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Pierre Lagrange, les soucoupes volantes et la théorie du complot

Publié par La Rédaction18 juillet 2009

Pierre Lagrange, les soucoupes volantes et la théorie du complot

La thèse d'un gigantesque complot d'Etat visant à dissimuler la « vérité » sur les extraterrestres est plus répandue qu’on ne le pense. C’est pourquoi il faut saluer le Monde diplomatique d’avoir ouvert ses colonnes ce mois-ci à un article de Pierre Lagrange intitulé « Ovnis et théorie du complot » (pp. 12-13).

Quelques remarques préliminaires sont toutefois nécessaires avant de continuer plus avant. La question des ovnis est en effet un véritable terrain miné où s’affrontent « sceptiques » (qui n’y croient pas) et « ufologues » (qui y croient). Ce grand partage se double d’une controverse épistémologique entre, d’une part, les tenants d’une approche rationaliste, qui contestent le caractère scientifique de l’hypothèse extraterrestre défendue par un grand nombre d’ufologues et, d’autre part, les relativistes qui, rejetant la distinction classique entre sciences et « parasciences » (ou pseudosciences), considèrent que certains domaines de la connaissance se prêtent mal, par leur nature même, aux processus classiques d’administration de la preuve.

Pierre Lagrange, les soucoupes volantes et la théorie du complot

Sociologue spécialisé dans l’étude du paranormal et collaborant notamment à la presse ufologique, Pierre Lagrange instruit le procès du rationalisme, inapproprié selon lui pour rendre compte de certains phénomènes comme celui des ovnis. Laissant en suspens la question de l’existence des extraterrestres, il plaide pour une approche « irréductionniste » des ovnis qui ferait place à « de nouvelles catégories de faits définis selon d’autres critères que ceux du laboratoire ».

La première partie du texte de Pierre Lagrange retrace la généalogie des thèses conspirationnistes qui se sont développées autour des ovnis.

C’est à partir de 1947, date à laquelle apparaissent les premiers témoignages relatant l’observation d’« objets volants non-identifiés », que commence à germer, aux Etats-Unis, l’idée selon laquelle la vérité sur les soucoupes volantes serait dissimulée au grand public. La thèse se popularise en 1950, année de la publication du best-seller de Franck Scully, Behind the Flying Saucers. Des citoyens ne tardent pas à s’organiser et, en 1956, est créé le National Investigations Committe on Aerial Phenomena (Nicap), une association soupçonnant l’US Air Force d’être en possession d’indices prouvant l’existence d’une vie extraterrestre. Le Nicap attirera en son sein plusieurs personnalités médiatiques et politiques et jusqu’au premier directeur de la CIA, Roscoe Hillenkoetter.

Dans les années qui suivent, les mythes les plus farfelus apparaissent – dont celui des fameux hommes en noir, les Men in Black. La controverse sur les ovnis prend une telle ampleur que le Pentagone met en place une commission scientifique placée sous la direction du physicien Edward Condon. Ses conclusions tombent en 1968. Elles font l’effet d’un couperet : les ovnis ne présentent aucun intérêt scientifique.

En 1987, l’apparition de documents expédiés sous pli anonyme et présentés comme « ultra-secrets » lancent l’affaire de Roswell : quarante ans plus tôt, le président Harry Truman aurait décidé la création d’une officine gouvernementale, le MJ-12, chargée de gérer l’incident et de le dissimuler au public. La publication de ces documents aura un tel retentissement que les histoires d’enlèvements par des extraterrestres se multiplient alors comme jamais auparavant.

Puis, « en 1990, des individus étrangers à la scène ufologique commencent à diffuser des révélations sur le réseau Internet naissant. Liés à l’extrême droite américaine, parfois anciens militaires, ils prétendent détenir des informations sur l’existence d’un Watergate cosmique. De telles thèses favorisent la publication d’une littérature de plus en plus délirante sur le "grand complot" ». De là se développe un récit complotiste auquel le succès de la série X-Files « conférera le statut de mythologie populaire ».

