Conspiracy Watch | l'Observatoire du conspirationnisme
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Les rumeurs négatrices

Les rumeurs négatrices

Le texte qui suit est paru originellement dans la revue Diogène (P.U.F), n° 213, 2006/1, pp. 54-73. Il est disponible sur CAIRN.INFO. Merci à l'auteur, à la rédaction de Diogène et aux Presses universitaires de France de nous autoriser à le reproduire ici.

Nous pouvons construire une typologie des rumeurs – définies au sens large comme des nouvelles non vérifiées – à partir de leur relation à la réalité, après que leur degré de véracité ait été établi, du moins dans l’état actuel de nos connaissances, par des « experts » (historiens, scientifiques, policiers, journalistes…). Si une rumeur se révèle exacte, elle devient une information. Si une rumeur est fausse, elle tombe dans les catégories des rumeurs affirmatrices ou négatrices. Les rumeurs affirmatrices, les plus fréquentes, proclament la réalité de faits imaginaires, par exemple la rumeur prétendant que des bananes du Costa-Rica transmettent à l’homme une bactérie mangeuse de chair qui provoque une nécrose généralisée. Les rumeurs négatrices, plus rares, nient la réalité de faits avérés, par exemple les rumeurs qui prétendent qu’Elvis Presley n’est pas mort ou que les Américains n’ont jamais marché sur la Lune.

Il nous semble utile de distinguer divers termes désignant la négation. Des rumeurs seront dites négatives lorsqu’elles énoncent des faits associés à la peur ou à l’hostilité, alors que les rumeurs positives évoquent des événements heureux, désirés. Les chercheurs français, donnant des couleurs aux rumeurs, parlent de rumeurs « noires » et de rumeurs « roses ». Les spécialistes s’accordent sur le fait qu’il y a environ neuf rumeurs noires pour une rumeur rose. Rouquette (1975, 1990) a bien étudié ce « biais de négativité » qui est l’un des traits dominants des rumeurs. On parlera de rumeurs et d’idées négatrices lorsqu’elles nient des événements communément admis. Ces rumeurs ne sont pas nécessairement négatives : par exemple les légendes de survie traduisent souvent le désir qu’une personnalité aimée ne soit pas morte. Enfin, parmi les rumeurs et les idées négatrices, on réservera l’appellation de négationnistes aux allégations révisionnistes sur l’inexistence des chambres à gaz et d’un plan d’extermination des juifs par les nazis durant la Seconde Guerre mondiale.

De Freud à Lacan, la psychanalyse a décrit les différentes formes de négation du réel : le refoulement névrotique, le déni psychotique et le démenti pervers. Pour surmonter l’angoisse d’un traumatisme psychique, les sujets remplacent la réalité niée par des réalités illusoires ou fétichistes (Freud, 1924, 1925 ; Michaux et Piret, 2000 ; Rey-Flaud, 2002). La psychiatrie a énuméré un certain nombre de délires de négation : négation de maternité, négation de la maladie, négation d’organes corporels (syndrome de Cotard), etc. Enfin la psychologie sociale a identifié la négation du réel comme l’un des mécanismes de défense de l’individu pour maintenir sa consonance cognitive. Rappelons que, pour Festinger (1957), un état de dissonance cognitive est créé lorsqu’un sujet est confronté à des opinions ou à des événements qui contredisent son système de représentation du monde. Afin de rétablir la consonance cognitive, le sujet doit ou bien modifier sa conception du monde, ou bien nier ces éléments extérieurs dissonants, ou bien encore les « aménager » pour les rendre assimilables.

I. TYPOLOGIE DES RUMEURS NÉGATRICES

1. Les rumeurs de survie

Les bases psychologiques de ces rumeurs sont assez simples : on ne veut pas croire à la mort de ceux qu’on aime ou l’on craint la survie de ceux que l’on déteste. Le Motif-Index de Stith Thompson (1989) identifie deux séries de motifs relevant de notre sujet : A570 « Culture hero still lives » et A580 « Culture hero’s expected return ».

L’historien Yves-Marie Bercé (1990) a montré que le thème récurrent du « roi caché » obéissait à un même schéma : la disparition ou la mort mystérieuse d’un souverain ou futur souverain aimé de son peuple est rapidement suivie d’une crise (vacance du pouvoir, héritiers indignes, désastre militaire ou crise socio-économique) ; le peuple se met alors à croire à la survie du souverain (survie fabuleuse comme le sommeil ou la vie éternelle ou bien survie rationalisée lorsque le roi est imaginé captif, en exil ou retiré dans un désert, un ermitage, une île lointaine) ; le peuple attend le retour du souverain pour qu’il rétablisse une ère de bonheur et de prospérité ; enfin, il est fréquent que des prétendants affirment être le roi disparu (ils sont traités d’imposteurs s’ils ne sont pas reconnus). Ce fut le cas, à travers les âges, pour l’empereur germanique Frédéric Barberousse, le roi Sébastien du Portugal, le prince Dimitri de Russie et le jeune Louis XVII en France.

Frédéric Barberousse, empereur d’Allemagne, avait l’ambition de restaurer le Saint Empire romain germanique. Il se noya dans un fleuve de Turquie pendant la troisième croisade en 1190. Une rumeur prétendit qu’il était toujours vivant, puis une légende se forma suivant laquelle l’empereur vivait ou dormait miraculeusement au cœur de la montagne du Kyffhaüser en Prusse. Les millénaristes allemands du XVIe siècle attendirent son retour et, au XXe siècle, des chefs nazis firent encore référence à la légende. En 1578, le roi Sébastien du Portugal disparut lors d’une bataille en Afrique. Ses sujets refusèrent longtemps de croire à sa mort : on dit que son tombeau à Lisbonne contient en réalité le corps de l’un de ses soldats mort au combat. Plusieurs personnes prétendirent alors se faire reconnaître pour dom Sébastien. En 1598, la mort mystérieuse du prince Dimitri de Russie entraîna des rumeurs de survie et l’apparition de nombreux prétendants. De même, dans la France de 1795, les circonstances troubles de la mort et de l’inhumation du jeune Louis XVII, âgé de 10 ans, suscita des rumeurs de survie, colportées par les royalistes, et l’apparition de prétendants, comme le célèbre Naundorf. En avril 2002, une analyse de l’ADN du cœur conservé comme étant celui de Louis XVII a prouvé que le Dauphin était bien mort au Temple.

Malgré les progrès dans la diffusion des informations et dans l’identification des personnes, les XIXe et XXe siècles ne virent pas disparaître les légendes de survie.

Le maréchal Ney a été fusillé par les royalistes à Paris en 1815. Mais en 1819, en Caroline du Sud, un certain Peter Stuart, maître d’école et ivrogne, prétendit être le maréchal Ney, sauvé par un simulacre d’exécution machiné par la franc-maçonnerie. Mais personne ne crut Stuart et cette thèse est unanimement rejetée par les historiens. Notons l’association entre survie, complot et prétendant.

En 1821, quand les Français apprirent la mort de Napoléon, une partie de la population des campagnes et des petites villes n’y crut pas. Les gens pensaient qu’il s’agissait d’une fausse nouvelle fabriquée par les Anglais et les royalistes français. Des rumeurs prétendaient que l’Empereur était non seulement vivant mais encore sur le sol français, par exemple à Lyon, ou bien en Espagne où il s’était rallié à l’insurrection du général Riego contre le roi Ferdinand VII. Au printemps 1823, à la fin des événements d’Espagne, les rumeurs sur la survie et le retour de Napoléon connurent une ultime flambée. Puis elles s’étiolèrent même si, en 1830 encore, à Paris, des insurgés révolutionnaires crurent reconnaître la silhouette de l’Empereur dans la foule ! (Ménager, 1988 ; Ploux, 2003).

Les romanciers, qui puisent aux mêmes sources où se forment les légendes, ont exploité le motif de la survie de Napoléon (Versins, 1972, pp. 360-366 et p. 623). Certains écrivains imaginent la substitution d’un sosie à l’Empereur lors de son départ en exil à Sainte-Hélène, d’autres racontent son évasion. L’ouvrage le plus intéressant est celui de Louis Geoffroy, Napoléon et la conquête du monde (1836). Publié quinze ans après la mort de l’Empereur, ce roman d’histoire-fiction imagine que Napoléon est vainqueur, et non vaincu, devant Moscou en 1812. Il conquiert alors le reste du monde, puis il instaure une monarchie universelle, fondée sur le Droit et le progrès scientifique, avant de mourir en 1832. Dans sa préface, Geoffroy explique ce qui l’a poussé à écrire cette grandiose épopée :

« C’est une des lois fatales de l’humanité que rien n’y atteigne le but.
Tout y reste incomplet et inachevé, les hommes, les choses, la gloire, la fortune et la vie.
Loi terrible ! qui tue Alexandre, Raphaël, Pascal, Mozart et Byron, avant l’âge de trente-neuf ans.
[…]
Combien ont soupiré après ces songes interrompus, en suppliant le Ciel de les finir !
Combien, en face de ces histoires inachevées, ont cherché, non plus dans l’avenir ni dans le temps, mais dans leur pensée, un reste et une fin qui pusse les parfaire. » (Cité par Versins, 1972, pp. 365-366.)

On ne saurait mieux expliquer pourquoi se créent les légendes de survie ! Louis II de Bavière a été découvert mort, noyé, sur le bord du lac de Starnberg le 13 juin 1886, quelques jours après avoir été déclaré dément et interné au château de Berg. On retrouvera également au bord de l’eau le corps de son médecin, von Gudden, mort étranglé. Cette double mort mystérieuse suscita naturellement des rumeurs, évoquées par des folkloristes français dans la Revue des Traditions Populaires (Paris, 25 décembre 1886, pp. 395-396) sous le titre « Après le drame, la légende ! ». Il y est dit qu’une partie de la population bavaroise était convaincue que le roi était toujours vivant et qu’il n’avait jamais été fou. Il reviendra pour chasser le conseil de régence qui a usurpé le pouvoir. Pour d’autres, le roi est bien mort, mais il aurait été drogué et noyé par le Dr Gudden, à l’instigation du conseil de régence. Les conspirateurs auraient fait croire à la mort de Gudden : c’est une figure de cire qui a été placée dans le cercueil et le médecin est parti vivre en Amérique. On voit qu’une légende de survie peut aussi concerner un personnage détesté.

Albert Dauzat (1919) nous rapporte que, pendant la guerre de 14-18, des légendes de survie concernèrent le pape Pie X et Lord Kitchener, ministre britannique de la guerre.

Chacun sait que les conditions obscures de l’exécution du tsar Nicolas II et de sa famille à Iekaterinbourg en 1918 ont suscité des rumeurs de survie : Nicolas II lui-même, sa fille Anastasia (une analyse d’ADN a montré que Madame Anna Anderson, qui prétendait être la grande-duchesse, n’était pas une Romanov) et même le tsarévitch Alexis (Petrov, Lysenko et Egorov, 1998 ; Gray, 1998). Dans les années 1930, une rumeur prétendit qu’un prêtre orthodoxe d’origine russe installé en Alaska était en réalité Raspoutine, qui ne serait pas mort en 1916 (Stevens, 1989).

Emiliano Zapata, charismatique révolutionnaire mexicain assassiné à l’âge de 40 ans en 1919, faisait toujours en 1994 l’objet de croyances de survie chez les vétérans de la révolution : « Ceux-ci assurent que ce n’est pas Zapata qui a été tué mais un compagnon déguisé, qu’il est parti ailleurs, poursuivre d’autres luttes, et qu’il va revenir » (Daubert, 1994, p. 102). En 1994, le révolutionnaire aurait eu l’âge de 115 ans environ : mais l’ardeur du mouvement zapatiste nourrit la légende !

