Une diffusion virale
Il faut tenir aussi compte du fait que « Les idées nouvelles, comme toutes les créations culturelles, écrit Wiktor Stoczkowski, n’émergent pas du néant ; elles se nourrissent de l’ancien, en se construisant à partir des bribes du passé soumises aux mécanismes qui, sans être déterministes, sont loin d’être chaotiques et impénétrables. À chaque moment historique, le passé offre aux hommes un vaste répertoire de matériaux à partir desquels ils peuvent échafauder leurs œuvres, en transformant, en combinant et en assemblant des éléments que la tradition laisse à leur portée » (38). De ce fait, les matériaux conspirationnistes et paranoïdes vont être recyclés et radicalisés par plusieurs générations d’auteurs paranoïaques, conspirationnistes ou paranoïaques-critiques (39). Cette forme de complot est une conséquence de notre monde moderne : nous vivons dans une société « qui contient à la fois trop et pas assez d’information. Nombreux sont ceux qui veulent nous persuader de la vérité de certaines allégations, ou veulent à tout le moins nous les faire partager. De telles allégations peuvent avoir une origine incertaine, mais lorsque les circonstances sont favorables, nous les intégrons dans notre système de croyance, agissons d’après elles et les intégrons dans la mémoire collective » (40).
Exemples de complots paranoïdes
Nous rencontrons dans un premier temps la convergence entre la pathologie paranoïaque et les discours à tendances conspirationnistes dans les milieux des fous littéraires, très présents dans les milieux occultistes (42). Certains de ces penseurs occultistes ou ésotériques étaient en outre proches des idées contre-révolutionnaires de Bonald, Maistre ou Barruel. Ainsi, Julius Evola, à la fois membre de l’extrême droite et figure importante de l’ésotérisme, soutenait la véracité de l’ouvrage conspirationniste La Grande conspiration d’Emmanuel Malynski, dont Léon de Poncins (43), penseur catholique traditionaliste et contre-révolutionnaire, cosigna une version abrégée sous le titre La Guerre occulte. Juifs et Francs-Maçons à la conquête du monde (44). Evola publia plusieurs articles sur ce sujet. Dans ceux-ci, il se penchait, outre la notion de « race spirituelle », sur le thème de la « guerre occulte », c’est-à-dire la guerre menée par les sociétés secrètes, notamment la franc-maçonnerie, et par les Juifs contre la tradition, et analysait l’action de ces dernières au prisme de la « contre-initiation » guénonienne. Nous retrouvons dans ces discours l’idée paranoïde, qui va se transformer certains individus en la forme pathologique de la paranoïa.
À l’extrême droite, les deux formes de paranoïa sont très prégnantes et font partie de la culture de ces milieux (46). Ainsi, un Jacques Ploncard d’Assac a pu écrire que « Rien n’arrive jamais qui n’ait été préparé au grand jour ou dans l’ombre » (47). Son texte sera repris d’ailleurs par des groupes catholiques intégristes, notamment le groupe de Chiré-en-Montreuil. Ces catholiques reprendront aussi les thèses de William Guy Carr, qu’ils traduiront. Au-delà des catholiques intégristes, ces formes de paranoïa sont aussi présentes dans les milieux négationnistes. En effet, ceux-ci, par exemple Alain Guionnet, expliquent leurs malheurs par l’existence d’un complot juif visant à les faire taire. Cependant, l’aspect pathologique n’est pas à négliger, notamment dans le cas Guionnet. De fait, certains à l’extrême droite, tel Philippe Baillet sous le pseudonyme de Xavier Rihoit, considèrent la théorie du complot comme une forme droite de la paranoïa (48). Elle est d’ailleurs très présente dans les milieux traditionalistes, en particulier chez les sédévacantistes.
Toutefois, si ce type de discours est très fréquent à l’extrême droite, il ne faut pas oublier que les thèses conspirationnistes paranoïaques sont aussi présentes à l’extrême gauche. Ainsi, selon Massimo Introvigne, « Une conjuration mondiale des forces réactionnaires barrant la route du progrès, mieux : du communisme, est une antienne de la littérature soviétique. En Italie, elle a été démarquée dans des publications qui incriminent l’existence d’un complot, ourdi de vieille date, entre la maçonnerie, la mafia, les services secrets yankees et l’Église catholique, aux fins d’entraver la “marche du progrès” et plus spécialement, une prise de pouvoir du Parti communiste local » (49). Au-delà de cette utilisation idéologique du complot, la paranoïa est aussi présente dans sa forme pathologique dans ces milieux. C’est le cas, par exemple, du militant antifasciste Didier Daeninckx, adepte de la « cryptologie » (50), très proche de la paranoïa critique. Guy Dardel montre cet aspect méconnu de l’auteur dans un essai intitulé Le Martyre
imaginaire (51). Selon Dardel, Daeninckx voit des négationnistes pédophiles dans tous ceux qui le contestent ou le critiquent.
