologie. Ne jouons pas sur les mots. Il y a, évidemment, une “gouvernance mondiale” avec ses instruments (G8, Conseil de sécurité, FMI, etc.). “Gouvernance”, pas “gouvernement”. Et encore moins gouvernement caché ou “invisible” des multinationales. Celles-ci ont leurs intérêts, elles les défendent, elles sont parfois plus puissantes que les Etats mais il n’existe pas pour autant une instance supranationale dans laquelle on décide ce que les gens vont manger, lire ou regarder à la télé.
Il me semble pourtant qu’il décrit justement, dans l’extrait que vous citez, une gouvernance et non pas un gouvernement. Vous tirez peut être un peu trop le mot hors de son contexte… Mais prenons un exemple concret, lorsqu’il parle de Big Brother… même s’il est juste de dire que ce n’est pas littéralement le cas, la problématique que véhicule le terme est assez concrète pour que je me demande s’il est bien pertinent de hurler à l’excès de language plutot que de parler du problème réel, à l’heure où les USA détourne des Airbus transportant un journaliste pro cubain ?
je trouve votre tentative de discrédit de l’œuvre de Bourdieu plus que pitoyable… dans la critique, n’oubliez pas le respect!
Bonjour,
il me semble qu’il existe une sorte de vulgate bourdivine, qui mérite d’être critiquée. Que ce soit ou non la pensée du Maître, ce n’est pas l’essentiel. L’essentiel, c’est qu’il me semble rencontrer de plus en plus souvent des intellectuels et des militants qui raisonnent d’une façon particulièrement simpliste, en terme de “dominants” et “dominés”, les uns exclusivement en position de pouvoir, les autres déssaisis de tout pouvoir.
Ce face à face, qui dénie aux “dominés” leur pouvoir, et qui dénie aux “dominants” leurs faiblesses, leurs dépendances (notamment vis-à-vis des “dominés”), aboutit logiquement au complotisme. Qu’est-ce que le Gouvernement Mondial, sinon l’instance suprême où siégeraient des Dominants absolus?
Ainsi, en poursuivant cette logique caricaturale scindant le monde en “dominés” et en “dominants”, n’en arrive-t-on pas, par une sorte de logique infernale, à la vision complotiste la plus totalisante?
Il faudrait commencer par interroger ces catégories figées de “dominés” et “dominants”, sinon on se fera piéger par un discours simpliste et in fine complotiste.
Bonjour,
Vous faites dans le conspirationnisme anti-conspirationniste…
On sait très bien que Taguieff est un grand ami de Bourdieu ! On sait aussi qu’on peut faire dire n’importe quoi à n’importe qui.
Foucault est utilisé par des gens de droite…
Bourdieu, Badiou, Mermet et d’autres sont des antisémites notoires, c’est bien connu…
Permettez-moi de vous conseiller une petite lecture et une émission qu’on ne peut taxer de conspirationniste. Elle n’est toutefois pas tout à fait sur la même ligne politique que Pierre-André Taguieff (et de votre site, je le crains) et je ne parle pas de nathalie heinich, la grenouille qui veut se faire aussi grosse que le boeuf (Corcuff bien qu’un peu moins à l’ouest que cette dernière -dans l’anti-bourdieuserie primaire- est d’ailleurs parfois dans la même lignée).
Voilà : http://www.la-bas.org/article.php3?id_article=1724
Ivan Segré “La réaction philosémite ou la trahison des clercs”
Bourdieu n’était pas parfait comme tout le monde, et il y a matière à le critiquer (Bernard Lahire a initié un travail intéressant à ce sujet) pas mal d’égo, assez dominant, un peu élitiste, ayant compris le chemin du pouvoir intellectuel et en ayant peut-être un peu trop usé.
Mais c’est pas les petits intellos à deux balles qui vont démonter sa pensée… et ils ne sont pas nés ceux qui remettront sérieusement en cause ses thèses…
Bourdieu n’était ni conspirationniste, ni antisémite (dixit Finkelkraut philosophe des médias et du pouvoir)
Il était de gauche, c’était ça son gros problème !
Et rassurez-vous, il n’y a pas de conspirationnistes partout !
Frèd
Je crains que vous ne le mettiez pas en ligne… tant pis, vous l’aurez au moins lu !!!!
Hasta la vista !!!
Je pense que Bourdieu a maladroitement joué sur les mots mais ne pensait certainement pas à un gouvernement réel (avec qui à sa tête ?).
Son idée est de dire qu’il y a un groupe social “en pointillés” formé par les dirigeants économiques et administratives mondiaux (firmes multinationales, banques, firmes de conseil, médias, universités, haute administration, etc..) Ce groupe- où personne ne se connaît mais où tout le monde agit souvent de la même manière – a une influence certaine sur l’avancée économique et sociale du monde (plus que Sarkozy, pour faire vite).
C’est tout. On disait sûrement la même chose de Paris dans les provinces de France sous la IIIe République, et on avait raison.
Au petit jeu du “watch”, on pourrait aussi faire un site sur ceux qui voient des paranoiaques partout 🙂