En juin 1945, deux mois après la mort de Hitler, Marie Bonaparte écrivait dans ses Mythes de guerre : « Peut-être même, en dépit de l’annonce de sa mort, une nouvelle légende, ressuscitée de Barberousse, le situera-t-elle aux cavernes de quelque Kyffhaüser, d’où il attendrait de ressurgir un jour de gloire vengeresse ? Car il ne suffit pas de tuer l’ennemi pour qu’il ne soit plus : il survit dans sa légende » (Bonaparte, 1946, p. 9). La psychanalyste ne se trompait pas : des rumeurs de survie d’Hitler sont apparues. En 1945, les difficultés d’identification d’un corps brûlé, la volonté des Soviétiques de taire le lieu d’inhumation du corps, pour éviter tout « pèlerinage », et la ruse de Staline qui a volontairement laissé planer le doute sur la mort du Führer afin que l’on soupçonne l’Ouest de l’avoir recueilli, tout cela a rendu vraisemblables les rumeurs de survie. Dans les années 1950-1960, lorsqu’on apprit que des chefs nazis s’étaient réfugiés en Amérique du Sud, on supposa que Hitler pouvait en faire partie et même qu’il s’était rendu méconnaissable par une chirurgie faciale. Ces rumeurs de survie exprimaient la peur que « la Bête ne soit pas morte » et hantaient l’imaginaire des Alliés ou des chasseurs de nazis. De leur côté, quelques nostalgiques ou quelques néo-nazis espéraient le retour de Hitler. En 1963, un épisode de la série télévisée The Twilight Zone (en français « La Quatrième Dimension »), intitulé « He’s Alive » (scénario Rod Serling), montre un néo-nazi américain recevant ses ordres d’un mystérieux personnage qui n’est autre qu’Adolf Hitler. Une rumeur de survie devient de moins en moins vraisemblable au fur et à mesure que le « survivant » se fait vieux : Hitler aurait aujourd’hui 116 ans ! C’est pourquoi des œuvres de fiction imaginent désormais non plus la survie de Hitler mais son clonage, par exemple dans l’étonnant roman d’Ira Levin, The Boys from Brazil (1976).

La rumeur prétendant que James Dean aurait survécu à son terrible accident de voiture en 1955 est la première d’une série de légendes de survie touchant non plus seulement les rois et les chefs politiques mais les stars du cinéma ou de la chanson (même si certaines reçoivent aussi le titre de « King » !). Si James Dean ne se montre pas, c’est qu’il n’est pas en état de le faire : on le prétend maintenu en état de vie végétative dans un hôpital de l’Indiana ou vivant caché, défiguré et paralysé, dans une ferme des environs de Los Angeles, tel le « fantôme de l’Opéra » (Morgan et al., 1988, p. 141 ; Carbone, 1990, pp. 100-101). Des rumeurs identiques se répandirent après la mort du chanteur Jim Morrison en 1971 (Morgan et al., 1988, pp. 141-142) et celle d’Elvis Presley en 1977 (Morgan et al., 1988, p. 142 ; Stromberg, 1990). Un sondage mené par l’Institut Gallup au Canada en février 1989 révéla que 10 % des Canadiens n’étaient pas sûrs qu’Elvis Presley soit mort (5 % ne savaient pas s’il était mort ou vivant et 5 % étaient certains qu’Elvis est vivant) (FOAFtale News, 14, June 1989, p. 4).

On prétendit que le Président John F. Kennedy, assassiné à Dallas en 1963, était vivant mais dans le coma, du fait de la balle qui l’avait touché à la tête (Morgan et al., 1988, pp. 140-141). Il serait maintenu en vie par une machinerie médicale sophistiquée dans une aile top secret d’un hôpital de Houston. En accord avec la CIA et le FBI, le vice-président Lyndon Johnson annonça la mort de Kennedy. On a parlé aussi de mystérieux repaires en Alaska ou dans les Alpes suisses. Au moment du mariage de Jacqueline Kennedy avec Aristote Onassis, en octobre 1968, une rumeur prétendit que le Président, vivant mais paralysé, se trouvait sur l’île de Skorpios. Un hebdomadaire italien à sensation titra en couverture : « Kennedy est vivant, mais prisonnier d’Onassis » (Carbone, 1990, p. 155).

2. Les rumeurs de sosie

Les rumeurs de décès – que nous classons plutôt parmi les rumeurs affirmatrices, parce qu’elles imaginent un événement – s’éteignent généralement lorsque la personne prétendue morte se manifeste. Toutefois, il est des cas où la rumeur est si forte qu’elle suggère une idée négatrice : la personne que l’on voit n’est pas celle qu’elle paraît être, c’est un sosie.

Ainsi la fameuse rumeur sur Paul McCartney, qui aurait trouvé la mort en 1966 dans un accident de voiture, s’est-elle doublée d’une rumeur de sosie pour expliquer la présence persistante de Paul. On prétendit que, lorsque le Beatle fut arrêté au Japon en 1980 pour possession de marijuana, la police découvrit que ses empreintes digitales ne correspondaient pas à celles qui figuraient dans son dossier d’identité (Morgan et al., 1988, pp. 139-140).

En 1976, une rumeur prétendit que le pape Paul VI, jugé trop conservateur, avait été enfermé dans les caves du Vatican et remplacé par un sosie. Dans sa Lettre aux Amis (n° 21, mai 1976), le père Marie-Dominique Molinié, dominicain, dénonce cette « rumeur insensée, répandue dans bien des pays, selon laquelle le pape serait secrètement remplacé par un sosie, organe exécutif de trois francs-maçons qui feraient partie de son entourage immédiat ». Ce motif conspirationniste du pape remplacé par un sosie se trouve dans la littérature romanesque, par exemple dans Les Caves du Vatican (1922) d’André Gide ou dans Le Massacre des innocents (1995) de Jean-Jacques Reboux. De manière générale, le thème du sosie est un puissant facteur d’intrigue théâtrale ou romanesque.

Il est vraisemblable, sinon attesté, que des chefs d’État ont eu des sosies, pour des raisons de sécurité. On a ainsi prétendu dans les années 1970 que le maréchal Tito était en réalité un sosie du vrai Tito, qui était mort. En 2001, on racontait que Boris Eltsine avait été assassiné pour avoir détourné des milliards et qu’il avait été remplacé par un sosie. On a aussi parlé de sosies de Saddam Hussein.

Les fantasmes conspirationnistes sur les sosies peuvent être rapprochés d’un trouble psychiatrique appelé le « syndrome de Capgras » (Capgras et Reboul-Lachaux, 1923 ; Christodoulo, 1977). Il s’agit d’une croyance délirante où le malade pense que des membres de sa famille ou de son entourage ont été remplacés par des imposteurs, des sosies.

3. Les rumeurs sur l’identité sexuelle

Les rumeurs sur l’identité sexuelle prétendent que des personnes ne sont pas du sexe qu’elles paraissent être.

Dans les années 1910, l’égyptologue français Eugène Lefébure émit l’hypothèse que le pharaon Akhenaton était une femme déguisée en homme et aurait usurpé le pouvoir royal en succédant à son père Aménophis III. Plus douteuse encore sur le plan historique est la légende médiévale de la « papesse Jeanne », qui prétend que le pape Jean VIII était en réalité une femme (Boureau, 1988).

De nos jours, les rumeurs sur l’identité sexuelle concernent presque exclusivement des femmes dont on prétend qu’elles sont des hommes. Sans doute est-ce là une conséquence du phénomène des travestis et des drag-queens.

La chanteuse française Sheila, pop star des « Sixties », a été l’objet d’une rumeur prétendant qu’elle était un homme (Morgan et al., 1988, pp. 27-28). Sa vie privée discrète frustrait son public et le moindre incident était exploité. C’est ainsi que le journal à scandale France-Dimanche évoqua en 1962 une mystérieuse opération chirurgicale subie par la chanteuse et émit des doutes sur sa féminité. Lorsque Sheila eut un enfant, la rumeur disparut presque entièrement, sauf chez quelques irréductibles conspirationnistes qui invoquèrent des complicités médicales et administratives faisant croire au public qu’il y avait eu grossesse et accouchement.

À la fin des années 1970, des rumeurs prétendirent que certaines femmes célèbres, à la féminité outrancière et à la voix rauque, étaient en réalité des travestis : par exemple Amanda Lear, ancienne égérie de Salvador Dali, et la chanteuse Dalida (Morgan et al., 1988, pp. 26-27).

En avril 2001, une rumeur internationale prétendit qu’Élodie Gossuin, Miss France 2001, était un homme. On connaît maintenant l’origine et le trajet de cette rumeur. Lorsque la presse française, fin avril, fit part avec mécontentement de la rumeur, elle s’appuyait sur un article paru dans le New York Daily News du 24 avril. Le journal américain avait lui-même repris, en le traduisant, un texte d’un quotidien portoricain, lequel avait trouvé l’information sur un site Web français (examineur.com) en janvier 2001. Ce Webzine proposait un court article intitulé « Miss France est un homme. Élodie Gossuin s’appelle en réalité Nicolas Levanneur ». Or ce site est animé par les rédacteurs du défunt Infos du monde, journal de canulars analogue au Weekly World News américain. Le journaliste portoricain a pris au premier degré cette pseudo-information, sans voir que le site était parodique et sans comprendre le jeu de mots du nom « Levanneur » : celui qui « lance des vannes », mot argotique pour désigner des blagues de mauvais goût. Le canular est devenu rumeur journalistique, au contenu non seulement surprenant mais aussi pertinent au moment où se déroulait à Paris l’élection de « Miss Trans » (« Miss Travesti ») et que se préparait le concours de Miss Univers à Porto Rico.

4. La rumeur des faux atterrissages sur la Lune

Cette rumeur prétend qu’aucun astronaute n’a marché sur la Lune. Les images de la NASA, télévisées au monde entier, ont été filmées en studio sur une base secrète gouvernementale dans le désert du Nevada. La technologie américaine était insuffisante pour réaliser un débarquement lunaire mais le gouvernement américain et la CIA, déterminés à battre les Soviétiques dans la course de la conquête spatiale, fabriquèrent un faux événement (Morgan et al., 1988, pp. 194-195). Afin de comprendre pourquoi cette rumeur et cette théorie ont émergé, il faut se replacer dans le contexte des années 1969-1974. Dans la course à la conquête spatiale, les Soviétiques avaient systématiquement une longueur d’avance sur les Américains : lancement de satellites artificiels, envoi d’hommes dans l’espace, atterrissage de sondes sur la Lune (la sonde soviétique Luna 9 en février 1966 a précédé la sonde américaine Surveyor I de mai 1966). Il apparaissait donc surprenant que les Américains soient d’un seul coup les premiers en envoyant des hommes sur la Lune en juillet 1969. Cet événement a marqué les esprits et a pu paraître à beaucoup comme proprement « incroyable ». Par ailleurs, de nombreux Américains hostiles à la guerre du Viêt Nam étaient méfiants envers les déclarations officielles concernant le conflit qui se déroulait. Le soupçon envers les autorités grandit encore lorsque éclata l’affaire du Watergate, en 1972-1974, qui prouvait que le gouvernement menait des actions secrètes et mentait.

Des auteurs ont développé cette thèse dans des livres ou des vidéocassettes. Ils ont systématiquement relevé tout ce qui leur paraissait être des « détails troublants » : par exemple le drapeau qui flotte (or il n’y a pas de vent sur la Lune), les empreintes de pied comme sur du sable humide (or il n’y a pas d’eau sur la Lune), l’absence d’étoiles dans le ciel, des reflets lumineux étranges sur les casques des astronautes (projecteurs), des paysages lunaires qui semblent se répéter (décor), etc.

Des sondages d’opinion à la fin des années 1990 indiquent que 6 % des Américains ont des doutes sur le fait que des astronautes ont atterri sur la Lune.

Dès 1975, un bibliothécaire américain, Bill Kaysing, en collaboration avec Randy Reid, a publié à compte d’auteur un livre intitulé We Never Went to the Moon : America’s Thirty Billion Dollar Swindle. Kaysing est aussi un ardent défenseur de la thèse selon laquelle les gouvernements anglais et américains ont poussé les Japonais à bombarder Pearl Harbor afin d’entraîner l’Amérique dans la Seconde Guerre mondiale. En 1982, un ingénieur américain, William L. Brian publia Moongate : Suppressed Findings of the US Space Program. The NASA-Military Coverup. En 1992, Ralph Rene, un ingénieur autodidacte américain, publia à compte d’auteur NASA Mooned America. Récemment, à propos des attentats du 11 septembre, Rene a déclaré que le World Trade Center a aussi explosé de l’intérieur (et ce ne sont pas les Arabes qui en sont la cause) !