Nous pouvons nous demander si la paranoïa de l’extrême gauche (52), tel celui de Mae Brussel, n’est pas une construction en miroir, en réaction au conspirationnisme d’extrême droite : un conspirationnisme n’existant qu’en rejet de celui formulé par l’extrême droite. Ainsi, une revue américaine, Conspiracy Digest (53), se consacre à « l’identification de la nature de la conspiration de la classe dirigeante ». Une anecdote rapportée par Raoul Girardet va dans ce sens : en 1904, à la Chambre des députés, « devant les attaques furieuses de la droite, dénonçant l’influence occulte de la maçonnerie, les accusés répondent, à peu près dans les mêmes termes, en évoquant la nécessité de combattre à armes égales les manœuvres souterraines, les pratiques de délation et d’espionnage des congrégations et des sociétés pieuses » (54).
Interprétations
La paranoïa peut être vue, cliniquement parlant, comme le symptôme d’un mal-être. Ainsi, l’interprétation conspirationniste du monde montre l’inadaptation et l’incompréhension de celui qui le formule au monde qui l’entoure. Nous pouvons penser que le contexte actuel a joué un rôle dans cet essor. Les thèses apocalyptiques/eschatologiques/pessimistes se développent toujours dans des périodes de crise : à la fin de l’Empire romain, dans le contexte de la Guerre de Cent ans, dans celui de la Révolution française, etc. Cette angoisse, liée au contexte économique, est renforcée par le sentiment que le monde coure à sa perte. De fait, l’utilité de la théorie du complot est de répondre à une demande… Nous vivons actuellement dans la peur de l’avenir, dans une futurophobie, largement entretenue par l’omniprésence des discours écologistes millénaristes : la futurologie pessimiste des écologistes a beaucoup d’analogie avec une conception millénariste du monde, le péril technologique et sociétal du modèle occidental de développement jouant le rôle de l’Apocalypse… Pour s’en convaincre, il suffit de lire la presse évoluant aux marges de l’écologie et du new age, comme Nexus : nous trouvons dans les thèmes récurrents une forte occurrence d’articles condamnant les « élites mondialisées » ouvertement conspirationnistes, d’autres aux thématiques ésotériques/spirituelles, d’autres enfin de contenu écologique ; le tout baignant dans une vision pessimiste du monde.
Comme l’écrit Paul Zawadzki, le complot plonge ses racines dans l’imaginaire politique du pouvoir, « car c’est bel et bien dans les sociétés dans lesquelles les hommes se pensent comme faisant l’histoire, là où ils se donnent un pouvoir sur eux-mêmes, qu’il peut devenir une catégorie explicative spécifiquement politique » (58). En effet, « La théorie du complot, en simplifiant l’espace politique, permet l’économie d’un examen attentif des réalités » (59). En outre, la théorie du complot est une vision paranoïaque de l’Histoire et de la société : « Il s’agit de ces théories qui interprètent des pans entiers de l’Histoire (et singulièrement de l’histoire contemporaine), voire la totalité de l’histoire humaine, comme le résultat de l’intervention de “forces obscures”, agissant de façon souterraine, pour parvenir à des fins inavouables. La conspiration revêt en général une forme hiérarchique, pyramidale, séparant les manipulés inconscients, les complices actifs et les manipulateurs eux-mêmes. Elle s’emploie à “dominer le monde”, c’est-à-dire à contrôler la vie politique, l’activité économique et le tissu social. Elle dispose pour ce faire de relais privilégiés. Elle emploie tous les moyens, y compris les plus méprisables et les plus odieux, pour substituer aux pouvoirs établis, visibles, l’autorité d’un pouvoir supérieur, occulte, dénué de toute légitimité » (60). Ces forces obscures sont représentées comme un « complot des puissants », un « gouvernement mondial invisible », etc. Paradoxalement, plus une société est transparente, comme dans le cas des démocraties libérales, plus elle stimule les spéculations des conspirationnistes, en particulier au travers d’une diffusion accrue des informations. Les États-Unis en sont un parfait exemple.
