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Affaire Skripal : comment la diplomatie russe utilise les théories du complot

Publié par Donara Barojan17 septembre 2018, ,

Les récents développements de l’affaire Skripal renseignent une nouvelle fois sur la manière dont le Kremlin instrumentalise les réseaux sociaux et les théories du complot pour brouiller les pistes.

Conférence de presse de la police de Londres, 5 septembre 2018 (capture d'écran ; image BBC News)

Les missions diplomatiques russes et les médias contrôlés par le Kremlin ont lancé une nouvelle campagne de désinformation complotiste concernant les preuves des empoisonnements de Sergueï et Ioulia Skripal.

Les postes diplomatiques de la Fédération de Russie sont de longue date identifiés comme des sources de falsification pure et simple, allant bien au-delà de la promotion de la politique russe. Leurs comportements passés, consistant par exemple à reprendre des arguments diffusés par des théoriciens du complot notoires, illustrent à quel point ils ont adapté leur communication aux normes du débat en ligne.

Le 5 septembre dernier, les autorités britanniques ont publié des photos et les noms des deux suspects impliqués dans la tentative d'assassinat ayant visé Sergei et Julia Skripal, l'empoisonnement du sergent-détective Nick Bailey et Charlie Rowley, et la mort de sa compagne, Dawn Sturgess. Le gouvernement a déclaré que les deux hommes [Alexandre Petrov et Ruslan Boshirov - ndt] étaient des ressortissants russes, considérés comme travaillant pour le renseignement militaire russe.

Au total, la police métropolitaine a publié 15 photos prises à partir de caméras de surveillance et de caméras aéroportuaires, accompagnées d’une chronologie détaillée des mouvements des deux hommes, fournissant le corpus de preuves le plus complet à ce jour sur le parcours des accusées et les méthodes qu’ils ont utilisées.

À la lumière de ces révélations, les comptes de la diplomatie russe sur les réseaux sociaux et ses médias ont lancé une vaste campagne visant à discréditer les preuves fournies par les autorités britanniques, s’appuyant sur des théories du complot provenant des réseaux sociaux pour semer la confusion à propos des coupables dans l’affaire Skripal.

Théorie du complot n° 1 : l’horodatage

Un jour après que Scotland Yard a publié les noms des deux suspects assorti des images de vidéosurveillance, l’ambassade de Russie en Afrique du Sud a publié un tweet mettant en doute l’authenticité des images.

Le tweet a amplifié une théorie du complot initialement publiée sur Twitter par un ancien diplomate britannique reconverti dans le complotisme : Craig Murray.

Dans le tweet et l'article auquel il se rapportait, Murray affirmait que les images de vidéosurveillance avaient été fabriquées parce que les images des deux suspects passant chacun par une porte de sécurité à l'aéroport de Gatwick avaient le même horodatage. Or, selon Murray, cela serait impossible : « Les deux hommes occupent exactement le même espace à l'aéroport de Gatwick ». Sauf que l'aéroport de Gatwick a trois portes de ce type côte à côte. En d’autres termes, les deux suspects sont passés par deux portes différentes au même moment.

Malgré le fait que cette théorie du complot ait fait l’objet d’un debunking très diffusé, l’ambassade de Russie en Afrique du Sud l’a partagée sur Twitter.

La théorie du complot a encore été amplifiée par les médias pro-Kremlin, notamment ZeroHedge, NYE Bevan News et AntiMedia. La thèse complotiste est devenue virale, partagée 36 000 fois sur Facebook, Twitter et Reddit et devenant la deuxième publication comprenant le mot « Skripal » la plus partagée sur les réseaux sociaux entre le 3 septembre et le 10 septembre 2018.

Murray lui-même a été contraint de revenir sur ce qu’il avait écrit, admettant dans une mise à jour à la fin de son article que « cela pourrait être un faux-fuyant ». AntiMedia a également publié une mise à jour indiquant :

« Compte tenu de la conception de l’aéroport, il est possible qu’ils aient pu passer par différentes portes au même instant ».

