Conspiracy Watch | l'Observatoire du conspirationnisme
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La matrice révolutionnaire du complotisme

Publié par Gilles Clavreul20 mai 2020,

Pour Gilles Clavreul, le diagnostic posé par Furet nous éclaire le complotisme sous un jour différent : il ne serait pas seulement une technique destinée à conquérir les esprits par la manipulation des faits, mais le ressort même d’une idéologie permettant aussi bien aux gouvernés de rejeter par principe tout pouvoir qu’aux gouvernants de justifier leur impuissance.

Penser la Révolution française, de François Furet (Gallimard, 1978, rééd. coll. Folio/Histoire, 1985).

Dans Penser la Révolution française, François Furet opère un rapprochement, digne d’être médité par tous ceux qui s’intéressent au conspirationnisme, entre complot et idéal révolutionnaire : « Si l’idée de complot est taillée dans la même étoffe que la conscience révolutionnaire, c’est qu’elle est une partie essentielle de ce qui est le fond même de cette conscience : un discours imaginaire sur le pouvoir ».

Il relève ainsi une dimension proprement politique du complotisme, là où il est usuel d’y voir un symptôme de nature psychologique ou l’effet de comportements sociaux. Sans méconnaître qu’il y a des dispositions individuelles et collectives à voir des complots partout, le diagnostic posé par Furet nous éclaire le phénomène complotiste sous un jour différent : il ne serait pas seulement une technique destinée à conquérir les esprits par la manipulation des faits, mais le ressort même, ou du moins l’un des ressorts, d’une idéologie.

Quel sens donner à cette formule énigmatique de « discours imaginaire sur le pouvoir » ? Faisons l’hypothèse qu’elle serve à caractériser l’essence de la Terreur, au moment où s’éprouve l’impossibilité d’atteindre à l’idéal d’unité du Peuple sous le seul empire de la commune Raison. Comment justifier cette contradiction radicale apportée par le réel, sinon par la désignation d’un ennemi aux mille visages, à la fois intérieur et extérieur, empêchant l’œuvre révolutionnaire de s’accomplir ? On comprend aisément l’usage pragmatique du complot : le pain manque, les rébellions s’accumulent, et si on ne peut ni calmer les Exagérés, ni radicaliser les Indulgents, il faut soit les rallier, soit les réduire. Dans tous les cas il faut un motif, une mise en récit de la menace. Cela permet aussi au pouvoir de se placer au centre du jeu, sans arbitrer entre des aspirations contradictoires, et en les désignant toutes comme suscitées par le même ennemi. En d’autres termes, le complot remplit une fonction : on l’utilise pour les besoins de la cause.

L’idée de Furet nous mène cependant un peu plus loin : en plaçant au-dessus des protagonistes qui se déchirent un principe qui leur est absolument supérieur, celui de la Vertu, Robespierre et Saint-Just consignent dans un au-delà inaccessible, et donc inattaquable, ce contre quoi leurs contradicteurs du moment sont censés conspirer. Incapables de se saisir de la réalité du pouvoir pour y imposer la Vertu, faute de s’imposer aux acteurs, les Terroristes fabriquent, avec le thème du complot contre-révolutionnaire, un discours sur l’innocence salie par des intérêts personnels nécessairement étrangers au salut public. C’est un moyen de théoriser leur échec en en rejetant la faute sur leurs adversaires. Un thème fécond s’origine dans ce discours : celui de l’impureté, de l’élément indésirable, du parasite, de l’agent qui corrompt, au double sens de la souillure et de la vénalité.

C’est bien un discours imaginaire, autrement dit un délire au sens étymologique de « sortir du sillon » ; et c’est un discours non pas de défense du pouvoir, car les Terroristes n’en ont pas réellement la maîtrise, mais bien un discours sur le pouvoir, lieu où se joue la supercherie d’une représentation impossible de la volonté du Peuple. Ainsi, la réalité du pouvoir s’exercerait toujours dans la coulisse, à l’abri des regards, l’inexistence de preuves du complot devenant la meilleure preuve de son existence, puisque les protagonistes se dissimulent pour mieux trahir. Cependant, en créant cette machine de guerre symbolique d’une redoutable efficacité, le complotisme terroriste signe, avec effet différé, son propre arrêt de mort : s’il se signifie à son tour en tant que pouvoir, ou même comme simple prétendant à son exercice, il devient lui-même suspect de la conspiration qu’il dénonce. Prophétisant régulièrement sa fin prochaine dans ses discours, Robespierre l’avait en quelque sorte pressenti.