En 2000, le Français Philippe Lheureux publia Lumières sur la Lune. La Nasa a-t-elle menti ? L’auteur ajoutait une nouvelle explication au trucage de la NASA : les Américains ont renoncé à atterrir sur la Lune parce qu’ils y ont trouvé des signes de présence extraterrestre et ont pris peur !

Le 15 février 2001, la chaîne télévisée américaine Fox diffusa une émission intitulée « Conspiracy Theory : Did We Land on the Moon ? », présentée par un acteur de la série X-Files. En septembre 2002, l’Américain Bart Sibrel, auteur d’un film vidéo qui défend la conspiration des atterrissages lunaires, prit à partie l’astronaute Aldrin à Los Angeles, le traita de menteur et le défia de jurer sur la Bible qu’il avait marché sur la Lune. Aldrin, qui déclara que Sibrel le frappait avec la Bible, lui donna un coup de poing sur la figure.

Devant la publicité faite indirectement par les médias à la théorie conspirationniste, des sites Web d’amateurs éclairés démontrèrent que les arguments des négateurs étaient faux. En novembre 2002, la NASA annonça qu’elle allait publier un fascicule afin de répondre au flot de questions émanant d’écoliers ou de leurs professeurs sur la réalité ou non des atterrissages lunaires. Aujourd’hui, la rumeur du Moon Hoax obtient un certain succès chez les intégristes islamistes, à la fois par anti-américanisme et parce que le Coran est censé affirmer que l’homme ne peut atteindre la Lune.

La rumeur inspira plusieurs œuvres de fiction, qui popularisèrent le thème. Par exemple le film Capricorn One (Peter Hyams, USA, 1978) imagine que, faute de moyens financiers, mais pour remplir une promesse faite par le Président des États-Unis, la NASA simule l’exploration de Mars par des astronautes, depuis une base militaire en plein désert. Récemment, un documentaire français, Opération Lune (William Karel, France, 2002), diffusé par la très sérieuse chaîne télévisée Arte le 16 octobre 2002, montre que le Président Nixon avait secrètement commandé à Stanley Kubrick un film mettant en scène les premiers pas de l’homme sur la Lune, au cas où la mission Apollo 11 aurait échoué : or ce sont ces images qui ont été vues par deux milliards de téléspectateurs dans le monde entier. Mais ce documentaire est en réalité une œuvre de fiction, avec des interviews détournées de Henry Kissinger, de Buzz Aldrin ou de la veuve de Kubrick, et des déclarations de faux témoins comme une prétendue secrétaire de Nixon. Le générique de fin et les « clins d’œil » qui parsèment le film révèlent la mystification. Bien que la chaîne de télévision Arte ait pris des précautions pour annoncer qu’il s’agissait d’une fiction, le doute a pu saisir de nombreux téléspectateurs et certains intellectuels ont dénoncé dans la presse cette dangereuse confusion du vrai et du faux (Le Monde, 12 octobre 2002, pp. 4-5).

5. La rumeur du Pentagone

Les attentats du 11 septembre 2001 aux États-Unis ont suscité un foisonnement de rumeurs, dont la plupart circulèrent sur le Web. Plusieurs de ces rumeurs laissent entendre que les autorités américaines ou israéliennes ont une responsabilité directe dans ces actes terroristes. L’une d’elles a été explicitement exploitée dès octobre 2001 par le site français d’une association libertaire et anticléricale, le Réseau Voltaire : aucun avion ne s’est abattu sur le Pentagone ; il s’agit d’une mise en scène des autorités militaires américaines. En mars 2002, Thierry Meyssan, l’animateur du Réseau, publie un ouvrage qui se vendra en France à près de 200 000 exemplaires, L’Effroyable Imposture (2002a), bientôt suivi d’un second livre sur le même sujet, Le Pentagate (2002b). À partir de données recueillies sur le Web et d’analyse des images, Meyssan souligne ce qu’il prétend être des anomalies : on ne voit pas de débris d’avion, en particulier les ailes, et le cratère d’impact est trop petit pour avoir été fait par un avion. Il suggère alors que l’explosion – interne au bâtiment ou provoquée par un missile – est un coup monté par un clan militaro-industriel, d’extrême-droite, œuvrant au sein du gouvernement américain.

On peut expliquer que l’attentat du Pentagone ait été l’objet d’une théorie négatrice par le fait qu’il est sensiblement différent de ceux des Twin Towers. Il n’y a pas eu d’images dramatiques du crash de l’avion et de la chute du bâtiment, ni des milliers de morts comme à New York. À la différence des passagers de l’avion qui s’est écrasé en Pennsylvanie et dont on a célébré le sacrifice héroïque, les passagers de l’avion du Pentagone n’ont pas été l’objet d’un culte national. Enfin, il y a eu sous-information concernant l’attentat du Pentagone, du fait qu’il s’agit d’un lieu militaire et donc entouré de secret.

En juin 2002, deux journalistes ont publié une contre-enquête, L’Effroyable Mensonge (Dasquié et Guisnel). Non seulement ils démontrent que les prétendues anomalies n’en sont pas et trouvent une explication technique, mais encore ils révèlent comment Thierry Meyssan s’est trouvé pris dans une spirale négatrice, comme en témoignent ses contacts avec des conspirationnistes antisémites notoires comme l’Américain Lyndon LaRouche ou le Français Emmanuel Ratier, ses relations avec des officiers de renseignement naturellement enclins à voir des complots partout, enfin sa récupération par les islamistes anti-américains et anti-sionistes, puisque dans une conférence tenue à Abu-Dhabi en avril 2002, sous les auspices de la Ligue arabe, Meyssan évoquera « la fable des terroristes islamistes » à propos des attentats du 11 septembre.

6. Les théories négationnistes

Bien que les théories négationnistes ne soient pas des rumeurs au sens strict, il nous paraît utile de les évoquer parce qu’elles sont typiques du fonctionnement de la pensée négatrice.

En premier lieu, les négationnistes utilisent tout le lexique désignant les récits légendaires et les fausses informations : par exemple Le Mensonge d’Ulysse (1950) par Paul Rassinier, The Hoax of the Twentieth Century (1976) par Arthur Butz, Der Auschwitz-Mythos. Legende oder Wirklichkeit ? (1979) par Wilhelm Stäglich, Le Mythe de l’extermination des juifs (1987) par Robert Faurisson. On trouve aussi les termes : rumeur, faux, escroquerie, bobard, bidonnage… Il n’est pas étonnant que les négationnistes aient tenté de récupérer les recherches sur la désinformation, les rumeurs et les légendes contemporaines (cf. Campion-Vincent, 2002).

En second lieu, seul le recours à l’idée de conspiration explique l’ampleur de ce qui est présenté par les négationnistes comme une gigantesque mystification. Les responsables du « mensonge historique » sont les sionistes et l’État d’Israël. Le négationnisme apparaît ainsi comme un avatar contemporain d’une longue série de croyances au complot juif.

En dernier lieu, la méthodologie négationniste est identique à celle de toutes les thèses négatrices : la recherche obsessionnelle des anomalies, des faits qui semblent heurter le bon sens, des « détails qui clochent ». La déconstruction de témoignages fragiles ou douteux est prétexte à rejeter l’ensemble des témoignages.

Les poursuites dont sont l’objet les négationnistes – par exemple en France la loi Gayssot du 13 juillet 1990 punit la contestation de l’existence de crimes contre l’humanité – ont pour effet de les confirmer dans leur délire paranoïde : ils sont pourchassés, pensent-ils, parce qu’ils disent la vérité. Leur théorie est devenue pour eux une foi, une religion.

II. LES PROVOCATIONS

Le paradoxe (étymologiquement para-, « contre », et doxa, « sens commun ») est une figure de rhétorique qui consiste à formuler des énoncés en apparence contraires à l’opinion commune ou aux données de l’expérience, mais qui contiennent pourtant des vérités éclairantes (Suhamy, 1981, pp. 118-119). Depuis Socrate, la formulation de paradoxes est une tactique philosophique pour réveiller les consciences, inciter à voir la réalité autrement. Et il est vrai que la philosophie, le progrès social ou les inventions scientifiques ont souvent été des négations du principe de réalité ou prétendu tel (par exemple « le plus lourd que l’air ne peut pas voler »).

Dans un but de démonstration, des auteurs ont rédigé des textes provocateurs qui semblent nier une vérité admise.

Par exemple l’ouvrage de Jean-Baptiste Pérès, Comme quoi Napoléon n’a jamais existé (1827), montre que l’Empereur n’est qu’un mythe solaire inventé par le peuple : Napoléon-Apollon, né au milieu de la mer à l’est et mort au milieu de la mer à l’ouest, culminant au soleil d’Austerlitz, entouré de douze maréchaux comme les douze signes du zodiaque ! Mais le texte est parodique. Dans une démonstration par l’absurde, Pérès critique les savants de son époque qui expliquent les mythes par l’astronomie : les héros mythiques et légendaires se réduisent à des représentations symboliques des astres. Le fondateur de cette école, qui se prolongera jusque dans les années 1870 avec Max Müller, est Charles Dupuis, auteur de l’Origine de tous les cultes, ou la Religion universelle (1795). Pérès s’amuse à traiter Napoléon comme l’un de ces saints légendaires dont la critique a montré l’inexistence historique.

Plus près de nous, sur un autre registre, Jean Baudrillard a publié son ouvrage La guerre du Golfe n’a pas eu lieu (1991). Par ce titre choc et tout au long de son texte, le sociologue et philosophe français du post-modernisme veut démontrer que ce conflit ne ressemble en rien à une guerre « classique » : pas de début (déclaration de guerre), ni de fin (armistice) ; pas d’adversaires aux forces à peu près égales (les USA fonctionnent en deçà de leurs propres forces – pas d’usage de la bombe atomique – et l’Irak au-delà de ses forces ; vainqueurs et vaincus sont connus à l’avance) ; pas de corps à corps sanguinaires ; pas de batailles décisives. Les pertes militaires sont sans commune mesure avec les guerres antérieures : 35 soldats américains tués, beaucoup plus chez les Irakiens où ce sont d’ailleurs surtout des civils qui ont péri sous les bombardements. La seule guerre visible a été celle mise en scène par la télévision, via CNN particulièrement, où les généraux, experts, présentateurs de télévision nous ont raconté une « guerre [qui] se regarde dans un miroir » (Baudrillard, 1991, p. 23). La guerre d’Irak en mars-avril 2003 a largement confirmé les analyses de Baudrillard. C’est ainsi qu’en ce qui concerne le nombre de morts dans les rangs de l’armée américaine, l’après-guerre s’est révélée beaucoup plus meurtrière (plus de 2000 morts) que la guerre elle-même (114 morts).

Certains lecteurs de l’Effroyable Imposture ont vu dans le livre de Thierry Meyssan une argumentation provocatrice du même type. L’auteur considérerait finalement comme secondaire le fait qu’un avion se soit écrasé ou non sur le Pentagone. Il se pourrait même que Meyssan ne croie pas lui-même à ses allégations sur le sujet ! En réalité, le but premier de Meyssan serait de dénoncer la puissance du clan militaro-industriel aux États-Unis et son influence sur une politique belliciste.

III. LES TROIS CARACTÉRISTIQUES DES RUMEURS NÉGATRICES

Les rumeurs et idées négatrices possèdent trois traits caractéristiques : une pensée hypercritique, la révélation d’une autre réalité et la dénonciation d’un complot.

1. La pensée hypercritique

Les rumeurs négatrices sont des rumeurs qui prétendent que des faits réels sont des rumeurs. C’est pourquoi les thèses négatrices, qui en sont la forme élaborée, se réclament explicitement du modèle scientifique de la critique historique. Celle-ci a souvent abouti, en effet, à démontrer que des événements ou des personnages (par exemple Remus et Romulus, saint Christophe ou Guillaume Tell) n’ont jamais existé.