Les derniers paragraphes de l’article confirment que Pierre Lagrange ne s’intéresse pas seulement au conspirationnisme « ufologique » mais aussi – sinon surtout – aux effets de disqualification d’un discours « rationaliste » sur l’hypothèse selon laquelle des vaisseaux extraterrestres seraient bel et bien venus visiter la Terre. « La question n’est pas "pourquoi les gens croient-ils aux soucoupes volantes ?" écrit-il dans un texte publié sur la version web du Monde diplomatique, mais "pourquoi veut-on réduire ce sujet à être une simple croyance ?" Pourquoi, alors même que le débat générait du doute, a-t-on voulu réduire cette histoire à une "croyance populaire" ? » Lagrange estime en effet que les ufologues comptent « quelques esprits rigoureux » et qu’il ne saurait être question de tous les caricaturer en « amateurs de théories du complot ».

Est-ce à dire que le phénomène des ovnis est étranger à tout facteur psychologique ? Les premières observations d’ovnis, par exemple, sont communément replacées dans leur contexte politique, celui de la Guerre froide, marqué par un climat de paranoïa dont témoigne bien l’épisode maccarthyste. Or, pour Lagrange, « cette explication sociohistorique des événements relève de la plus haute fantaisie » (sic). Revenant sur l’affaire Kenneth Arnold (un pilote ayant observé des engins inconnus dans le ciel en 1947), le sociologue relève qu’aucun journaliste ni personne d’autre n’a, à l’époque, « pensé à la tension entre les deux grandes puissances » pour expliquer les observations du pilote. Mais le fait que ces phénomènes n’aient pas été immédiatement interprétés comme étant des aéronefs soviétiques invalide-t-il pour autant l’hypothèse selon laquelle la menace de la guerre aurait produit des effets psychologiques inconscients tendant à alimenter la peur d’une invasion étrangère – « extraterrestre » en l’occurrence ?

P
ierre Lagrange échoue à convaincre lorsqu’il explique que « la culture scientifique (…) repose, elle aussi, sur une théorie du complot "originaire" ». Si l’affrontement titanesque entre la Raison d’un côté et l’Obscurantisme de l’autre, que cristallise le procès de Galilée, peut avoir valeur de « mythe fondateur » pour la science moderne, il n’en demeure pas moins que les bûchers de l’Inquisition étaient bien réels. C’est en s'émancipant de la tutelle de l’Eglise et de l’emprise de la croyance religieuse sur la société que la culture scientifique a pu s'imposer et se diffuser. Cela est patent, encore aujourd’hui aux Etats-Unis, avec l’opposition farouche existant entre les partisans de la théorie de l’évolution et les créationnistes, issus pour la plupart de la droite chrétienne fondamentaliste. Faut-il vraiment ranger ceux qui s’inquiètent de la possibilité d’une telle régression parmi les partisans d’une « théorie du complot » contre la science ?Selon Lagrange, les conspirationnistes seraient les premiers à manifester leur « adhésion à une vision rationaliste, "héroïque", de la science », point de vue qu’il avait déjà développé l’année dernière, dans un entretien au journal Libération, ou encore au micro de Natacha Quester-Séméon pour le site Mémoire Vive, à l'occasion du cinquième anniversaire des attentats du 11-Septembre. Mais ne peut-on pas de nouveau objecter que, dans la mesure où il s’autorise les raisonnements les plus scabreux, le « rationalisme » revendiqué par les conspirationnistes a tout de caricatural ?

Enfin, reste la question du positionnement épistémologique de Lagrange qui semble considérer que, les parasciences échappant aux processus habituels d’administration de la preuve, il convient d’imaginer de nouvelles procédures de validation du savoir. Or, la volonté de se soustraire à de tels processus d’administration de la preuve rejoint l’un des leitmotivs du discours conspirationniste, selon lequel la meilleure « preuve » d’un complot résiderait, précisément, dans l'impossibilité d'en apporter une preuve indiscutable et définitive.

N.B. : Pour un aperçu du « conspirationnisme ufologique », on se reportera à la critique de l’article de Pierre Lagrange par l’ufologue français Gilles Bourdais, lequel dénonce sur son blog une « politique du secret » (sic) au sujet des extraterrestres. Aux antipodes de ce point de vue, on trouvera une approche « rationaliste » dans un billet consacré à Pierre Lagrange sur le site du blogueur « sceptique » Jean-Michel Abrassart.

Voir aussi :
* Pierre Lagrange, « Ovni soit qui mal y pense », Libération, 21 juillet 1999.