Une paranoïa normative
De fait, la paranoïa peut avoir une fonction normative : comme l’écrivait Nietzsche, « ce n’est pas l’incertitude qui rend fou, c’est la certitude ». Comme l’écrit Pierre-André Taguieff, « Pour celui qui croit à un complot, contester l’existence du complot, c’est prouver qu’on fait partie du complot. De la même manière, nier l’existence d’une société secrète, c’est se trahir, en fournissant la preuve qu’on est lié d’une quelconque manière à ce groupe occulte. (…) Le pressentiment du complot fait peur, la reconnaissance du complot alimente l’inquiétude, mais en même temps la croyance que tout a été prévu, que la marche vers le futur obéit à un plan caché, voilà qui rassure » (61). En outre, nos sociétés saturées d’informations sont anxiogènes : tous les marqueurs sociétaux et économiques sont dans le rouge. On nous promet la fin de la civilisation occidentale, l’apocalypse écologique, voire la « convergence des catastrophes » pour reprendre le titre d’un ouvrage survivaliste et apocalyptique écrit par le militant d’extrême droite et « archéofuturiste » Guillaume Faye (sous le pseudonyme de Guillaume Corvus) (62). Nous vivons dans une période d’incertitude et les conspirationnistes-paranoïaques cherchent à contrôler, à reprendre le contrôle, de leur vie. Ce besoin de certitude peut transformer la paranoïa en une forme de cosmologie permettant la compréhension du monde. En ce sens, le conspirationnisme donne du sens à l’existence, c’est-à-dire qu’il donne de la cohérence à l’existence, malgré le fait qu’Eric Eliason voit dans les théories du c
omplot, à tendance paranoïde, une « sous-culture de dissension intellectuelle » (63). En effet, le complot, chez le conspirationniste, est d’autant plus terrifiant, qu’il est secret et/ou dirigé par des puissances de l’ombre, souvent anormales, mythifiées : francs-maçons, extraterrestres, illuminati, etc. Selon Émile Poulat « la réalité nous terrorise » (64). Il parle d’ailleurs à ce sujet d’« histoire de la peur ». En effet, la première fonction du conspirationnisme est d’« injecter du “sens”, de la cohérence et de la causalité, là où, précisément, ceux-ci sont vacants, du moins à première vue » (65). « Mais par un paradoxe constitutif, complète Pierre-André Taguieff, la croyance au complot approfondit l’incertitude, accroît le désarroi et intensifie l’anxiété, en laissant entendre que tout complot visible cache un complot invisible, échappant à la connaissance ordinaire » (66). De fait, Karl Popper a montré que tous les phénomènes sociaux indésirables (chômage, pauvreté, guerre, etc.) sont souvent perçus comme « l’effet direct d’un plan ourdi par certains individus ou groupements humains » (67).
La paranoïa rencontre donc dans les milieux radicaux, très perméables au conspirationnisme, un terrain fertile qui masque, dans un premier temps du moins, les tendances pathologiques de certains auteurs. De fait, l’un des mécanismes paranoïaques consiste à rationaliser les projections de ceux qui les émettent sur le mode de la causalité, comme le montre l’affect de haine étudié par Sigmund Freud dans sa fameuse analyse du Président Schreber : « il me hait, il me persécute, donc je peux le haïr » (72). Cette causalité est particulièrement à l’œuvre dans les milieux radicaux. « Il », dans ces discours, peut être au choix : l’Autre, le Juif, le fasciste, l’antifasciste, le démocrate, l’extraterrestre, le franc-maçon, l’Illuminati, etc. S’il est très visible dans certains milieux, ce discours paranoïaque peut faire illusion dans les milieux de la gauche radicale, celle-ci étant coutumière des procès d’intention, qui peuvent se transformer en une forme de paranoïa. En effet, ces milieux, adeptes d’une « conception policière de l’histoire » pour reprendre une expression de Manès Sperber (73), cherchent à décoder, au travers d’une forme d’herméneutique idéologique, les signes, les idées cachées, les tentatives d’euphémisation des discours qu’ils analysent, en particulier ceux de l’extrême droite.
Notes :
(38) Wiktor Stoczkowski, Des Hommes, des dieux et des extraterrestres, Paris, Flammarion, 1999, p. 88.
(39) Emmanuel Kreis, Les Puissances de l’ombre. Juifs, jésuites, francs-maçons, réactionnaires… La théorie du complot dans les textes, Paris, CNRS Éditions, 2009.
(40) Gary A. Fine, « Rumeur, confiance et société civile. Mémoire collective et cultures de jugement », Diogène, n° 213, 2006, p. 3.
(41) Richard Hofstadter, The Paranoid Style in American Politics and Other Essays, New York, Knopf, 1965, pp. 3-4.