On sait comment ce motif terroriste initial a pu se répéter lors de la révolution léniniste, et quel usage le régime stalinien a su en faire pour persévérer dans son être. Il est possible d’y voir un trait plus général des totalitarismes, ou au moins un caractère de la disposition totalitaire, par laquelle tout ce qui parait s’opposer à la réalisation de l’idéal, ou au retour à un ordre originaire mythique, doit être systématiquement combattu, réduit puis éliminé, idéologies, représentations artistiques, traces architecturales, religions ou peuples. Dans la grande diversité des formes conspirationnistes contemporaines, il est tentant d’y voir une forme dégradée, à la fois désabsolutisée et largement privatisée, de cette matrice complotiste originaire : la conspiration, quelle que soit son visage – Illuminati, juifs, francs-maçons, Big Pharma, Soros, LGBT, etc. – n’est plus la souillure qui empêche l’avènement du monde parfait, mais plus prosaïquement l’agent malveillant décidé à me nuire, à moi personnellement.

A la grande différence de leurs ancêtres lointains ou plus récents, collapsologues, anti-vax et autres survivalistes n’ont pas de projet de société très arrêté, sinon la ferme intention d’échapper au Grand Autre maléfique en ne comptant que sur eux-mêmes. C’est là, pourrait-on dire, une reformulation néo-libérale, individualiste et anti-système, de la matrice terroriste originelle. Cet hybride inattendu n’est ni de gauche, ni de droite : l’un semble certes plus hostile au capitalisme que l’autre, encore qu’ils se méfient l’un comme l’autre du libre-échange, mais pour le reste leur ennemi est fondamentalement le même : la démocratie confisquée par « l’État profond », cette infrastructure invisible qui dirige tout derrière une glace sans tain, surveille les individus grâce au numérique et intoxique les masses par la manipulation médiatique.  Il permet aussi bien aux gouvernés de rejeter par principe tout pouvoir, qu’aux gouvernants de justifier leur impuissance. Considérons le verre à moitié plein : ce complotisme s’est répandu, y compris parmi des couches relativement favorisées de la société, mais une bonne partie de son pouvoir de dévastation s’est émoussé. On peut y voir l’un des effets paradoxaux de la moyennisation démocratique théorisée par Tocqueville : le poison est plus répandu, mais plus dilué…

 

Voir aussi :

François Furet : « un discours imaginaire sur le pouvoir »

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Penser la Révolution française, de François Furet (Gallimard, 1978, rééd. coll. Folio/Histoire, 1985).

Dans Penser la Révolution française, François Furet opère un rapprochement, digne d’être médité par tous ceux qui s’intéressent au conspirationnisme, entre complot et idéal révolutionnaire : « Si l’idée de complot est taillée dans la même étoffe que la conscience révolutionnaire, c’est qu’elle est une partie essentielle de ce qui est le fond même de cette conscience : un discours imaginaire sur le pouvoir ».

Il relève ainsi une dimension proprement politique du complotisme, là où il est usuel d’y voir un symptôme de nature psychologique ou l’effet de comportements sociaux. Sans méconnaître qu’il y a des dispositions individuelles et collectives à voir des complots partout, le diagnostic posé par Furet nous éclaire le phénomène complotiste sous un jour différent : il ne serait pas seulement une technique destinée à conquérir les esprits par la manipulation des faits, mais le ressort même, ou du moins l’un des ressorts, d’une idéologie.

Quel sens donner à cette formule énigmatique de « discours imaginaire sur le pouvoir » ? Faisons l’hypothèse qu’elle serve à caractériser l’essence de la Terreur, au moment où s’éprouve l’impossibilité d’atteindre à l’idéal d’unité du Peuple sous le seul empire de la commune Raison. Comment justifier cette contradiction radicale apportée par le réel, sinon par la désignation d’un ennemi aux mille visages, à la fois intérieur et extérieur, empêchant l’œuvre révolutionnaire de s’accomplir ? On comprend aisément l’usage pragmatique du complot : le pain manque, les rébellions s’accumulent, et si on ne peut ni calmer les Exagérés, ni radicaliser les Indulgents, il faut soit les rallier, soit les réduire. Dans tous les cas il faut un motif, une mise en récit de la menace. Cela permet aussi au pouvoir de se placer au centre du jeu, sans arbitrer entre des aspirations contradictoires, et en les désignant toutes comme suscitées par le même ennemi. En d’autres termes, le complot remplit une fonction : on l’utilise pour les besoins de la cause.

