Les masques tombent

Jeudi, un grand homme est entré au Panthéon. Pour l’ensemble de sa vie, marquée au coin du courage et de l'attachement aux droits de l'homme et aux libertés individuelles, mais aussi et surtout pour avoir porté le combat pour l’abolition de la peine de mort, ce « signe spécial et éternel de la barbarie » (Hugo). L'événement aurait pu être un moment de concorde nationale. Ce ne fut pas le cas. Au matin du 9 octobre, on apprenait la dégradation de la tombe de Robert Badinter, taguée de cette inscription à la peinture bleue :

« Eternelle est leur reconnaissance, les assassins, les pédos, les violeurs, la République le (Robert Badinter − ndlr) sanctifient ».

Parallèlement, une grande partie de la complosphère s’est enflammée pour dénoncer la panthéonisation de l'ancien ministre et président du Conseil constitutionnel. Souvent avec des mots d'une violence rare. Pour en prendre la mesure, il convient de s'y confronter.

Selon le « brigitologue » en chef Xavier Poussard (ancien directeur de la publication d'extrême droite Faits & Documents), Badinter aura contribué à « reconfigurer ce que l’on appelle aujourd’hui la communauté juive organisée et institutionnelle » pour « le compte de Guy de Rothschild ». Pour l'avocat pro-Kremlin Régis de Castelnau, qui dégringole du côté où il penchait depuis longtemps, « les Badinter ont été un rouage important et actif de l’organisation de la communauté juive ». Civitas International (qui a pris la suite de l'organisation Civitas France après sa dissolution par l'Etat) n’est pas en reste : « La devise des Badinter : la vie pour les assassins, la mort pour les enfants innocents. Il rejoint Simone Veil au Panthéon de la culture de mort... ». L’autre accusation qui affleure est celle d’un Badinter défenseur de pédophiles. Ainsi, AuBonTouiteFrançais lance : « J’ai le droit de dire que je suis pas fan des récentes "icônes" françaises, Simone Veil qui a empêché plein d’enfants de naître et Robert Badinter qui a permis à plein de pédophiles de continuer à sévir, ou bien c’est trop facho comme point de vue ? Je risque gros à dire ça ?… » Evidemment, Tocsin n'a pas pu s'empêcher de titrer sur le « traître » Badinter tandis que Cassandre Fristot, enseignante condamnée en 2021 pour avoir brandi une pancarte antisémite lors d'une manifestation anti-pass sanitaire a carrément accusé l'ancien garde des Sceaux de « satanisme ». Quant à l'activiste d'ultra-droite Hervé Ryssen, il décrit une séquence dans laquelle Badinter s'insurgeait contre « l'absurdité criminelle » du racisme et de l'antisémitisme en ces termes : « On y voit son visage déformé par quelque chose de très talmudique : un immense dégoût et une haine incandescente pour ce qu'il détestait le plus : l'injustice envers ses compatriotes. Et de toute évidence, ses compatriotes n'étaient pas les Français. Visionnez ce passage sur le plateau de télé avec Elise Lucet, par exemple. Voyez comment ce Robert Badinter puait la haine. » Arrêtons-nous là, la liste est encore bien longue.

Ces réactions décomplexées confirment que le centre de gravité de la complosphère se situe clairement à l’extrême droite. Non qu'on ne trouva pas, à gauche, en particulier du côté de la mouvance conspirationniste décoloniale, des commentaires comparables sur Robert Badinter. Mais ils demeurent l'exception. Et en dépit de ses efforts de façade pour montrer patte blanche et s'inscrire dans la normalité républicaine, l'extrême droite n'en finit pas d'être rattrapée par ses vieux réflexes. L'antisémitisme et les fantasmes complotistes qu'il charrie y sont encore bien présents, quoi qu'en pensent ceux qui, pour se rassurer, souscrivent à la thèse d'un phénomène de vases communicants avec l'extrême gauche. Les masques tombent.