(42) Bernardo Schiavetta, « Conspirationnisme et délire. Le thème du complot chez les fous littéraires en France au XIXe siècle », Politica Hermetica, n° 6, 1992, pp. 57-66.
(43) Léon de Poncins est aussi l’auteur d’un ouvrage intitulé Les Forces secrètes de la Révolution, Franc-Maçonnerie et Judaïsme, Paris, Bossard, 1928.
(44) Emmanuel Malynski & Léon de Poncins, La Guerre occulte. Juifs et Francs-Maçons à la conquête du monde. Paris, Gabriel Beauchesne, 1936.
(45) Cf. Stéphane François & Emmanuel Kreis, Le Complot cosmique, op. cit.
(46) Emmanuel Kreis, Les Puissances de l’ombre, op. cit.
(47) Jacques Ploncard d’Assac, « Quand les tricheurs et les traîtres manipulent l’histoire », Cahiers de Chiré, n° 3, 1988, p. 220.
(48) Xavier Rihoit, « La théorie du complot, une forme de droite de la paranoïa », Le Choc du mois, n° 31, 1990, p. 27.
(49) Massimo Introvigne, Les Illuminés et le Prieuré de Sion. La réalité derrière les complots du Da Vinci Code et de Anges et Démons de Dan Brown, Vevey, Xenia, 2006, p. 22. Voir aussi l’article de Jonathan Preda, « Le mythe du complot fasciste chez les intellectuels communistes (1945-1950) », Fragments sur le temps présent, 3 mars 2011.
(50) Ce terme renvoie chez Daeninckx à une analyse « consistant systématiquement à ne comprendre la signification des événements manifestes que sous l’angle d’apparences trompeuses, dont le sens et les causes véritables sont cachés, produits de la manipulation et d’agissements secrets ».
(51) Guy Dardel, Le Martyre imaginaire, Paris, No Pasaran, 2005.
(52) Antoine Vitkine, Les Nouveaux impos
teurs, Paris, Éditions de la Martinière, 2005.
(53) http://www.conspiracydigest.com/.
(54) Raoul Girardet, Mythes et mythologies politiques, Paris, Seuil, 1986, p. 59.
(55) Cf., Mark Fenster, Conspiracy Theories. Secrecy and Power in American Culture, Minneapolis, University of Minnesota Press, 1999 ; Philip Knight (ed.), Conspiracy Nation, op. cit.
(56) Pierre-André Taguieff, La Foire aux illuminés, op. cit., 94.
(57) Ibid., p. 94.
(58) Paul Zawadzki, « Historiciser l’imaginaire du complot. Note sur un problème d’interprétation », art. cit., p. 51.
(59) Ariane Chebel d’Appollonia, L’Extrême droite en France. De Maurras à Le Pen, Bruxelles, Complexe, 1996, p. 72.
(60) Alain de Benoist, « Psychologie de la théorie du complot », Politica Hermetica, n° 6, 1992, p. 13.
(61) Pierre-André Taguieff, L’Imaginaire du complot mondial, op. cit., p. 45.
(62) Guillaume Corvus, La convergence des catastrophes, Paris, DIE, 2004.
(63) Eric Eliason, « Conspiracy Theories », in J. Harold Brunvand (ed.), American Folklore. An encyclopedia, London & New York: Garland Publishing, 1996, pp. 157-158.
(64) Émile Poulat, « L’esprit du complot », Politica Hermetica, n° 6, 1992, p. 7.
(65) Emmanuelle Danblon et Loïc Nicolas, « Modernité et “théories du complot” : un défi épistémologique », art. cit., p. 15.
(66) Pierre-André Taguieff, L’Imaginaire du complot mondial, op. cit., p. 48.
(67) Karl Popper, Conjectures et réfutations. La croissance du savoir scientifique, Paris, Payot, 1985, p. 497.
(68) Jean Laplanche & Jean-Bertrand Pontalis, Vocabulaire de la psychanalyse, Paris, Presses Universitaires de France, 1968, p. 344.
(69) Marc Angenot, Les Idéologies du ressentiment, Montréal, XYZ, 1997, pp. 166-167.
(70) Raoul Girardet, Mythes et mythologies politiques, op. cit., p. 61.
(71) Cf. Karl Popper, La Société ouverte et ses ennemis, Paris, Seuil 1979.
(72) Sigmund Freud, Cinq Psychanalyses, Paris, Presses Universitaires de France, 1967, p. 308.
(73) Manès Sperber, Le Talon d’Achille, Paris, Calmann-Lévy, 1957, pp. 75-103.