Le site NYE Bevan News s’est quant à lui enfoncé un peu plus dans la théorie du complot en avançant que, même si les deux hommes étaient en train de passer par deux couloirs différents, l’extrême synchronicité de leur passage demeurait « problématique ». Zero Hedge n’a publié aucune correction.

Théorie du complot n° 2 : les vêtements

Une autre théorie du complot relayée par les comptes diplomatiques russes sur les réseaux sociaux a porté sur les vêtements des suspects, censés prouver les « incohérences » de la version des autorités britanniques.

Par exemple, l'ambassade de Russie au Royaume-Uni a tweeté deux images, côte à côte : celle d’un des deux suspects portant des vêtements de tous les jours et une autre de deux hommes portant des combinaisons de protection, à Salisbury, suggérant que les deux suspects n’auraient pas pu manipuler du Novitchok sans un tel équipement.

Contrairement à ce que laisse entendre ce tweet, la police britannique a indiqué que les deux suspects transportaient le Novitchok dans un flacon de parfum fermé, alors que les personnes que l’on voit intervenir dans l’image munis d’un équipement de protection avaient affaire à un agent chimique inconnu déjà libéré, dont ils ignoraient la concentration, l’étendue et la nature.

Théorie du complot n° 3 : agents véreux et preuves falsifiées

George Galloway, collaborateur de RT et ancien homme politique au Royaume-Uni, a formulé un certain nombre de thèses contestant les preuves britanniques dans une tribune pour RT, suggérant que les deux agents russes avaient rendez-vous avec les Skripal quand tout à coup « les choses se seraient mises à mal tourner », ou insinuant que le temps pris par les autorités britanniques pour publier les images montrerait qu’elles ont été trafiquées.

Considérant toutefois qu’il n’existe aucune preuve suggérant que les Skripal connaissaient leurs agresseurs ou que les images de vidéosurveillance ont été modifiées de quelque manière que ce soit, les accusations de Galloway ne peuvent être tenues pour fondées.

La thèse de Galloway a été relayé par l’ambassade de Russie en Afrique du Sud qui a tweeté ce qui suit :

L’ambassade de Russie au Royaume-Uni a fait entendre un son de cloche similaire en partageant deux tweets laissant entendre que les preuves fournies par les autorités britanniques avaient été trafiquées car, comme en 2003 [allusion au mensonge de l’Administration Bush sur la présence d’armes de destruction massives en Irak - ndt], l’accusation d’utilisation d’armes chimiques repose sur « des informations issues des services de renseignements ».

Diversion éhontée

Au lieu d'attaquer les preuves publiées par les autorités britanniques, le site russe Sputnik, un média contrôlé par le Kremlin, a tenté de détourner l’attention en traitant de la violence par armes à feu et armes blanches en Grande-Bretagne.

Dans un article intitulé « Anarchie au Royaume-Uni », le contributeur de Sputnik, Jon Gaunt, connu pour sa défense du militant d'extrême droite Tommy Robinson, a écrit que « les gens se soucient plus de la manipulation des armes, des coups de couteau et des jets d'acide que de ce spectacle pour enfants autour du danger du soi-disant Novitchok ».

Populaire sur les réseaux sociaux

Selon des données recueillies entre le 4 et le 11 septembre, les articles émanant de médias contrôlés par le Kremlin concernant l'enquête Skripal ont été largement diffusés en ligne, représentant 37% de l’ensemble du trafic sur le sujet sur les plateformes Facebook, Twitter, Reddit et Pinterest.

Source : Buzzsumo.

Conclusion

Les tentatives officielles de la Russie d’attaquer les preuves fournies par le gouvernement britannique en créant et en relayant les théories du complot permettent de mieux comprendre les opérations de désinformation russes. Premièrement, elles montrent que la Russie se sert des comptes de ses postes diplomatiques sur les réseaux sociaux comme d’armes de désinformation. Deuxièmement, elles révèlent la dépendance du Kremlin à l’égard d’acteurs nationaux de second plan pour mettre au point des narratifs et des sujets de discussion. Troisièmement, elles confirment que les narratifs du Kremlin sont toujours très puissants sur les réseaux sociaux et révèle que certains citoyens britanniques croient ces campagnes de désinformation plutôt que leurs propres dirigeants démocratiquement élus ou que des médias libres et indépendants.