L’idée de Furet nous mène cependant un peu plus loin : en plaçant au-dessus des protagonistes qui se déchirent un principe qui leur est absolument supérieur, celui de la Vertu, Robespierre et Saint-Just consignent dans un au-delà inaccessible, et donc inattaquable, ce contre quoi leurs contradicteurs du moment sont censés conspirer. Incapables de se saisir de la réalité du pouvoir pour y imposer la Vertu, faute de s’imposer aux acteurs, les Terroristes fabriquent, avec le thème du complot contre-révolutionnaire, un discours sur l’innocence salie par des intérêts personnels nécessairement étrangers au salut public. C’est un moyen de théoriser leur échec en en rejetant la faute sur leurs adversaires. Un thème fécond s’origine dans ce discours : celui de l’impureté, de l’élément indésirable, du parasite, de l’agent qui corrompt, au double sens de la souillure et de la vénalité.

C’est bien un discours imaginaire, autrement dit un délire au sens étymologique de « sortir du sillon » ; et c’est un discours non pas de défense du pouvoir, car les Terroristes n’en ont pas réellement la maîtrise, mais bien un discours sur le pouvoir, lieu où se joue la supercherie d’une représentation impossible de la volonté du Peuple. Ainsi, la réalité du pouvoir s’exercerait toujours dans la coulisse, à l’abri des regards, l’inexistence de preuves du complot devenant la meilleure preuve de son existence, puisque les protagonistes se dissimulent pour mieux trahir. Cependant, en créant cette machine de guerre symbolique d’une redoutable efficacité, le complotisme terroriste signe, avec effet différé, son propre arrêt de mort : s’il se signifie à son tour en tant que pouvoir, ou même comme simple prétendant à son exercice, il devient lui-même suspect de la conspiration qu’il dénonce. Prophétisant régulièrement sa fin prochaine dans ses discours, Robespierre l’avait en quelque sorte pressenti.

On sait comment ce motif terroriste initial a pu se répéter lors de la révolution léniniste, et quel usage le régime stalinien a su en faire pour persévérer dans son être. Il est possible d’y voir un trait plus général des totalitarismes, ou au moins un caractère de la disposition totalitaire, par laquelle tout ce qui parait s’opposer à la réalisation de l’idéal, ou au retour à un ordre originaire mythique, doit être systématiquement combattu, réduit puis éliminé, idéologies, représentations artistiques, traces architecturales, religions ou peuples. Dans la grande diversité des formes conspirationnistes contemporaines, il est tentant d’y voir une forme dégradée, à la fois désabsolutisée et largement privatisée, de cette matrice complotiste originaire : la conspiration, quelle que soit son visage – Illuminati, juifs, francs-maçons, Big Pharma, Soros, LGBT, etc. – n’est plus la souillure qui empêche l’avènement du monde parfait, mais plus prosaïquement l’agent malveillant décidé à me nuire, à moi personnellement.

A la grande différence de leurs ancêtres lointains ou plus récents, collapsologues, anti-vax et autres survivalistes n’ont pas de projet de société très arrêté, sinon la ferme intention d’échapper au Grand Autre maléfique en ne comptant que sur eux-mêmes. C’est là, pourrait-on dire, une reformulation néo-libérale, individualiste et anti-système, de la matrice terroriste originelle. Cet hybride inattendu n’est ni de gauche, ni de droite : l’un semble certes plus hostile au capitalisme que l’autre, encore qu’ils se méfient l’un comme l’autre du libre-échange, mais pour le reste leur ennemi est fondamentalement le même : la démocratie confisquée par « l’État profond », cette infrastructure invisible qui dirige tout derrière une glace sans tain, surveille les individus grâce au numérique et intoxique les masses par la manipulation médiatique.  Il permet aussi bien aux gouvernés de rejeter par principe tout pouvoir, qu’aux gouvernants de justifier leur impuissance. Considérons le verre à moitié plein : ce complotisme s’est répandu, y compris parmi des couches relativement favorisées de la société, mais une bonne partie de son pouvoir de dévastation s’est émoussé. On peut y voir l’un des effets paradoxaux de la moyennisation démocratique théorisée par Tocqueville : le poison est plus répandu, mais plus dilué…

 

Voir aussi :

François Furet : « un discours imaginaire sur le pouvoir »

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à propos de l'auteur
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Gilles Clavreul
Gilles Clavreul est préfet, ancien Délégué interministériel à la lutte contre le racisme, l'antisémitisme et la haine anti-LGBT, actuel délégué général du club de pensée républicain et progressiste L'Aurore.
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