Une diffusion virale
Il faut tenir aussi compte du fait que « Les idées nouvelles, comme toutes les créations culturelles, écrit Wiktor Stoczkowski, n’émergent pas du néant ; elles se nourrissent de l’ancien, en se construisant à partir des bribes du passé soumises aux mécanismes qui, sans être déterministes, sont loin d’être chaotiques et impénétrables. À chaque moment historique, le passé offre aux hommes un vaste répertoire de matériaux à partir desquels ils peuvent échafauder leurs œuvres, en transformant, en combinant et en assemblant des éléments que la tradition laisse à leur portée » (38). De ce fait, les matériaux conspirationnistes et paranoïdes vont être recyclés et radicalisés par plusieurs générations d’auteurs paranoïaques, conspirationnistes ou paranoïaques-critiques (39). Cette forme de complot est une conséquence de notre monde moderne : nous vivons dans une société « qui contient à la fois trop et pas assez d’information. Nombreux sont ceux qui veulent nous persuader de la vérité de certaines allégations, ou veulent à tout le moins nous les faire partager. De telles allégations peuvent avoir une origine incertaine, mais lorsque les circonstances sont favorables, nous les intégrons dans notre système de croyance, agissons d’après elles et les intégrons dans la mémoire collective » (40).
Exemples de complots paranoïdes
Nous rencontrons dans un premier temps la convergence entre la pathologie paranoïaque et les discours à tendances conspirationnistes dans les milieux des fous littéraires, très présents dans les milieux occultistes (42). Certains de ces penseurs occultistes ou ésotériques étaient en outre proches des idées contre-révolutionnaires de Bonald, Maistre ou Barruel. Ainsi, Julius Evola, à la fois membre de l’extrême droite et figure importante de l’ésotérisme, soutenait la véracité de l’ouvrage conspirationniste La Grande conspiration d’Emmanuel Malynski, dont Léon de Poncins (43), penseur catholique traditionaliste et contre-révolutionnaire, cosigna une version abrégée sous le titre La Guerre occulte. Juifs et Francs-Maçons à la conquête du monde (44). Evola publia plusieurs articles sur ce sujet. Dans ceux-ci, il se penchait, outre la notion de « race spirituelle », sur le thème de la « guerre occulte », c’est-à-dire la guerre menée par les sociétés secrètes, notamment la franc-maçonnerie, et par les Juifs contre la tradition, et analysait l’action de ces dernières au prisme de la « contre-initiation » guénonienne. Nous retrouvons dans ces discours l’idée paranoïde, qui va se transformer certains individus en la forme pathologique de la paranoïa.
À l’extrême droite, les deux formes de paranoïa sont très prégnantes et font partie de la culture de ces milieux (46). Ainsi, un Jacques Ploncard d’Assac a pu écrire que « Rien n’arrive jamais qui n’ait été préparé au grand jour ou dans l’ombre » (47). Son texte sera repris d’ailleurs par des groupes catholiques intégristes, notamment le groupe de Chiré-en-Montreuil. Ces catholiques reprendront aussi les thèses de William Guy Carr, qu’ils traduiront. Au-delà des catholiques intégristes, ces formes de paranoïa sont aussi présentes dans les milieux négationnistes. En effet, ceux-ci, par exemple Alain Guionnet, expliquent leurs malheurs par l’existence d’un complot juif visant à les faire taire. Cependant, l’aspect pathologique n’est pas à négliger, notamment dans le cas Guionnet. De fait, certains à l’extrême droite, tel Philippe Baillet sous le pseudonyme de Xavier Rihoit, considèrent la théorie du complot comme une forme droite de la paranoïa (48). Elle est d’ailleurs très présente dans les milieux traditionalistes, en particulier chez les sédévacantistes.
Toutefois, si ce type de discours est très fréquent à l’extrême droite, il ne faut pas oublier que les thèses conspirationnistes paranoïaques sont aussi présentes à l’extrême gauche. Ainsi, selon Massimo Introvigne, « Une conjuration mondiale des forces réactionnaires barrant la route du progrès, mieux : du communisme, est une antienne de la littérature soviétique. En Italie, elle a été démarquée dans des publications qui incriminent l’existence d’un complot, ourdi de vieille date, entre la maçonnerie, la mafia, les services secrets yankees et l’Église catholique, aux fins d’entraver la “marche du progrès” et plus spécialement, une prise de pouvoir du Parti communiste local » (49). Au-delà de cette utilisation idéologique du complot, la paranoïa est aussi présente dans sa forme pathologique dans ces milieux. C’est le cas, par exemple, du militant antifasciste Didier Daeninckx, adepte de la « cryptologie » (50), très proche de la paranoïa critique. Guy Dardel montre cet aspect méconnu de l’auteur dans un essai intitulé Le Martyre
imaginaire (51). Selon Dardel, Daeninckx voit des négationnistes pédophiles dans tous ceux qui le contestent ou le critiquent.