Mais les négateurs pratiquent la critique historique sous une forme excessive dénoncée par les historiens, même les plus positivistes. Dès 1898, Langlois et Seignobos définissaient l’hypercritique dans leur célèbre Introduction aux études historiques :

« C’est l’excès de critique qui aboutit, aussi bien que l’ignorance la plus grossière, à des méprises. C’est l’application des procédés de la critique à des cas qui n’en sont pas justiciables. L’hypercritique est à la critique ce que la finasserie est à la finesse. Certaines gens flairent des rébus partout, même là où il n’y en a pas. Ils subtilisent sur des textes clairs au point de les rendre douteux, sous prétexte de les purger d’altérations imaginaires. Ils distinguent des traces de truquage dans des documents authentiques. État d’esprit singulier ! À force de se méfier de l’instinct de crédulité, on se prend à tout soupçonner. Il est à remarquer que plus la critique des textes et des sources réalise de progrès positifs, plus le péril d’hypercritique augmente. En effet, lorsque la critique de toutes les sources historiques aura été correctement opérée […] le bon sens commandera de s’arrêter. Mais on ne s’y résignera pas : on raffinera, comme on raffine déjà sur les textes les mieux établis, et ceux qui raffineront tomberont fatalement dans l’hypercritique. » (Langlois et Seignobos, 1992, p. 115.)

Cette citation s’applique parfaitement aux méthodes des négateurs. Pensons par exemple à la recherche minutieuse des indices pouvant laisser croire à la survie de Louis XVII ou des truquages dans les photos des atterrissages lunaires.

Les historiens contemporains ont repris cette mise en garde contre la défiance systématique :

« Pour eux [les “vieux maîtres positivistes”], la vertu première de l’historien devait être l’esprit critique : tout document, tout témoin sera pour commencer frappé de suspicion ; la défiance méthodique est la forme que prendra, appliqué à l’histoire, le principe cartésien du doute méthodique, point de départ de toute science ; systématiquement, on se demandera en face de tout document : le témoin a-t-il pu se tromper ? A-t-il voulu nous tromper ? L’image qu’il convient de nous faire de l’historien sera tout autre : non, il ne doit pas avoir en face des témoins du passé cette attitude renfrognée, tatillonne et hargneuse, celle du mauvais policier pour qui toute personne appelée à comparaître est a priori suspecte et tenue pour coupable jusqu’à preuve du contraire ; une telle surexcitation de l’esprit critique, loin d’être une qualité, serait pour l’historien un vice radical, le rendant pratiquement incapable de reconnaître la signification réelle, la portée, la valeur des documents qu’il étudie ; une telle attitude est aussi dangereuse en histoire que, dans la vie quotidienne, la peur d’être dupe, cette affectation que Stendhal aime à prêter à ses personnages (“je suppose toujours que la personne qui me parle veut me tromper”). » (Marrou, 1975, pp. 92-93.)

On ne saurait mieux décrire l’attitude paranoïde associée à l’hypercritique.

Confrontés aux contre-preuves qui démontrent la réalité des faits contestés, les tenants des rumeurs négatrices doivent entrer dans une spirale de négations afin de maintenir leur croyance. On a vu par exemple que si une femme, que la rumeur prétend être un homme, a un enfant, les négateurs doivent s’atteler à démontrer que la grossesse et l’accouchement ont été truqués. Ce mécanisme est analogue à celui du « doute hyperbolique » (Boudon, 1992, p. 149) qui doit être mis en œuvre par les tenants d’une théorie alternative B face à la multiplication des indices en faveur d’une théorie A. Raymond Boudon donne l’exemple de la rotondité de la Terre :

« À mesure que les observations facilement explicables par cette théorie [la Terre est ronde] et difficilement explicables par sa concurrente [la Terre est plate] s’accumulent [apparition des voiles d’un navire à l’horizon avant la coque, ombre courbe de la Terre projetée sur la Lune, photos prises par satellites, observations des astronautes], il devient de plus en plus coûteux de maintenir la seconde dans la course. » (Boudon, 1992, p. 148.)

2. La révélation d’une autre réalité

Toute rumeur négatrice s’accompagne d’un complément, une rumeur affirmatrice, qui substitue une nouvelle réalité à la réalité niée : tel personnage n’est pas mort, il vit ; tel autre personnage n’est pas celui qu’il prétend être, il ment sur la nature de son sexe ou il a été remplacé par un sosie ; aucun astronaute n’a marché sur la Lune, les scènes ont été tournées en studio sur Terre ; aucun avion ne s’est écrasé sur le Pentagone, c’est une explosion interne ou un missile, etc.

Cependant, les preuves de cette autre réalité sont difficiles à apporter. Non parce que cette autre réalité est illusoire, mais parce que les preuves ont été ou sont encore systématiquement supprimées ou cachées. Par qui ? La réponse se trouve dans la théorie du complot.

3. La dénonciation du complot

Si l’on nous ment, s’il y a imposture, il y a nécessairement des menteurs et des imposteurs. L’entreprise consistant à cacher sciemment au monde entier une réalité et à faire croire en une autre qui lui est substituée implique un plan concerté, l’existence d’un groupe organisé, ayant un pouvoir sur les médias. La désignation des comploteurs varie selon les époques et les pays : révolutionnaires, royalistes, francs-maçons, juifs, CIA, etc.

Véronique Campion-Vincent (2005a et 2005b) a bien montré que les puissances occultes malfaisantes étaient autrefois plutôt identifiées aux étrangers et aux « apatrides » alors qu’elles sont aujourd’hui placées au cœur même de l’État. Les négateurs utilisent fréquemment l’expression « vérité officielle », synonyme pour eux de mensonge, qui s’oppose à la vérité qu’ils dévoilent.

Si les journalistes nous disent ce qui se passe, les journalistes conspirationnistes nous disent ce qu’on nous cache. Une lettre d’information d’extrême-droite française, intitulée J’ai tout compris !, promet ainsi une « désintoxication mensuelle », « un passage en revue des faits, des événements, des chiffres, des réalités soigneusement cachés par le système », « une critique sévère des préjugés, des fausses informations, des bobards idéologiques », « des analyses […] qui dévoilent le dessous des cartes ». Cela confirme l’étude de Inglehart (1987) sur la plus grande réceptivité des extrémismes politiques, de gauche comme de droite, aux thèses conspirationnistes.

On note enfin une tendance au rapprochement des partisans des idées négatrices. Bien sûr, les défenseurs de la théorie de la Terre plate ont tout intérêt à adhérer à la rumeur niant les atterrissages lunaires ! On peut à la rigueur comprendre pourquoi les négateurs de l’attentat du Pentagone s’associent – avec prudence – aux négationnistes de la Shoah : une même position pro-arabe et anti-sioniste les rapproche. Mais c’est la même idéologie conspirationniste et la même vision manichéenne du monde (manipulateurs/manipulés) qui fait que Ralph Rene conteste à la fois les atterrissages lunaires et l’attentat du Pentagone. C’est aussi ce qui relie divers ouvrages des Éditions Carnot qui révèlent le cover-up concernant les OVNI (Nhart, 1999), le truquage de la NASA sur les atterrissages lunaires (Lheureux, 2000), le danger des téléphones portables (Carlo et Schram, 2001), le faux accident ayant provoqué la mort de Diana (Nhart, 2002), le pseudo-attentat du Pentagone (Meyssan, 2002a et 2002b), les influences de l’occultisme sur les gouvernements (Jumel, 2002) et les mensonges des écologistes (Croizé, 2002).

CONCLUSION

Nous pouvons supposer que les rumeurs et les idées négatrices seront de plus en plus fréquentes et de plus en plus visibles sur le marché de l’information (Taguieff, 2005). Il y a à cela trois raisons principales.

Tout d’abord, les sciences dures et les sciences humaines ont amené les intellectuels et le grand public cultivé à adhérer au relativisme cognitif (Boudon, 2003), c’est-à-dire à l’idée que la connaissance n’est ni objective, ni définitive. Cela conduit les gens à être plus réceptifs à toutes les théories alternatives aux connaissances communément admises. À la limite, on ne parle plus de réalité qui s’oppose à la non-réalité, mais d’une conception de la réalité qui s’oppose à une autre conception de la réalité, tout aussi valable.

En second lieu, les mensonges avérés des gouvernements (affaire du Watergate, qui a eu un impact profond ) ou bien la naïveté des médias répercutant des faits douteux (le « massacre » de Timisoara), ont amené le public à se méfier des déclarations officielles et des informations diffusées par la presse. De ce fait, les réseaux informels de communication (bouche à oreille, lettres confidentielles d’information, Web) acquièrent une crédibilité plus grande et font concurrence aux réseaux officiels.

En troisième et dernier lieu, nous sommes entrés dans un monde où la réalité et son simulacre, le vrai et le faux, sont de plus en plus confondus (Baudrillard, 1981 ; Eco, 1985). En témoignent la reality TV, les reality shows, les films mêlant images réelles et images de synthèse. En 1960, un épisode de la série The Twilight Zone intitulé « A World of Difference » (scénario Richard Matheson), montrait un homme d’affaires qui découvre que son bureau n’est qu’un décor de cinéma. Ce motif fantastique de la réalité factice deviendra presque vraisemblable trente-huit ans plus tard dans le film The Truman Show (Peter Weir, USA, 1998), où un Américain moyen mène une existence tranquille jusqu’à ce qu’il observe des failles dans sa vie quotidienne et découvre l’incroyable vérité : il est le personnage principal d’un feuilleton télévisé de reality show et tous les gens qui l’entourent, y compris son épouse, sont des acteurs qui jouent un rôle.

Le Web est emblématique de cette indifférenciation croissante. Nous avons montré ailleurs (Renard, 2002) qu’Internet tendait à rendre indiscernables les informations vérifiées et les rumeurs, la fiction et la réalité, l’homme et la machine (des programmes informatiques simulent la présence humaine), les distinctions d’âge, de statut social et de sexe (40 % des participants à des chatrooms et à des jeux en ligne changent leur identité sexuelle), enfin la séparation entre la vie privée et la vie publique (webcam retransmettant la vie privée).

La série fantastique X-Files (1993-2002), dont certains protagonistes (par exemple « l’homme à la cigarette ») symbolisent ces personnages mystérieux qui exercent un pouvoir occulte auprès du gouvernement, montre le succès des thèmes conspirationnistes dans l’imaginaire américain et occidental. Sous un angle plus réaliste, s’inspirant d’affaires réelles ayant éclaboussé des présidents des États-Unis, on peut citer le film Wag the Dog (Barry Levinson, USA, 1997 ; titre français : Des hommes d’influence). Le scénario raconte comment, à la Maison Blanche, la réélection du Président est menacée par un scandale sexuel : pour détourner l’attention de la population et rétablir la confiance des Américains envers leur Président, un conseiller politique s’associe à un cinéaste d’Hollywood pour lancer la rumeur d’une guerre en fabriquant de fausses images.

Nous rejoignons les conclusions de Inglehart (1987) observant que les générations de l’après-guerre dans les sociétés occidentales sont plus portées que les précédentes à se méfier de leurs gouvernants. La société postmoderne, parce qu’elle n’offre plus un système stable de catégorisation du réel, ne peut que favoriser les idées négatrices et conspirationnistes.