 

Source :

 

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Conférence de presse de la police de Londres, 5 septembre 2018 (capture d'écran ; image BBC News)

Les missions diplomatiques russes et les médias contrôlés par le Kremlin ont lancé une nouvelle campagne de désinformation complotiste concernant les preuves des empoisonnements de Sergueï et Ioulia Skripal.

Les postes diplomatiques de la Fédération de Russie sont de longue date identifiés comme des sources de falsification pure et simple, allant bien au-delà de la promotion de la politique russe. Leurs comportements passés, consistant par exemple à reprendre des arguments diffusés par des théoriciens du complot notoires, illustrent à quel point ils ont adapté leur communication aux normes du débat en ligne.

Le 5 septembre dernier, les autorités britanniques ont publié des photos et les noms des deux suspects impliqués dans la tentative d'assassinat ayant visé Sergei et Julia Skripal, l'empoisonnement du sergent-détective Nick Bailey et Charlie Rowley, et la mort de sa compagne, Dawn Sturgess. Le gouvernement a déclaré que les deux hommes [Alexandre Petrov et Ruslan Boshirov - ndt] étaient des ressortissants russes, considérés comme travaillant pour le renseignement militaire russe.

Au total, la police métropolitaine a publié 15 photos prises à partir de caméras de surveillance et de caméras aéroportuaires, accompagnées d’une chronologie détaillée des mouvements des deux hommes, fournissant le corpus de preuves le plus complet à ce jour sur le parcours des accusées et les méthodes qu’ils ont utilisées.

À la lumière de ces révélations, les comptes de la diplomatie russe sur les réseaux sociaux et ses médias ont lancé une vaste campagne visant à discréditer les preuves fournies par les autorités britanniques, s’appuyant sur des théories du complot provenant des réseaux sociaux pour semer la confusion à propos des coupables dans l’affaire Skripal.

Théorie du complot n° 1 : l’horodatage

Un jour après que Scotland Yard a publié les noms des deux suspects assorti des images de vidéosurveillance, l’ambassade de Russie en Afrique du Sud a publié un tweet mettant en doute l’authenticité des images.

Le tweet a amplifié une théorie du complot initialement publiée sur Twitter par un ancien diplomate britannique reconverti dans le complotisme : Craig Murray.

Dans le tweet et l'article auquel il se rapportait, Murray affirmait que les images de vidéosurveillance avaient été fabriquées parce que les images des deux suspects passant chacun par une porte de sécurité à l'aéroport de Gatwick avaient le même horodatage. Or, selon Murray, cela serait impossible : « Les deux hommes occupent exactement le même espace à l'aéroport de Gatwick ». Sauf que l'aéroport de Gatwick a trois portes de ce type côte à côte. En d’autres termes, les deux suspects sont passés par deux portes différentes au même moment.

Malgré le fait que cette théorie du complot ait fait l’objet d’un debunking très diffusé, l’ambassade de Russie en Afrique du Sud l’a partagée sur Twitter.

La théorie du complot a encore été amplifiée par les médias pro-Kremlin, notamment ZeroHedge, NYE Bevan News et AntiMedia. La thèse complotiste est devenue virale, partagée 36 000 fois sur Facebook, Twitter et Reddit et devenant la deuxième publication comprenant le mot « Skripal » la plus partagée sur les réseaux sociaux entre le 3 septembre et le 10 septembre 2018.

Murray lui-même a été contraint de revenir sur ce qu’il avait écrit, admettant dans une mise à jour à la fin de son article que « cela pourrait être un faux-fuyant ». AntiMedia a également publié une mise à jour indiquant :

« Compte tenu de la conception de l’aéroport, il est possible qu’ils aient pu passer par différentes portes au même instant ».

Le site NYE Bevan News s’est quant à lui enfoncé un peu plus dans la théorie du complot en avançant que, même si les deux hommes étaient en train de passer par deux couloirs différents, l’extrême synchronicité de leur passage demeurait « problématique ». Zero Hedge n’a publié aucune correction.