Nous pouvons nous demander si la paranoïa de l’extrême gauche (52), tel celui de Mae Brussel, n’est pas une construction en miroir, en réaction au conspirationnisme d’extrême droite : un conspirationnisme n’existant qu’en rejet de celui formulé par l’extrême droite. Ainsi, une revue américaine, Conspiracy Digest (53), se consacre à « l’identification de la nature de la conspiration de la classe dirigeante ». Une anecdote rapportée par Raoul Girardet va dans ce sens : en 1904, à la Chambre des députés, « devant les attaques furieuses de la droite, dénonçant l’influence occulte de la maçonnerie, les accusés répondent, à peu près dans les mêmes termes, en évoquant la nécessité de combattre à armes égales les manœuvres souterraines, les pratiques de délation et d’espionnage des congrégations et des sociétés pieuses » (54).
Interprétations
La paranoïa peut être vue, cliniquement parlant, comme le symptôme d’un mal-être. Ainsi, l’interprétation conspirationniste du monde montre l’inadaptation et l’incompréhension de celui qui le formule au monde qui l’entoure. Nous pouvons penser que le contexte actuel a joué un rôle dans cet essor. Les thèses apocalyptiques/eschatologiques/pessimistes se développent toujours dans des périodes de crise : à la fin de l’Empire romain, dans le contexte de la Guerre de Cent ans, dans celui de la Révolution française, etc. Cette angoisse, liée au contexte économique, est renforcée par le sentiment que le monde coure à sa perte. De fait, l’utilité de la théorie du complot est de répondre à une demande… Nous vivons actuellement dans la peur de l’avenir, dans une futurophobie, largement entretenue par l’omniprésence des discours écologistes millénaristes : la futurologie pessimiste des écologistes a beaucoup d’analogie avec une conception millénariste du monde, le péril technologique et sociétal du modèle occidental de développement jouant le rôle de l’Apocalypse… Pour s’en convaincre, il suffit de lire la presse évoluant aux marges de l’écologie et du new age, comme Nexus : nous trouvons dans les thèmes récurrents une forte occurrence d’articles condamnant les « élites mondialisées » ouvertement conspirationnistes, d’autres aux thématiques ésotériques/spirituelles, d’autres enfin de contenu écologique ; le tout baignant dans une vision pessimiste du monde.
Comme l’écrit Paul Zawadzki, le complot plonge ses racines dans l’imaginaire politique du pouvoir, « car c’est bel et bien dans les sociétés dans lesquelles les hommes se pensent comme faisant l’histoire, là où ils se donnent un pouvoir sur eux-mêmes, qu’il peut devenir une catégorie explicative spécifiquement politique » (58). En effet, « La théorie du complot, en simplifiant l’espace politique, permet l’économie d’un examen attentif des réalités » (59). En outre, la théorie du complot est une vision paranoïaque de l’Histoire et de la société : « Il s’agit de ces théories qui interprètent des pans entiers de l’Histoire (et singulièrement de l’histoire contemporaine), voire la totalité de l’histoire humaine, comme le résultat de l’intervention de “forces obscures”, agissant de façon souterraine, pour parvenir à des fins inavouables. La conspiration revêt en général une forme hiérarchique, pyramidale, séparant les manipulés inconscients, les complices actifs et les manipulateurs eux-mêmes. Elle s’emploie à “dominer le monde”, c’est-à-dire à contrôler la vie politique, l’activité économique et le tissu social. Elle dispose pour ce faire de relais privilégiés. Elle emploie tous les moyens, y compris les plus méprisables et les plus odieux, pour substituer aux pouvoirs établis, visibles, l’autorité d’un pouvoir supérieur, occulte, dénué de toute légitimité » (60). Ces forces obscures sont représentées comme un « complot des puissants », un « gouvernement mondial invisible », etc. Paradoxalement, plus une société est transparente, comme dans le cas des démocraties libérales, plus elle stimule les spéculations des conspirationnistes, en particulier au travers d’une diffusion accrue des informations. Les États-Unis en sont un parfait exemple.