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Pierre Lagrange, les soucoupes volantes et la théorie du complot

La thèse d'un gigantesque complot d'Etat visant à dissimuler la « vérité » sur les extraterrestres est plus répandue qu’on ne le pense. C’est pourquoi il faut saluer le Monde diplomatique d’avoir ouvert ses colonnes ce mois-ci à un article de Pierre Lagrange intitulé « Ovnis et théorie du complot » (pp. 12-13).

Quelques remarques préliminaires sont toutefois nécessaires avant de continuer plus avant. La question des ovnis est en effet un véritable terrain miné où s’affrontent « sceptiques » (qui n’y croient pas) et « ufologues » (qui y croient). Ce grand partage se double d’une controverse épistémologique entre, d’une part, les tenants d’une approche rationaliste, qui contestent le caractère scientifique de l’hypothèse extraterrestre défendue par un grand nombre d’ufologues et, d’autre part, les relativistes qui, rejetant la distinction classique entre sciences et « parasciences » (ou pseudosciences), considèrent que certains domaines de la connaissance se prêtent mal, par leur nature même, aux processus classiques d’administration de la preuve.

Pierre Lagrange, les soucoupes volantes et la théorie du complot

Sociologue spécialisé dans l’étude du paranormal et collaborant notamment à la presse ufologique, Pierre Lagrange instruit le procès du rationalisme, inapproprié selon lui pour rendre compte de certains phénomènes comme celui des ovnis. Laissant en suspens la question de l’existence des extraterrestres, il plaide pour une approche « irréductionniste » des ovnis qui ferait place à « de nouvelles catégories de faits définis selon d’autres critères que ceux du laboratoire ».

La première partie du texte de Pierre Lagrange retrace la généalogie des thèses conspirationnistes qui se sont développées autour des ovnis.

C’est à partir de 1947, date à laquelle apparaissent les premiers témoignages relatant l’observation d’« objets volants non-identifiés », que commence à germer, aux Etats-Unis, l’idée selon laquelle la vérité sur les soucoupes volantes serait dissimulée au grand public. La thèse se popularise en 1950, année de la publication du best-seller de Franck Scully, Behind the Flying Saucers. Des citoyens ne tardent pas à s’organiser et, en 1956, est créé le National Investigations Committe on Aerial Phenomena (Nicap), une association soupçonnant l’US Air Force d’être en possession d’indices prouvant l’existence d’une vie extraterrestre. Le Nicap attirera en son sein plusieurs personnalités médiatiques et politiques et jusqu’au premier directeur de la CIA, Roscoe Hillenkoetter.

Dans les années qui suivent, les mythes les plus farfelus apparaissent – dont celui des fameux hommes en noir, les Men in Black. La controverse sur les ovnis prend une telle ampleur que le Pentagone met en place une commission scientifique placée sous la direction du physicien Edward Condon. Ses conclusions tombent en 1968. Elles font l’effet d’un couperet : les ovnis ne présentent aucun intérêt scientifique.

En 1987, l’apparition de documents expédiés sous pli anonyme et présentés comme « ultra-secrets » lancent l’affaire de Roswell : quarante ans plus tôt, le président Harry Truman aurait décidé la création d’une officine gouvernementale, le MJ-12, chargée de gérer l’incident et de le dissimuler au public. La publication de ces documents aura un tel retentissement que les histoires d’enlèvements par des extraterrestres se multiplient alors comme jamais auparavant.

Puis, « en 1990, des individus étrangers à la scène ufologique commencent à diffuser des révélations sur le réseau Internet naissant. Liés à l’extrême droite américaine, parfois anciens militaires, ils prétendent détenir des informations sur l’existence d’un Watergate cosmique. De telles thèses favorisent la publication d’une littérature de plus en plus délirante sur le "grand complot" ». De là se développe un récit complotiste auquel le succès de la série X-Files « conférera le statut de mythologie populaire ».