 

OUVRAGES CITÉS EN RÉFÉRENCE

Baudrillard, Jean. 1981. Simulacres et simulation. Paris, Galilée.
Baudrillard, Jean. 1991. La guerre du Golfe n’a pas eu lieu. Paris, Galilée.
Bercé, Yves-Marie. 1990. Le Roi caché. Paris, Fayard.
Bonaparte, Marie. 1946. Mythes de guerre. Londres, Imago.
Boudon, Raymond. 1992. L’Art de se persuader des idées douteuses, fragiles ou fausses. Paris, Éditions du Seuil (1ère éd., Paris, Fayard, 1990).
Boudon, Raymond. 2003. « Les sciences sociales et les deux relativismes », Revue européenne des sciences sociales. Cahiers Vilfredo Pareto, tome XLI, n° 126, pp. 17-33.
Boureau, Alain. 1988. La Papesse Jeanne. Paris, Aubier.
Campion-Vincent, Véronique. 2002. « Une tentative de transformation des études sur les légendes contemporaines en propagande révisionniste », Le Monde Alpin et Rhodanien, n° 1-3, pp. 267-270.
Campion-Vincent, Véronique. 2005a. « From Evil Others to Evil Elites : A Dominant Pattern in Conspiracy Theories Today ». Chap. 6 in Gary Alan Fine, Véronique Campion-Vincent, and Chip Heath (eds), Rumor Mills : The Social Impact of Rumor and Legend, Piscataway NJ, Aldine Transaction, pp. 103-122.
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Versins, Pierre. 1972. Encyclopédie de l’utopie et de la science fiction. Lausanne, L’Âge d’Homme.
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Les rumeurs négatrices

Le texte qui suit est paru originellement dans la revue Diogène (P.U.F), n° 213, 2006/1, pp. 54-73. Il est disponible sur CAIRN.INFO. Merci à l'auteur, à la rédaction de Diogène et aux Presses universitaires de France de nous autoriser à le reproduire ici.

Nous pouvons construire une typologie des rumeurs – définies au sens large comme des nouvelles non vérifiées – à partir de leur relation à la réalité, après que leur degré de véracité ait été établi, du moins dans l’état actuel de nos connaissances, par des « experts » (historiens, scientifiques, policiers, journalistes…). Si une rumeur se révèle exacte, elle devient une information. Si une rumeur est fausse, elle tombe dans les catégories des rumeurs affirmatrices ou négatrices. Les rumeurs affirmatrices, les plus fréquentes, proclament la réalité de faits imaginaires, par exemple la rumeur prétendant que des bananes du Costa-Rica transmettent à l’homme une bactérie mangeuse de chair qui provoque une nécrose généralisée. Les rumeurs négatrices, plus rares, nient la réalité de faits avérés, par exemple les rumeurs qui prétendent qu’Elvis Presley n’est pas mort ou que les Américains n’ont jamais marché sur la Lune.

Il nous semble utile de distinguer divers termes désignant la négation. Des rumeurs seront dites négatives lorsqu’elles énoncent des faits associés à la peur ou à l’hostilité, alors que les rumeurs positives évoquent des événements heureux, désirés. Les chercheurs français, donnant des couleurs aux rumeurs, parlent de rumeurs « noires » et de rumeurs « roses ». Les spécialistes s’accordent sur le fait qu’il y a environ neuf rumeurs noires pour une rumeur rose. Rouquette (1975, 1990) a bien étudié ce « biais de négativité » qui est l’un des traits dominants des rumeurs. On parlera de rumeurs et d’idées négatrices lorsqu’elles nient des événements communément admis. Ces rumeurs ne sont pas nécessairement négatives : par exemple les légendes de survie traduisent souvent le désir qu’une personnalité aimée ne soit pas morte. Enfin, parmi les rumeurs et les idées négatrices, on réservera l’appellation de négationnistes aux allégations révisionnistes sur l’inexistence des chambres à gaz et d’un plan d’extermination des juifs par les nazis durant la Seconde Guerre mondiale.

De Freud à Lacan, la psychanalyse a décrit les différentes formes de négation du réel : le refoulement névrotique, le déni psychotique et le démenti pervers. Pour surmonter l’angoisse d’un traumatisme psychique, les sujets remplacent la réalité niée par des réalités illusoires ou fétichistes (Freud, 1924, 1925 ; Michaux et Piret, 2000 ; Rey-Flaud, 2002). La psychiatrie a énuméré un certain nombre de délires de négation : négation de maternité, négation de la maladie, négation d’organes corporels (syndrome de Cotard), etc. Enfin la psychologie sociale a identifié la négation du réel comme l’un des mécanismes de défense de l’individu pour maintenir sa consonance cognitive. Rappelons que, pour Festinger (1957), un état de dissonance cognitive est créé lorsqu’un sujet est confronté à des opinions ou à des événements qui contredisent son système de représentation du monde. Afin de rétablir la consonance cognitive, le sujet doit ou bien modifier sa conception du monde, ou bien nier ces éléments extérieurs dissonants, ou bien encore les « aménager » pour les rendre assimilables.

I. TYPOLOGIE DES RUMEURS NÉGATRICES

1. Les rumeurs de survie

Les bases psychologiques de ces rumeurs sont assez simples : on ne veut pas croire à la mort de ceux qu’on aime ou l’on craint la survie de ceux que l’on déteste. Le Motif-Index de Stith Thompson (1989) identifie deux séries de motifs relevant de notre sujet : A570 « Culture hero still lives » et A580 « Culture hero’s expected return ».

L’historien Yves-Marie Bercé (1990) a montré que le thème récurrent du « roi caché » obéissait à un même schéma : la disparition ou la mort mystérieuse d’un souverain ou futur souverain aimé de son peuple est rapidement suivie d’une crise (vacance du pouvoir, héritiers indignes, désastre militaire ou crise socio-économique) ; le peuple se met alors à croire à la survie du souverain (survie fabuleuse comme le sommeil ou la vie éternelle ou bien survie rationalisée lorsque le roi est imaginé captif, en exil ou retiré dans un désert, un ermitage, une île lointaine) ; le peuple attend le retour du souverain pour qu’il rétablisse une ère de bonheur et de prospérité ; enfin, il est fréquent que des prétendants affirment être le roi disparu (ils sont traités d’imposteurs s’ils ne sont pas reconnus). Ce fut le cas, à travers les âges, pour l’empereur germanique Frédéric Barberousse, le roi Sébastien du Portugal, le prince Dimitri de Russie et le jeune Louis XVII en France.

Frédéric Barberousse, empereur d’Allemagne, avait l’ambition de restaurer le Saint Empire romain germanique. Il se noya dans un fleuve de Turquie pendant la troisième croisade en 1190. Une rumeur prétendit qu’il était toujours vivant, puis une légende se forma suivant laquelle l’empereur vivait ou dormait miraculeusement au cœur de la montagne du Kyffhaüser en Prusse. Les millénaristes allemands du XVIe siècle attendirent son retour et, au XXe siècle, des chefs nazis firent encore référence à la légende. En 1578, le roi Sébastien du Portugal disparut lors d’une bataille en Afrique. Ses sujets refusèrent longtemps de croire à sa mort : on dit que son tombeau à Lisbonne contient en réalité le corps de l’un de ses soldats mort au combat. Plusieurs personnes prétendirent alors se faire reconnaître pour dom Sébastien. En 1598, la mort mystérieuse du prince Dimitri de Russie entraîna des rumeurs de survie et l’apparition de nombreux prétendants. De même, dans la France de 1795, les circonstances troubles de la mort et de l’inhumation du jeune Louis XVII, âgé de 10 ans, suscita des rumeurs de survie, colportées par les royalistes, et l’apparition de prétendants, comme le célèbre Naundorf. En avril 2002, une analyse de l’ADN du cœur conservé comme étant celui de Louis XVII a prouvé que le Dauphin était bien mort au Temple.

Malgré les progrès dans la diffusion des informations et dans l’identification des personnes, les XIXe et XXe siècles ne virent pas disparaître les légendes de survie.

Le maréchal Ney a été fusillé par les royalistes à Paris en 1815. Mais en 1819, en Caroline du Sud, un certain Peter Stuart, maître d’école et ivrogne, prétendit être le maréchal Ney, sauvé par un simulacre d’exécution machiné par la franc-maçonnerie. Mais personne ne crut Stuart et cette thèse est unanimement rejetée par les historiens. Notons l’association entre survie, complot et prétendant.

En 1821, quand les Français apprirent la mort de Napoléon, une partie de la population des campagnes et des petites villes n’y crut pas. Les gens pensaient qu’il s’agissait d’une fausse nouvelle fabriquée par les Anglais et les royalistes français. Des rumeurs prétendaient que l’Empereur était non seulement vivant mais encore sur le sol français, par exemple à Lyon, ou bien en Espagne où il s’était rallié à l’insurrection du général Riego contre le roi Ferdinand VII. Au printemps 1823, à la fin des événements d’Espagne, les rumeurs sur la survie et le retour de Napoléon connurent une ultime flambée. Puis elles s’étiolèrent même si, en 1830 encore, à Paris, des insurgés révolutionnaires crurent reconnaître la silhouette de l’Empereur dans la foule ! (Ménager, 1988 ; Ploux, 2003).

Les romanciers, qui puisent aux mêmes sources où se forment les légendes, ont exploité le motif de la survie de Napoléon (Versins, 1972, pp. 360-366 et p. 623). Certains écrivains imaginent la substitution d’un sosie à l’Empereur lors de son départ en exil à Sainte-Hélène, d’autres racontent son évasion. L’ouvrage le plus intéressant est celui de Louis Geoffroy, Napoléon et la conquête du monde (1836). Publié quinze ans après la mort de l’Empereur, ce roman d’histoire-fiction imagine que Napoléon est vainqueur, et non vaincu, devant Moscou en 1812. Il conquiert alors le reste du monde, puis il instaure une monarchie universelle, fondée sur le Droit et le progrès scientifique, avant de mourir en 1832. Dans sa préface, Geoffroy explique ce qui l’a poussé à écrire cette grandiose épopée :

« C’est une des lois fatales de l’humanité que rien n’y atteigne le but.
Tout y reste incomplet et inachevé, les hommes, les choses, la gloire, la fortune et la vie.
Loi terrible ! qui tue Alexandre, Raphaël, Pascal, Mozart et Byron, avant l’âge de trente-neuf ans.
[…]
Combien ont soupiré après ces songes interrompus, en suppliant le Ciel de les finir !
Combien, en face de ces histoires inachevées, ont cherché, non plus dans l’avenir ni dans le temps, mais dans leur pensée, un reste et une fin qui pusse les parfaire. » (Cité par Versins, 1972, pp. 365-366.)

On ne saurait mieux expliquer pourquoi se créent les légendes de survie ! Louis II de Bavière a été découvert mort, noyé, sur le bord du lac de Starnberg le 13 juin 1886, quelques jours après avoir été déclaré dément et interné au château de Berg. On retrouvera également au bord de l’eau le corps de son médecin, von Gudden, mort étranglé. Cette double mort mystérieuse suscita naturellement des rumeurs, évoquées par des folkloristes français dans la Revue des Traditions Populaires (Paris, 25 décembre 1886, pp. 395-396) sous le titre « Après le drame, la légende ! ». Il y est dit qu’une partie de la population bavaroise était convaincue que le roi était toujours vivant et qu’il n’avait jamais été fou. Il reviendra pour chasser le conseil de régence qui a usurpé le pouvoir. Pour d’autres, le roi est bien mort, mais il aurait été drogué et noyé par le Dr Gudden, à l’instigation du conseil de régence. Les conspirateurs auraient fait croire à la mort de Gudden : c’est une figure de cire qui a été placée dans le cercueil et le médecin est parti vivre en Amérique. On voit qu’une légende de survie peut aussi concerner un personnage détesté.

Albert Dauzat (1919) nous rapporte que, pendant la guerre de 14-18, des légendes de survie concernèrent le pape Pie X et Lord Kitchener, ministre britannique de la guerre.

Chacun sait que les conditions obscures de l’exécution du tsar Nicolas II et de sa famille à Iekaterinbourg en 1918 ont suscité des rumeurs de survie : Nicolas II lui-même, sa fille Anastasia (une analyse d’ADN a montré que Madame Anna Anderson, qui prétendait être la grande-duchesse, n’était pas une Romanov) et même le tsarévitch Alexis (Petrov, Lysenko et Egorov, 1998 ; Gray, 1998). Dans les années 1930, une rumeur prétendit qu’un prêtre orthodoxe d’origine russe installé en Alaska était en réalité Raspoutine, qui ne serait pas mort en 1916 (Stevens, 1989).

Emiliano Zapata, charismatique révolutionnaire mexicain assassiné à l’âge de 40 ans en 1919, faisait toujours en 1994 l’objet de croyances de survie chez les vétérans de la révolution : « Ceux-ci assurent que ce n’est pas Zapata qui a été tué mais un compagnon déguisé, qu’il est parti ailleurs, poursuivre d’autres luttes, et qu’il va revenir » (Daubert, 1994, p. 102). En 1994, le révolutionnaire aurait eu l’âge de 115 ans environ : mais l’ardeur du mouvement zapatiste nourrit la légende !