Une paranoïa normative
De fait, la paranoïa peut avoir une fonction normative : comme l’écrivait Nietzsche, « ce n’est pas l’incertitude qui rend fou, c’est la certitude ». Comme l’écrit Pierre-André Taguieff, « Pour celui qui croit à un complot, contester l’existence du complot, c’est prouver qu’on fait partie du complot. De la même manière, nier l’existence d’une société secrète, c’est se trahir, en fournissant la preuve qu’on est lié d’une quelconque manière à ce groupe occulte. (…) Le pressentiment du complot fait peur, la reconnaissance du complot alimente l’inquiétude, mais en même temps la croyance que tout a été prévu, que la marche vers le futur obéit à un plan caché, voilà qui rassure » (61). En outre, nos sociétés saturées d’informations sont anxiogènes : tous les marqueurs sociétaux et économiques sont dans le rouge. On nous promet la fin de la civilisation occidentale, l’apocalypse écologique, voire la « convergence des catastrophes » pour reprendre le titre d’un ouvrage survivaliste et apocalyptique écrit par le militant d’extrême droite et « archéofuturiste » Guillaume Faye (sous le pseudonyme de Guillaume Corvus) (62). Nous vivons dans une période d’incertitude et les conspirationnistes-paranoïaques cherchent à contrôler, à reprendre le contrôle, de leur vie. Ce besoin de certitude peut transformer la paranoïa en une forme de cosmologie permettant la compréhension du monde. En ce sens, le conspirationnisme donne du sens à l’existence, c’est-à-dire qu’il donne de la cohérence à l’existence, malgré le fait qu’Eric Eliason voit dans les théories du c
omplot, à tendance paranoïde, une « sous-culture de dissension intellectuelle » (63). En effet, le complot, chez le conspirationniste, est d’autant plus terrifiant, qu’il est secret et/ou dirigé par des puissances de l’ombre, souvent anormales, mythifiées : francs-maçons, extraterrestres, illuminati, etc. Selon Émile Poulat « la réalité nous terrorise » (64). Il parle d’ailleurs à ce sujet d’« histoire de la peur ». En effet, la première fonction du conspirationnisme est d’« injecter du “sens”, de la cohérence et de la causalité, là où, précisément, ceux-ci sont vacants, du moins à première vue » (65). « Mais par un paradoxe constitutif, complète Pierre-André Taguieff, la croyance au complot approfondit l’incertitude, accroît le désarroi et intensifie l’anxiété, en laissant entendre que tout complot visible cache un complot invisible, échappant à la connaissance ordinaire » (66). De fait, Karl Popper a montré que tous les phénomènes sociaux indésirables (chômage, pauvreté, guerre, etc.) sont souvent perçus comme « l’effet direct d’un plan ourdi par certains individus ou groupements humains » (67).
La paranoïa rencontre donc dans les milieux radicaux, très perméables au conspirationnisme, un terrain fertile qui masque, dans un premier temps du moins, les tendances pathologiques de certains auteurs. De fait, l’un des mécanismes paranoïaques consiste à rationaliser les projections de ceux qui les émettent sur le mode de la causalité, comme le montre l’affect de haine étudié par Sigmund Freud dans sa fameuse analyse du Président Schreber : « il me hait, il me persécute, donc je peux le haïr » (72). Cette causalité est particulièrement à l’œuvre dans les milieux radicaux. « Il », dans ces discours, peut être au choix : l’Autre, le Juif, le fasciste, l’antifasciste, le démocrate, l’extraterrestre, le franc-maçon, l’Illuminati, etc. S’il est très visible dans certains milieux, ce discours paranoïaque peut faire illusion dans les milieux de la gauche radicale, celle-ci étant coutumière des procès d’intention, qui peuvent se transformer en une forme de paranoïa. En effet, ces milieux, adeptes d’une « conception policière de l’histoire » pour reprendre une expression de Manès Sperber (73), cherchent à décoder, au travers d’une forme d’herméneutique idéologique, les signes, les idées cachées, les tentatives d’euphémisation des discours qu’ils analysent, en particulier ceux de l’extrême droite.
Notes :
(38) Wiktor Stoczkowski, Des Hommes, des dieux et des extraterrestres, Paris, Flammarion, 1999, p. 88.
(39) Emmanuel Kreis, Les Puissances de l’ombre. Juifs, jésuites, francs-maçons, réactionnaires… La théorie du complot dans les textes, Paris, CNRS Éditions, 2009.
(40) Gary A. Fine, « Rumeur, confiance et société civile. Mémoire collective et cultures de jugement », Diogène, n° 213, 2006, p. 3.
(41) Richard Hofstadter, The Paranoid Style in American Politics and Other Essays, New York, Knopf, 1965, pp. 3-4.