Les derniers paragraphes de l’article confirment que Pierre Lagrange ne s’intéresse pas seulement au conspirationnisme « ufologique » mais aussi – sinon surtout – aux effets de disqualification d’un discours « rationaliste » sur l’hypothèse selon laquelle des vaisseaux extraterrestres seraient bel et bien venus visiter la Terre. « La question n’est pas "pourquoi les gens croient-ils aux soucoupes volantes ?" écrit-il dans un texte publié sur la version web du Monde diplomatique, mais "pourquoi veut-on réduire ce sujet à être une simple croyance ?" Pourquoi, alors même que le débat générait du doute, a-t-on voulu réduire cette histoire à une "croyance populaire" ? » Lagrange estime en effet que les ufologues comptent « quelques esprits rigoureux » et qu’il ne saurait être question de tous les caricaturer en « amateurs de théories du complot ».

Est-ce à dire que le phénomène des ovnis est étranger à tout facteur psychologique ? Les premières observations d’ovnis, par exemple, sont communément replacées dans leur contexte politique, celui de la Guerre froide, marqué par un climat de paranoïa dont témoigne bien l’épisode maccarthyste. Or, pour Lagrange, « cette explication sociohistorique des événements relève de la plus haute fantaisie » (sic). Revenant sur l’affaire Kenneth Arnold (un pilote ayant observé des engins inconnus dans le ciel en 1947), le sociologue relève qu’aucun journaliste ni personne d’autre n’a, à l’époque, « pensé à la tension entre les deux grandes puissances » pour expliquer les observations du pilote. Mais le fait que ces phénomènes n’aient pas été immédiatement interprétés comme étant des aéronefs soviétiques invalide-t-il pour autant l’hypothèse selon laquelle la menace de la guerre aurait produit des effets psychologiques inconscients tendant à alimenter la peur d’une invasion étrangère – « extraterrestre » en l’occurrence ?

P
ierre Lagrange échoue à convaincre lorsqu’il explique que « la culture scientifique (…) repose, elle aussi, sur une théorie du complot "originaire" ». Si l’affrontement titanesque entre la Raison d’un côté et l’Obscurantisme de l’autre, que cristallise le procès de Galilée, peut avoir valeur de « mythe fondateur » pour la science moderne, il n’en demeure pas moins que les bûchers de l’Inquisition étaient bien réels. C’est en s'émancipant de la tutelle de l’Eglise et de l’emprise de la croyance religieuse sur la société que la culture scientifique a pu s'imposer et se diffuser. Cela est patent, encore aujourd’hui aux Etats-Unis, avec l’opposition farouche existant entre les partisans de la théorie de l’évolution et les créationnistes, issus pour la plupart de la droite chrétienne fondamentaliste. Faut-il vraiment ranger ceux qui s’inquiètent de la possibilité d’une telle régression parmi les partisans d’une « théorie du complot » contre la science ?Selon Lagrange, les conspirationnistes seraient les premiers à manifester leur « adhésion à une vision rationaliste, "héroïque", de la science », point de vue qu’il avait déjà développé l’année dernière, dans un entretien au journal Libération, ou encore au micro de Natacha Quester-Séméon pour le site Mémoire Vive, à l'occasion du cinquième anniversaire des attentats du 11-Septembre. Mais ne peut-on pas de nouveau objecter que, dans la mesure où il s’autorise les raisonnements les plus scabreux, le « rationalisme » revendiqué par les conspirationnistes a tout de caricatural ?

Enfin, reste la question du positionnement épistémologique de Lagrange qui semble considérer que, les parasciences échappant aux processus habituels d’administration de la preuve, il convient d’imaginer de nouvelles procédures de validation du savoir. Or, la volonté de se soustraire à de tels processus d’administration de la preuve rejoint l’un des leitmotivs du discours conspirationniste, selon lequel la meilleure « preuve » d’un complot résiderait, précisément, dans l'impossibilité d'en apporter une preuve indiscutable et définitive.

N.B. : Pour un aperçu du « conspirationnisme ufologique », on se reportera à la critique de l’article de Pierre Lagrange par l’ufologue français Gilles Bourdais, lequel dénonce sur son blog une « politique du secret » (sic) au sujet des extraterrestres. Aux antipodes de ce point de vue, on trouvera une approche « rationaliste » dans un billet consacré à Pierre Lagrange sur le site du blogueur « sceptique » Jean-Michel Abrassart.

Voir aussi :
* Pierre Lagrange, « Ovni soit qui mal y pense », Libération, 21 juillet 1999.

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