En juin 1945, deux mois après la mort de Hitler, Marie Bonaparte écrivait dans ses Mythes de guerre : « Peut-être même, en dépit de l’annonce de sa mort, une nouvelle légende, ressuscitée de Barberousse, le situera-t-elle aux cavernes de quelque Kyffhaüser, d’où il attendrait de ressurgir un jour de gloire vengeresse ? Car il ne suffit pas de tuer l’ennemi pour qu’il ne soit plus : il survit dans sa légende » (Bonaparte, 1946, p. 9). La psychanalyste ne se trompait pas : des rumeurs de survie d’Hitler sont apparues. En 1945, les difficultés d’identification d’un corps brûlé, la volonté des Soviétiques de taire le lieu d’inhumation du corps, pour éviter tout « pèlerinage », et la ruse de Staline qui a volontairement laissé planer le doute sur la mort du Führer afin que l’on soupçonne l’Ouest de l’avoir recueilli, tout cela a rendu vraisemblables les rumeurs de survie. Dans les années 1950-1960, lorsqu’on apprit que des chefs nazis s’étaient réfugiés en Amérique du Sud, on supposa que Hitler pouvait en faire partie et même qu’il s’était rendu méconnaissable par une chirurgie faciale. Ces rumeurs de survie exprimaient la peur que « la Bête ne soit pas morte » et hantaient l’imaginaire des Alliés ou des chasseurs de nazis. De leur côté, quelques nostalgiques ou quelques néo-nazis espéraient le retour de Hitler. En 1963, un épisode de la série télévisée The Twilight Zone (en français « La Quatrième Dimension »), intitulé « He’s Alive » (scénario Rod Serling), montre un néo-nazi américain recevant ses ordres d’un mystérieux personnage qui n’est autre qu’Adolf Hitler. Une rumeur de survie devient de moins en moins vraisemblable au fur et à mesure que le « survivant » se fait vieux : Hitler aurait aujourd’hui 116 ans ! C’est pourquoi des œuvres de fiction imaginent désormais non plus la survie de Hitler mais son clonage, par exemple dans l’étonnant roman d’Ira Levin, The Boys from Brazil (1976).

La rumeur prétendant que James Dean aurait survécu à son terrible accident de voiture en 1955 est la première d’une série de légendes de survie touchant non plus seulement les rois et les chefs politiques mais les stars du cinéma ou de la chanson (même si certaines reçoivent aussi le titre de « King » !). Si James Dean ne se montre pas, c’est qu’il n’est pas en état de le faire : on le prétend maintenu en état de vie végétative dans un hôpital de l’Indiana ou vivant caché, défiguré et paralysé, dans une ferme des environs de Los Angeles, tel le « fantôme de l’Opéra » (Morgan et al., 1988, p. 141 ; Carbone, 1990, pp. 100-101). Des rumeurs identiques se répandirent après la mort du chanteur Jim Morrison en 1971 (Morgan et al., 1988, pp. 141-142) et celle d’Elvis Presley en 1977 (Morgan et al., 1988, p. 142 ; Stromberg, 1990). Un sondage mené par l’Institut Gallup au Canada en février 1989 révéla que 10 % des Canadiens n’étaient pas sûrs qu’Elvis Presley soit mort (5 % ne savaient pas s’il était mort ou vivant et 5 % étaient certains qu’Elvis est vivant) (FOAFtale News, 14, June 1989, p. 4).

On prétendit que le Président John F. Kennedy, assassiné à Dallas en 1963, était vivant mais dans le coma, du fait de la balle qui l’avait touché à la tête (Morgan et al., 1988, pp. 140-141). Il serait maintenu en vie par une machinerie médicale sophistiquée dans une aile top secret d’un hôpital de Houston. En accord avec la CIA et le FBI, le vice-président Lyndon Johnson annonça la mort de Kennedy. On a parlé aussi de mystérieux repaires en Alaska ou dans les Alpes suisses. Au moment du mariage de Jacqueline Kennedy avec Aristote Onassis, en octobre 1968, une rumeur prétendit que le Président, vivant mais paralysé, se trouvait sur l’île de Skorpios. Un hebdomadaire italien à sensation titra en couverture : « Kennedy est vivant, mais prisonnier d’Onassis » (Carbone, 1990, p. 155).

2. Les rumeurs de sosie

Les rumeurs de décès – que nous classons plutôt parmi les rumeurs affirmatrices, parce qu’elles imaginent un événement – s’éteignent généralement lorsque la personne prétendue morte se manifeste. Toutefois, il est des cas où la rumeur est si forte qu’elle suggère une idée négatrice : la personne que l’on voit n’est pas celle qu’elle paraît être, c’est un sosie.

Ainsi la fameuse rumeur sur Paul McCartney, qui aurait trouvé la mort en 1966 dans un accident de voiture, s’est-elle doublée d’une rumeur de sosie pour expliquer la présence persistante de Paul. On prétendit que, lorsque le Beatle fut arrêté au Japon en 1980 pour possession de marijuana, la police découvrit que ses empreintes digitales ne correspondaient pas à celles qui figuraient dans son dossier d’identité (Morgan et al., 1988, pp. 139-140).

En 1976, une rumeur prétendit que le pape Paul VI, jugé trop conservateur, avait été enfermé dans les caves du Vatican et remplacé par un sosie. Dans sa Lettre aux Amis (n° 21, mai 1976), le père Marie-Dominique Molinié, dominicain, dénonce cette « rumeur insensée, répandue dans bien des pays, selon laquelle le pape serait secrètement remplacé par un sosie, organe exécutif de trois francs-maçons qui feraient partie de son entourage immédiat ». Ce motif conspirationniste du pape remplacé par un sosie se trouve dans la littérature romanesque, par exemple dans Les Caves du Vatican (1922) d’André Gide ou dans Le Massacre des innocents (1995) de Jean-Jacques Reboux. De manière générale, le thème du sosie est un puissant facteur d’intrigue théâtrale ou romanesque.

Il est vraisemblable, sinon attesté, que des chefs d’État ont eu des sosies, pour des raisons de sécurité. On a ainsi prétendu dans les années 1970 que le maréchal Tito était en réalité un sosie du vrai Tito, qui était mort. En 2001, on racontait que Boris Eltsine avait été assassiné pour avoir détourné des milliards et qu’il avait été remplacé par un sosie. On a aussi parlé de sosies de Saddam Hussein.

Les fantasmes conspirationnistes sur les sosies peuvent être rapprochés d’un trouble psychiatrique appelé le « syndrome de Capgras » (Capgras et Reboul-Lachaux, 1923 ; Christodoulo, 1977). Il s’agit d’une croyance délirante où le malade pense que des membres de sa famille ou de son entourage ont été remplacés par des imposteurs, des sosies.

3. Les rumeurs sur l’identité sexuelle

Les rumeurs sur l’identité sexuelle prétendent que des personnes ne sont pas du sexe qu’elles paraissent être.

Dans les années 1910, l’égyptologue français Eugène Lefébure émit l’hypothèse que le pharaon Akhenaton était une femme déguisée en homme et aurait usurpé le pouvoir royal en succédant à son père Aménophis III. Plus douteuse encore sur le plan historique est la légende médiévale de la « papesse Jeanne », qui prétend que le pape Jean VIII était en réalité une femme (Boureau, 1988).

De nos jours, les rumeurs sur l’identité sexuelle concernent presque exclusivement des femmes dont on prétend qu’elles sont des hommes. Sans doute est-ce là une conséquence du phénomène des travestis et des drag-queens.

La chanteuse française Sheila, pop star des « Sixties », a été l’objet d’une rumeur prétendant qu’elle était un homme (Morgan et al., 1988, pp. 27-28). Sa vie privée discrète frustrait son public et le moindre incident était exploité. C’est ainsi que le journal à scandale France-Dimanche évoqua en 1962 une mystérieuse opération chirurgicale subie par la chanteuse et émit des doutes sur sa féminité. Lorsque Sheila eut un enfant, la rumeur disparut presque entièrement, sauf chez quelques irréductibles conspirationnistes qui invoquèrent des complicités médicales et administratives faisant croire au public qu’il y avait eu grossesse et accouchement.

À la fin des années 1970, des rumeurs prétendirent que certaines femmes célèbres, à la féminité outrancière et à la voix rauque, étaient en réalité des travestis : par exemple Amanda Lear, ancienne égérie de Salvador Dali, et la chanteuse Dalida (Morgan et al., 1988, pp. 26-27).

En avril 2001, une rumeur internationale prétendit qu’Élodie Gossuin, Miss France 2001, était un homme. On connaît maintenant l’origine et le trajet de cette rumeur. Lorsque la presse française, fin avril, fit part avec mécontentement de la rumeur, elle s’appuyait sur un article paru dans le New York Daily News du 24 avril. Le journal américain avait lui-même repris, en le traduisant, un texte d’un quotidien portoricain, lequel avait trouvé l’information sur un site Web français (examineur.com) en janvier 2001. Ce Webzine proposait un court article intitulé « Miss France est un homme. Élodie Gossuin s’appelle en réalité Nicolas Levanneur ». Or ce site est animé par les rédacteurs du défunt Infos du monde, journal de canulars analogue au Weekly World News américain. Le journaliste portoricain a pris au premier degré cette pseudo-information, sans voir que le site était parodique et sans comprendre le jeu de mots du nom « Levanneur » : celui qui « lance des vannes », mot argotique pour désigner des blagues de mauvais goût. Le canular est devenu rumeur journalistique, au contenu non seulement surprenant mais aussi pertinent au moment où se déroulait à Paris l’élection de « Miss Trans » (« Miss Travesti ») et que se préparait le concours de Miss Univers à Porto Rico.

4. La rumeur des faux atterrissages sur la Lune

Cette rumeur prétend qu’aucun astronaute n’a marché sur la Lune. Les images de la NASA, télévisées au monde entier, ont été filmées en studio sur une base secrète gouvernementale dans le désert du Nevada. La technologie américaine était insuffisante pour réaliser un débarquement lunaire mais le gouvernement américain et la CIA, déterminés à battre les Soviétiques dans la course de la conquête spatiale, fabriquèrent un faux événement (Morgan et al., 1988, pp. 194-195). Afin de comprendre pourquoi cette rumeur et cette théorie ont émergé, il faut se replacer dans le contexte des années 1969-1974. Dans la course à la conquête spatiale, les Soviétiques avaient systématiquement une longueur d’avance sur les Américains : lancement de satellites artificiels, envoi d’hommes dans l’espace, atterrissage de sondes sur la Lune (la sonde soviétique Luna 9 en février 1966 a précédé la sonde américaine Surveyor I de mai 1966). Il apparaissait donc surprenant que les Américains soient d’un seul coup les premiers en envoyant des hommes sur la Lune en juillet 1969. Cet événement a marqué les esprits et a pu paraître à beaucoup comme proprement « incroyable ». Par ailleurs, de nombreux Américains hostiles à la guerre du Viêt Nam étaient méfiants envers les déclarations officielles concernant le conflit qui se déroulait. Le soupçon envers les autorités grandit encore lorsque éclata l’affaire du Watergate, en 1972-1974, qui prouvait que le gouvernement menait des actions secrètes et mentait.

Des auteurs ont développé cette thèse dans des livres ou des vidéocassettes. Ils ont systématiquement relevé tout ce qui leur paraissait être des « détails troublants » : par exemple le drapeau qui flotte (or il n’y a pas de vent sur la Lune), les empreintes de pied comme sur du sable humide (or il n’y a pas d’eau sur la Lune), l’absence d’étoiles dans le ciel, des reflets lumineux étranges sur les casques des astronautes (projecteurs), des paysages lunaires qui semblent se répéter (décor), etc.

Des sondages d’opinion à la fin des années 1990 indiquent que 6 % des Américains ont des doutes sur le fait que des astronautes ont atterri sur la Lune.