(42) Bernardo Schiavetta, « Conspirationnisme et délire. Le thème du complot chez les fous littéraires en France au XIXe siècle », Politica Hermetica, n° 6, 1992, pp. 57-66.
(43) Léon de Poncins est aussi l’auteur d’un ouvrage intitulé Les Forces secrètes de la Révolution, Franc-Maçonnerie et Judaïsme, Paris, Bossard, 1928.
(44) Emmanuel Malynski & Léon de Poncins, La Guerre occulte. Juifs et Francs-Maçons à la conquête du monde. Paris, Gabriel Beauchesne, 1936.
(45) Cf. Stéphane François & Emmanuel Kreis, Le Complot cosmique, op. cit.
(46) Emmanuel Kreis, Les Puissances de l’ombre, op. cit.
(47) Jacques Ploncard d’Assac, « Quand les tricheurs et les traîtres manipulent l’histoire », Cahiers de Chiré, n° 3, 1988, p. 220.
(48) Xavier Rihoit, « La théorie du complot, une forme de droite de la paranoïa », Le Choc du mois, n° 31, 1990, p. 27.
(49) Massimo Introvigne, Les Illuminés et le Prieuré de Sion. La réalité derrière les complots du Da Vinci Code et de Anges et Démons de Dan Brown, Vevey, Xenia, 2006, p. 22. Voir aussi l’article de Jonathan Preda, « Le mythe du complot fasciste chez les intellectuels communistes (1945-1950) », Fragments sur le temps présent, 3 mars 2011.
(50) Ce terme renvoie chez Daeninckx à une analyse « consistant systématiquement à ne comprendre la signification des événements manifestes que sous l’angle d’apparences trompeuses, dont le sens et les causes véritables sont cachés, produits de la manipulation et d’agissements secrets ».
(51) Guy Dardel, Le Martyre imaginaire, Paris, No Pasaran, 2005.
(52) Antoine Vitkine, Les Nouveaux impos
teurs, Paris, Éditions de la Martinière, 2005.
(53) http://www.conspiracydigest.com/.
(54) Raoul Girardet, Mythes et mythologies politiques, Paris, Seuil, 1986, p. 59.
(55) Cf., Mark Fenster, Conspiracy Theories. Secrecy and Power in American Culture, Minneapolis, University of Minnesota Press, 1999 ; Philip Knight (ed.), Conspiracy Nation, op. cit.
(56) Pierre-André Taguieff, La Foire aux illuminés, op. cit., 94.
(57) Ibid., p. 94.
(58) Paul Zawadzki, « Historiciser l’imaginaire du complot. Note sur un problème d’interprétation », art. cit., p. 51.
(59) Ariane Chebel d’Appollonia, L’Extrême droite en France. De Maurras à Le Pen, Bruxelles, Complexe, 1996, p. 72.
(60) Alain de Benoist, « Psychologie de la théorie du complot », Politica Hermetica, n° 6, 1992, p. 13.
(61) Pierre-André Taguieff, L’Imaginaire du complot mondial, op. cit., p. 45.
(62) Guillaume Corvus, La convergence des catastrophes, Paris, DIE, 2004.
(63) Eric Eliason, « Conspiracy Theories », in J. Harold Brunvand (ed.), American Folklore. An encyclopedia, London & New York: Garland Publishing, 1996, pp. 157-158.
(64) Émile Poulat, « L’esprit du complot », Politica Hermetica, n° 6, 1992, p. 7.
(65) Emmanuelle Danblon et Loïc Nicolas, « Modernité et “théories du complot” : un défi épistémologique », art. cit., p. 15.
(66) Pierre-André Taguieff, L’Imaginaire du complot mondial, op. cit., p. 48.
(67) Karl Popper, Conjectures et réfutations. La croissance du savoir scientifique, Paris, Payot, 1985, p. 497.
(68) Jean Laplanche & Jean-Bertrand Pontalis, Vocabulaire de la psychanalyse, Paris, Presses Universitaires de France, 1968, p. 344.
(69) Marc Angenot, Les Idéologies du ressentiment, Montréal, XYZ, 1997, pp. 166-167.
(70) Raoul Girardet, Mythes et mythologies politiques, op. cit., p. 61.
(71) Cf. Karl Popper, La Société ouverte et ses ennemis, Paris, Seuil 1979.
(72) Sigmund Freud, Cinq Psychanalyses, Paris, Presses Universitaires de France, 1967, p. 308.
(73) Manès Sperber, Le Talon d’Achille, Paris, Calmann-Lévy, 1957, pp. 75-103.
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