Théorie du complot n° 2 : les vêtements

Une autre théorie du complot relayée par les comptes diplomatiques russes sur les réseaux sociaux a porté sur les vêtements des suspects, censés prouver les « incohérences » de la version des autorités britanniques.

Par exemple, l'ambassade de Russie au Royaume-Uni a tweeté deux images, côte à côte : celle d’un des deux suspects portant des vêtements de tous les jours et une autre de deux hommes portant des combinaisons de protection, à Salisbury, suggérant que les deux suspects n’auraient pas pu manipuler du Novitchok sans un tel équipement.

Contrairement à ce que laisse entendre ce tweet, la police britannique a indiqué que les deux suspects transportaient le Novitchok dans un flacon de parfum fermé, alors que les personnes que l’on voit intervenir dans l’image munis d’un équipement de protection avaient affaire à un agent chimique inconnu déjà libéré, dont ils ignoraient la concentration, l’étendue et la nature.

Théorie du complot n° 3 : agents véreux et preuves falsifiées

George Galloway, collaborateur de RT et ancien homme politique au Royaume-Uni, a formulé un certain nombre de thèses contestant les preuves britanniques dans une tribune pour RT, suggérant que les deux agents russes avaient rendez-vous avec les Skripal quand tout à coup « les choses se seraient mises à mal tourner », ou insinuant que le temps pris par les autorités britanniques pour publier les images montrerait qu’elles ont été trafiquées.

Considérant toutefois qu’il n’existe aucune preuve suggérant que les Skripal connaissaient leurs agresseurs ou que les images de vidéosurveillance ont été modifiées de quelque manière que ce soit, les accusations de Galloway ne peuvent être tenues pour fondées.

La thèse de Galloway a été relayé par l’ambassade de Russie en Afrique du Sud qui a tweeté ce qui suit :

L’ambassade de Russie au Royaume-Uni a fait entendre un son de cloche similaire en partageant deux tweets laissant entendre que les preuves fournies par les autorités britanniques avaient été trafiquées car, comme en 2003 [allusion au mensonge de l’Administration Bush sur la présence d’armes de destruction massives en Irak - ndt], l’accusation d’utilisation d’armes chimiques repose sur « des informations issues des services de renseignements ».

Diversion éhontée

Au lieu d'attaquer les preuves publiées par les autorités britanniques, le site russe Sputnik, un média contrôlé par le Kremlin, a tenté de détourner l’attention en traitant de la violence par armes à feu et armes blanches en Grande-Bretagne.

Dans un article intitulé « Anarchie au Royaume-Uni », le contributeur de Sputnik, Jon Gaunt, connu pour sa défense du militant d'extrême droite Tommy Robinson, a écrit que « les gens se soucient plus de la manipulation des armes, des coups de couteau et des jets d'acide que de ce spectacle pour enfants autour du danger du soi-disant Novitchok ».

Populaire sur les réseaux sociaux

Selon des données recueillies entre le 4 et le 11 septembre, les articles émanant de médias contrôlés par le Kremlin concernant l'enquête Skripal ont été largement diffusés en ligne, représentant 37% de l’ensemble du trafic sur le sujet sur les plateformes Facebook, Twitter, Reddit et Pinterest.

Source : Buzzsumo.

Conclusion

Les tentatives officielles de la Russie d’attaquer les preuves fournies par le gouvernement britannique en créant et en relayant les théories du complot permettent de mieux comprendre les opérations de désinformation russes. Premièrement, elles montrent que la Russie se sert des comptes de ses postes diplomatiques sur les réseaux sociaux comme d’armes de désinformation. Deuxièmement, elles révèlent la dépendance du Kremlin à l’égard d’acteurs nationaux de second plan pour mettre au point des narratifs et des sujets de discussion. Troisièmement, elles confirment que les narratifs du Kremlin sont toujours très puissants sur les réseaux sociaux et révèle que certains citoyens britanniques croient ces campagnes de désinformation plutôt que leurs propres dirigeants démocratiquement élus ou que des médias libres et indépendants.

 

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Donara Barojan
Donara Barojan est associée de recherche en criminalistique numérique pour le Digital Forensic Research Lab de l'Atlantic Council.
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