Dès 1975, un bibliothécaire américain, Bill Kaysing, en collaboration avec Randy Reid, a publié à compte d’auteur un livre intitulé We Never Went to the Moon : America’s Thirty Billion Dollar Swindle. Kaysing est aussi un ardent défenseur de la thèse selon laquelle les gouvernements anglais et américains ont poussé les Japonais à bombarder Pearl Harbor afin d’entraîner l’Amérique dans la Seconde Guerre mondiale. En 1982, un ingénieur américain, William L. Brian publia Moongate : Suppressed Findings of the US Space Program. The NASA-Military Coverup. En 1992, Ralph Rene, un ingénieur autodidacte américain, publia à compte d’auteur NASA Mooned America. Récemment, à propos des attentats du 11 septembre, Rene a déclaré que le World Trade Center a aussi explosé de l’intérieur (et ce ne sont pas les Arabes qui en sont la cause) !

En 2000, le Français Philippe Lheureux publia Lumières sur la Lune. La Nasa a-t-elle menti ? L’auteur ajoutait une nouvelle explication au trucage de la NASA : les Américains ont renoncé à atterrir sur la Lune parce qu’ils y ont trouvé des signes de présence extraterrestre et ont pris peur !

Le 15 février 2001, la chaîne télévisée américaine Fox diffusa une émission intitulée « Conspiracy Theory : Did We Land on the Moon ? », présentée par un acteur de la série X-Files. En septembre 2002, l’Américain Bart Sibrel, auteur d’un film vidéo qui défend la conspiration des atterrissages lunaires, prit à partie l’astronaute Aldrin à Los Angeles, le traita de menteur et le défia de jurer sur la Bible qu’il avait marché sur la Lune. Aldrin, qui déclara que Sibrel le frappait avec la Bible, lui donna un coup de poing sur la figure.

Devant la publicité faite indirectement par les médias à la théorie conspirationniste, des sites Web d’amateurs éclairés démontrèrent que les arguments des négateurs étaient faux. En novembre 2002, la NASA annonça qu’elle allait publier un fascicule afin de répondre au flot de questions émanant d’écoliers ou de leurs professeurs sur la réalité ou non des atterrissages lunaires. Aujourd’hui, la rumeur du Moon Hoax obtient un certain succès chez les intégristes islamistes, à la fois par anti-américanisme et parce que le Coran est censé affirmer que l’homme ne peut atteindre la Lune.

La rumeur inspira plusieurs œuvres de fiction, qui popularisèrent le thème. Par exemple le film Capricorn One (Peter Hyams, USA, 1978) imagine que, faute de moyens financiers, mais pour remplir une promesse faite par le Président des États-Unis, la NASA simule l’exploration de Mars par des astronautes, depuis une base militaire en plein désert. Récemment, un documentaire français, Opération Lune (William Karel, France, 2002), diffusé par la très sérieuse chaîne télévisée Arte le 16 octobre 2002, montre que le Président Nixon avait secrètement commandé à Stanley Kubrick un film mettant en scène les premiers pas de l’homme sur la Lune, au cas où la mission Apollo 11 aurait échoué : or ce sont ces images qui ont été vues par deux milliards de téléspectateurs dans le monde entier. Mais ce documentaire est en réalité une œuvre de fiction, avec des interviews détournées de Henry Kissinger, de Buzz Aldrin ou de la veuve de Kubrick, et des déclarations de faux témoins comme une prétendue secrétaire de Nixon. Le générique de fin et les « clins d’œil » qui parsèment le film révèlent la mystification. Bien que la chaîne de télévision Arte ait pris des précautions pour annoncer qu’il s’agissait d’une fiction, le doute a pu saisir de nombreux téléspectateurs et certains intellectuels ont dénoncé dans la presse cette dangereuse confusion du vrai et du faux (Le Monde, 12 octobre 2002, pp. 4-5).

5. La rumeur du Pentagone

Les attentats du 11 septembre 2001 aux États-Unis ont suscité un foisonnement de rumeurs, dont la plupart circulèrent sur le Web. Plusieurs de ces rumeurs laissent entendre que les autorités américaines ou israéliennes ont une responsabilité directe dans ces actes terroristes. L’une d’elles a été explicitement exploitée dès octobre 2001 par le site français d’une association libertaire et anticléricale, le Réseau Voltaire : aucun avion ne s’est abattu sur le Pentagone ; il s’agit d’une mise en scène des autorités militaires américaines. En mars 2002, Thierry Meyssan, l’animateur du Réseau, publie un ouvrage qui se vendra en France à près de 200 000 exemplaires, L’Effroyable Imposture (2002a), bientôt suivi d’un second livre sur le même sujet, Le Pentagate (2002b). À partir de données recueillies sur le Web et d’analyse des images, Meyssan souligne ce qu’il prétend être des anomalies : on ne voit pas de débris d’avion, en particulier les ailes, et le cratère d’impact est trop petit pour avoir été fait par un avion. Il suggère alors que l’explosion – interne au bâtiment ou provoquée par un missile – est un coup monté par un clan militaro-industriel, d’extrême-droite, œuvrant au sein du gouvernement américain.

On peut expliquer que l’attentat du Pentagone ait été l’objet d’une théorie négatrice par le fait qu’il est sensiblement différent de ceux des Twin Towers. Il n’y a pas eu d’images dramatiques du crash de l’avion et de la chute du bâtiment, ni des milliers de morts comme à New York. À la différence des passagers de l’avion qui s’est écrasé en Pennsylvanie et dont on a célébré le sacrifice héroïque, les passagers de l’avion du Pentagone n’ont pas été l’objet d’un culte national. Enfin, il y a eu sous-information concernant l’attentat du Pentagone, du fait qu’il s’agit d’un lieu militaire et donc entouré de secret.

En juin 2002, deux journalistes ont publié une contre-enquête, L’Effroyable Mensonge (Dasquié et Guisnel). Non seulement ils démontrent que les prétendues anomalies n’en sont pas et trouvent une explication technique, mais encore ils révèlent comment Thierry Meyssan s’est trouvé pris dans une spirale négatrice, comme en témoignent ses contacts avec des conspirationnistes antisémites notoires comme l’Américain Lyndon LaRouche ou le Français Emmanuel Ratier, ses relations avec des officiers de renseignement naturellement enclins à voir des complots partout, enfin sa récupération par les islamistes anti-américains et anti-sionistes, puisque dans une conférence tenue à Abu-Dhabi en avril 2002, sous les auspices de la Ligue arabe, Meyssan évoquera « la fable des terroristes islamistes » à propos des attentats du 11 septembre.

6. Les théories négationnistes

Bien que les théories négationnistes ne soient pas des rumeurs au sens strict, il nous paraît utile de les évoquer parce qu’elles sont typiques du fonctionnement de la pensée négatrice.

En premier lieu, les négationnistes utilisent tout le lexique désignant les récits légendaires et les fausses informations : par exemple Le Mensonge d’Ulysse (1950) par Paul Rassinier, The Hoax of the Twentieth Century (1976) par Arthur Butz, Der Auschwitz-Mythos. Legende oder Wirklichkeit ? (1979) par Wilhelm Stäglich, Le Mythe de l’extermination des juifs (1987) par Robert Faurisson. On trouve aussi les termes : rumeur, faux, escroquerie, bobard, bidonnage… Il n’est pas étonnant que les négationnistes aient tenté de récupérer les recherches sur la désinformation, les rumeurs et les légendes contemporaines (cf. Campion-Vincent, 2002).

En second lieu, seul le recours à l’idée de conspiration explique l’ampleur de ce qui est présenté par les négationnistes comme une gigantesque mystification. Les responsables du « mensonge historique » sont les sionistes et l’État d’Israël. Le négationnisme apparaît ainsi comme un avatar contemporain d’une longue série de croyances au complot juif.

En dernier lieu, la méthodologie négationniste est identique à celle de toutes les thèses négatrices : la recherche obsessionnelle des anomalies, des faits qui semblent heurter le bon sens, des « détails qui clochent ». La déconstruction de témoignages fragiles ou douteux est prétexte à rejeter l’ensemble des témoignages.

Les poursuites dont sont l’objet les négationnistes – par exemple en France la loi Gayssot du 13 juillet 1990 punit la contestation de l’existence de crimes contre l’humanité – ont pour effet de les confirmer dans leur délire paranoïde : ils sont pourchassés, pensent-ils, parce qu’ils disent la vérité. Leur théorie est devenue pour eux une foi, une religion.

II. LES PROVOCATIONS

Le paradoxe (étymologiquement para-, « contre », et doxa, « sens commun ») est une figure de rhétorique qui consiste à formuler des énoncés en apparence contraires à l’opinion commune ou aux données de l’expérience, mais qui contiennent pourtant des vérités éclairantes (Suhamy, 1981, pp. 118-119). Depuis Socrate, la formulation de paradoxes est une tactique philosophique pour réveiller les consciences, inciter à voir la réalité autrement. Et il est vrai que la philosophie, le progrès social ou les inventions scientifiques ont souvent été des négations du principe de réalité ou prétendu tel (par exemple « le plus lourd que l’air ne peut pas voler »).

Dans un but de démonstration, des auteurs ont rédigé des textes provocateurs qui semblent nier une vérité admise.

Par exemple l’ouvrage de Jean-Baptiste Pérès, Comme quoi Napoléon n’a jamais existé (1827), montre que l’Empereur n’est qu’un mythe solaire inventé par le peuple : Napoléon-Apollon, né au milieu de la mer à l’est et mort au milieu de la mer à l’ouest, culminant au soleil d’Austerlitz, entouré de douze maréchaux comme les douze signes du zodiaque ! Mais le texte est parodique. Dans une démonstration par l’absurde, Pérès critique les savants de son époque qui expliquent les mythes par l’astronomie : les héros mythiques et légendaires se réduisent à des représentations symboliques des astres. Le fondateur de cette école, qui se prolongera jusque dans les années 1870 avec Max Müller, est Charles Dupuis, auteur de l’Origine de tous les cultes, ou la Religion universelle (1795). Pérès s’amuse à traiter Napoléon comme l’un de ces saints légendaires dont la critique a montré l’inexistence historique.

Plus près de nous, sur un autre registre, Jean Baudrillard a publié son ouvrage La guerre du Golfe n’a pas eu lieu (1991). Par ce titre choc et tout au long de son texte, le sociologue et philosophe français du post-modernisme veut démontrer que ce conflit ne ressemble en rien à une guerre « classique » : pas de début (déclaration de guerre), ni de fin (armistice) ; pas d’adversaires aux forces à peu près égales (les USA fonctionnent en deçà de leurs propres forces – pas d’usage de la bombe atomique – et l’Irak au-delà de ses forces ; vainqueurs et vaincus sont connus à l’avance) ; pas de corps à corps sanguinaires ; pas de batailles décisives. Les pertes militaires sont sans commune mesure avec les guerres antérieures : 35 soldats américains tués, beaucoup plus chez les Irakiens où ce sont d’ailleurs surtout des civils qui ont péri sous les bombardements. La seule guerre visible a été celle mise en scène par la télévision, via CNN particulièrement, où les généraux, experts, présentateurs de télévision nous ont raconté une « guerre [qui] se regarde dans un miroir » (Baudrillard, 1991, p. 23). La guerre d’Irak en mars-avril 2003 a largement confirmé les analyses de Baudrillard. C’est ainsi qu’en ce qui concerne le nombre de morts dans les rangs de l’armée américaine, l’après-guerre s’est révélée beaucoup plus meurtrière (plus de 2000 morts) que la guerre elle-même (114 morts).

Certains lecteurs de l’Effroyable Imposture ont vu dans le livre de Thierry Meyssan une argumentation provocatrice du même type. L’auteur considérerait finalement comme secondaire le fait qu’un avion se soit écrasé ou non sur le Pentagone. Il se pourrait même que Meyssan ne croie pas lui-même à ses allégations sur le sujet ! En réalité, le but premier de Meyssan serait de dénoncer la puissance du clan militaro-industriel aux États-Unis et son influence sur une politique belliciste.

III. LES TROIS CARACTÉRISTIQUES DES RUMEURS NÉGATRICES

Les rumeurs et idées négatrices possèdent trois traits caractéristiques : une pensée hypercritique, la révélation d’une autre réalité et la dénonciation d’un complot.

1. La pensée hypercritique

Les rumeurs négatrices sont des rumeurs qui prétendent que des faits réels sont des rumeurs. C’est pourquoi les thèses négatrices, qui en sont la forme élaborée, se réclament explicitement du modèle scientifique de la critique historique. Celle-ci a souvent abouti, en effet, à démontrer que des événements ou des personnages (par exemple Remus et Romulus, saint Christophe ou Guillaume Tell) n’ont jamais existé.

Mais les négateurs pratiquent la critique historique sous une forme excessive dénoncée par les historiens, même les plus positivistes. Dès 1898, Langlois et Seignobos définissaient l’hypercritique dans leur célèbre Introduction aux études historiques :

« C’est l’excès de critique qui aboutit, aussi bien que l’ignorance la plus grossière, à des méprises. C’est l’application des procédés de la critique à des cas qui n’en sont pas justiciables. L’hypercritique est à la critique ce que la finasserie est à la finesse. Certaines gens flairent des rébus partout, même là où il n’y en a pas. Ils subtilisent sur des textes clairs au point de les rendre douteux, sous prétexte de les purger d’altérations imaginaires. Ils distinguent des traces de truquage dans des documents authentiques. État d’esprit singulier ! À force de se méfier de l’instinct de crédulité, on se prend à tout soupçonner. Il est à remarquer que plus la critique des textes et des sources réalise de progrès positifs, plus le péril d’hypercritique augmente. En effet, lorsque la critique de toutes les sources historiques aura été correctement opérée […] le bon sens commandera de s’arrêter. Mais on ne s’y résignera pas : on raffinera, comme on raffine déjà sur les textes les mieux établis, et ceux qui raffineront tomberont fatalement dans l’hypercritique. » (Langlois et Seignobos, 1992, p. 115.)

Cette citation s’applique parfaitement aux méthodes des négateurs. Pensons par exemple à la recherche minutieuse des indices pouvant laisser croire à la survie de Louis XVII ou des truquages dans les photos des atterrissages lunaires.

Les historiens contemporains ont repris cette mise en garde contre la défiance systématique :

« Pour eux [les “vieux maîtres positivistes”], la vertu première de l’historien devait être l’esprit critique : tout document, tout témoin sera pour commencer frappé de suspicion ; la défiance méthodique est la forme que prendra, appliqué à l’histoire, le principe cartésien du doute méthodique, point de départ de toute science ; systématiquement, on se demandera en face de tout document : le témoin a-t-il pu se tromper ? A-t-il voulu nous tromper ? L’image qu’il convient de nous faire de l’historien sera tout autre : non, il ne doit pas avoir en face des témoins du passé cette attitude renfrognée, tatillonne et hargneuse, celle du mauvais policier pour qui toute personne appelée à comparaître est a priori suspecte et tenue pour coupable jusqu’à preuve du contraire ; une telle surexcitation de l’esprit critique, loin d’être une qualité, serait pour l’historien un vice radical, le rendant pratiquement incapable de reconnaître la signification réelle, la portée, la valeur des documents qu’il étudie ; une telle attitude est aussi dangereuse en histoire que, dans la vie quotidienne, la peur d’être dupe, cette affectation que Stendhal aime à prêter à ses personnages (“je suppose toujours que la personne qui me parle veut me tromper”). » (Marrou, 1975, pp. 92-93.)

On ne saurait mieux décrire l’attitude paranoïde associée à l’hypercritique.

Confrontés aux contre-preuves qui démontrent la réalité des faits contestés, les tenants des rumeurs négatrices doivent entrer dans une spirale de négations afin de maintenir leur croyance. On a vu par exemple que si une femme, que la rumeur prétend être un homme, a un enfant, les négateurs doivent s’atteler à démontrer que la grossesse et l’accouchement ont été truqués. Ce mécanisme est analogue à celui du « doute hyperbolique » (Boudon, 1992, p. 149) qui doit être mis en œuvre par les tenants d’une théorie alternative B face à la multiplication des indices en faveur d’une théorie A. Raymond Boudon donne l’exemple de la rotondité de la Terre :

« À mesure que les observations facilement explicables par cette théorie [la Terre est ronde] et difficilement explicables par sa concurrente [la Terre est plate] s’accumulent [apparition des voiles d’un navire à l’horizon avant la coque, ombre courbe de la Terre projetée sur la Lune, photos prises par satellites, observations des astronautes], il devient de plus en plus coûteux de maintenir la seconde dans la course. » (Boudon, 1992, p. 148.)

2. La révélation d’une autre réalité

Toute rumeur négatrice s’accompagne d’un complément, une rumeur affirmatrice, qui substitue une nouvelle réalité à la réalité niée : tel personnage n’est pas mort, il vit ; tel autre personnage n’est pas celui qu’il prétend être, il ment sur la nature de son sexe ou il a été remplacé par un sosie ; aucun astronaute n’a marché sur la Lune, les scènes ont été tournées en studio sur Terre ; aucun avion ne s’est écrasé sur le Pentagone, c’est une explosion interne ou un missile, etc.

Cependant, les preuves de cette autre réalité sont difficiles à apporter. Non parce que cette autre réalité est illusoire, mais parce que les preuves ont été ou sont encore systématiquement supprimées ou cachées. Par qui ? La réponse se trouve dans la théorie du complot.

3. La dénonciation du complot

Si l’on nous ment, s’il y a imposture, il y a nécessairement des menteurs et des imposteurs. L’entreprise consistant à cacher sciemment au monde entier une réalité et à faire croire en une autre qui lui est substituée implique un plan concerté, l’existence d’un groupe organisé, ayant un pouvoir sur les médias. La désignation des comploteurs varie selon les époques et les pays : révolutionnaires, royalistes, francs-maçons, juifs, CIA, etc.

Véronique Campion-Vincent (2005a et 2005b) a bien montré que les puissances occultes malfaisantes étaient autrefois plutôt identifiées aux étrangers et aux « apatrides » alors qu’elles sont aujourd’hui placées au cœur même de l’État. Les négateurs utilisent fréquemment l’expression « vérité officielle », synonyme pour eux de mensonge, qui s’oppose à la vérité qu’ils dévoilent.

Si les journalistes nous disent ce qui se passe, les journalistes conspirationnistes nous disent ce qu’on nous cache. Une lettre d’information d’extrême-droite française, intitulée J’ai tout compris !, promet ainsi une « désintoxication mensuelle », « un passage en revue des faits, des événements, des chiffres, des réalités soigneusement cachés par le système », « une critique sévère des préjugés, des fausses informations, des bobards idéologiques », « des analyses […] qui dévoilent le dessous des cartes ». Cela confirme l’étude de Inglehart (1987) sur la plus grande réceptivité des extrémismes politiques, de gauche comme de droite, aux thèses conspirationnistes.

On note enfin une tendance au rapprochement des partisans des idées négatrices. Bien sûr, les défenseurs de la théorie de la Terre plate ont tout intérêt à adhérer à la rumeur niant les atterrissages lunaires ! On peut à la rigueur comprendre pourquoi les négateurs de l’attentat du Pentagone s’associent – avec prudence – aux négationnistes de la Shoah : une même position pro-arabe et anti-sioniste les rapproche. Mais c’est la même idéologie conspirationniste et la même vision manichéenne du monde (manipulateurs/manipulés) qui fait que Ralph Rene conteste à la fois les atterrissages lunaires et l’attentat du Pentagone. C’est aussi ce qui relie divers ouvrages des Éditions Carnot qui révèlent le cover-up concernant les OVNI (Nhart, 1999), le truquage de la NASA sur les atterrissages lunaires (Lheureux, 2000), le danger des téléphones portables (Carlo et Schram, 2001), le faux accident ayant provoqué la mort de Diana (Nhart, 2002), le pseudo-attentat du Pentagone (Meyssan, 2002a et 2002b), les influences de l’occultisme sur les gouvernements (Jumel, 2002) et les mensonges des écologistes (Croizé, 2002).

CONCLUSION

Nous pouvons supposer que les rumeurs et les idées négatrices seront de plus en plus fréquentes et de plus en plus visibles sur le marché de l’information (Taguieff, 2005). Il y a à cela trois raisons principales.

Tout d’abord, les sciences dures et les sciences humaines ont amené les intellectuels et le grand public cultivé à adhérer au relativisme cognitif (Boudon, 2003), c’est-à-dire à l’idée que la connaissance n’est ni objective, ni définitive. Cela conduit les gens à être plus réceptifs à toutes les théories alternatives aux connaissances communément admises. À la limite, on ne parle plus de réalité qui s’oppose à la non-réalité, mais d’une conception de la réalité qui s’oppose à une autre conception de la réalité, tout aussi valable.

En second lieu, les mensonges avérés des gouvernements (affaire du Watergate, qui a eu un impact profond ) ou bien la naïveté des médias répercutant des faits douteux (le « massacre » de Timisoara), ont amené le public à se méfier des déclarations officielles et des informations diffusées par la presse. De ce fait, les réseaux informels de communication (bouche à oreille, lettres confidentielles d’information, Web) acquièrent une crédibilité plus grande et font concurrence aux réseaux officiels.

En troisième et dernier lieu, nous sommes entrés dans un monde où la réalité et son simulacre, le vrai et le faux, sont de plus en plus confondus (Baudrillard, 1981 ; Eco, 1985). En témoignent la reality TV, les reality shows, les films mêlant images réelles et images de synthèse. En 1960, un épisode de la série The Twilight Zone intitulé « A World of Difference » (scénario Richard Matheson), montrait un homme d’affaires qui découvre que son bureau n’est qu’un décor de cinéma. Ce motif fantastique de la réalité factice deviendra presque vraisemblable trente-huit ans plus tard dans le film The Truman Show (Peter Weir, USA, 1998), où un Américain moyen mène une existence tranquille jusqu’à ce qu’il observe des failles dans sa vie quotidienne et découvre l’incroyable vérité : il est le personnage principal d’un feuilleton télévisé de reality show et tous les gens qui l’entourent, y compris son épouse, sont des acteurs qui jouent un rôle.

Le Web est emblématique de cette indifférenciation croissante. Nous avons montré ailleurs (Renard, 2002) qu’Internet tendait à rendre indiscernables les informations vérifiées et les rumeurs, la fiction et la réalité, l’homme et la machine (des programmes informatiques simulent la présence humaine), les distinctions d’âge, de statut social et de sexe (40 % des participants à des chatrooms et à des jeux en ligne changent leur identité sexuelle), enfin la séparation entre la vie privée et la vie publique (webcam retransmettant la vie privée).

La série fantastique X-Files (1993-2002), dont certains protagonistes (par exemple « l’homme à la cigarette ») symbolisent ces personnages mystérieux qui exercent un pouvoir occulte auprès du gouvernement, montre le succès des thèmes conspirationnistes dans l’imaginaire américain et occidental. Sous un angle plus réaliste, s’inspirant d’affaires réelles ayant éclaboussé des présidents des États-Unis, on peut citer le film Wag the Dog (Barry Levinson, USA, 1997 ; titre français : Des hommes d’influence). Le scénario raconte comment, à la Maison Blanche, la réélection du Président est menacée par un scandale sexuel : pour détourner l’attention de la population et rétablir la confiance des Américains envers leur Président, un conseiller politique s’associe à un cinéaste d’Hollywood pour lancer la rumeur d’une guerre en fabriquant de fausses images.

Nous rejoignons les conclusions de Inglehart (1987) observant que les générations de l’après-guerre dans les sociétés occidentales sont plus portées que les précédentes à se méfier de leurs gouvernants. La société postmoderne, parce qu’elle n’offre plus un système stable de catégorisation du réel, ne peut que favoriser les idées négatrices et conspirationnistes.

 

OUVRAGES CITÉS EN RÉFÉRENCE

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à propos de l'auteur
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Jean-Bruno Renard
Jean-Bruno Renard est professeur de sociologie à l’université de Montpellier III Paul Valéry. Il est notamment l'auteur de "Rumeurs et légendes urbaines" (PUF, coll. "Que sais-je ?", 2002).
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